L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin - 1re partie
L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin
« L'un des chantiers où la pensée chrétienne a déployé son activité avec le plus d'insistance et de pénétration, au cours des dix ou quinze dernières années (1), est certainement celui qu'on peut appeler, sans préjuger de la rigueur du terme, la "philosophie de l'histoire": quel est le sens de l'histoire? Quelle est la signification, la valeur du pèlerinage, triomphal et douloureux, de l'humanité à travers le temps?
À cette question, que l'homme contemporain, bouleversé par le caractère tragique des événements qu'il a vécus, se pose avec une acuité nouvelle, bien des philosophes chrétiens et des théologiens ont été amenés à répondre, conduits notamment par la nécessité de riposter au double défi qu'adressent à la foi chrétienne les philosophies néo-païennes de notre temps, les unes, comme le marxisme, opposant au christianisme leur propre explication de l'histoire; les autres, philosophies de type existentialiste, niant ce sens même et la possibilité de rendre compte de l'intelligibilité du temps historique.
C'est la loi même de la vie théologique : l'Église, et par elle l'âme chrétienne, sont normalement en possession paisible de la vérité ; elles en vivent, s'alimentent à ses richesses, sans éprouver nécessairement le besoin de les expliciter selon tous leurs aspects. C'est l'erreur, l'hérésie, qui oblige à préciser la règle de la foi, à en fournir avec une rigueur et une conscience accrues la justification rationnelle ou révélée.
Cependant il est rare que le penseur chrétien, ou pour parler en termes évangéliques "le scribe versé dans ce qui concerne le Royaume des cieux", soit réduit à improviser une réponse polémique : "il est comme un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes, kaina kai palaia" (Matth., XIII, 52) : les secteurs les plus féconds de l'activité doctrinale sont ceux où l'effort d'élaboration est intimement associé à un effort parallèle pour redécouvrir le trésor inépuisable de la tradition. C'est pourquoi, en toute modestie, l'historien peut oser proposer ses services et collaborer, à son rang, au travail commun : venant après tant d'autres, j'apporterai ma contribution au problème du sens chrétien de l'histoire en mettant en lumière quelques aspects, à mon sens jusqu'ici trop négligés, de l'enseignement de saint Augustin.
Autorité de premier ordre, l'évêque d'Hippone n'est pas simplement un témoin insigne de la tradition : l'Église n'a jamais cessé de le compter au nombre de ses plus grands docteurs, inter magistros optirnos, comme le proclamait le pape saint Célestin dès le lendemain de sa mort (Ep. XXI, 2) ; quinze siècles après cet événement, un autre pape, Pie XI, a très justement célébré l'admiration quasi universelle attachée à l'auteur de la Cité de Dieu, qui a osé affronter hardiment, à la lumière de la foi, l'ensemble des problèmes posés par la considération de l'histoire universelle (Encyclique Ad salutem humani generis, 20 avril 1930).
Cet ordre de problèmes constitue en effet un secteur privilégié où, plus encore qu'en d'autres, la tâche qui s'impose à la réflexion chrétienne contemporaine se définit d'abord par le devoir de reprendre des valeurs déjà élaborées par la tradition et plus ou moins oubliées ou méconnues par la suite. Très tôt la pensée chrétienne avait été amenée à prendre conscience des implications historiques du message révélé. Comment en effet s'est présenté le Christianisme, l'Évangile, sinon comme la "Bonne Nouvelle", l'annonce d'un ensemble d'événements proprement historiques, au sens le plus concret du mot, l'histoire du Verbe incarné, né à Bethléem de la Vierge Marie au temps du roi Hérode, mort crucifié à Jérusalem sous Ponce-Pilate, ressuscité le troisième jour, monté au ciel... Et ce Jésus fils de Marie, ce personnage si concrètement inséré dans le tissu de l'histoire, était le Messie, prédit par les prophètes, issu de la race des rois, annoncé aux patriarches : c'est toute l'histoire sainte du peuple d'Israël que, de proche en proche, postule la vérité du message évangélique, et plus haut encore que la vocation d'Abraham, les révélations initiales sur les débuts de l'histoire, la création de l'univers puis de l'homme et la chute d'Adam. Enfin, autour de l'axe central qu'est l'Incarnation s'ouvre d'autre part, avec la Pentecôte, l'autre série des siècles, l'âge de l'Église orienté vers le Retour triomphal du Christ dans sa gloire, le Jugement final et la consommation du temps.
Dès la première génération chrétienne l'annonce de l'Évangile se heurtait, sur le plan de l'histoire, à la résistance des Juifs et des Hellènes; les premiers scandalisés par la nouveauté de ce mystère du salut, qui rendait caducs les privilèges de l'ancienne Loi, les seconds reculant devant la folie de cette religion d'un Dieu éternel intervenant, après combien de siècles, dans le temps. Très tôt la pensée chrétienne avait dû, pour surmonter ces difficultés, élaborer, à partir du donné révélé, les éléments d'une doctrine proprement chrétienne de l'histoire : le travail s'amorce très nettement dès la plus ancienne des Apologies, la "Prédication de Pierre", Kerygma Petrou, au début du second siècle et ne cessera plus d'être activement poussé. Au Ve siècle, saint Augustin bénéficiait de tout ce patient et fécond labeur et son génie propre put parfaire l'oeuvre si bien commencée et amener la doctrine à son point de maturation. La théologie chrétienne de l'histoire est, quant à ses principes, élaborée avec la Cite de Dieu et le Moyen Âge n'eut qu'à assimiler, et à intégrer dans la perspective de ses vastes synthèses, l'essentiel de l'enseignement du grand docteur africain. J'aurai l'occasion de souligner plus loin, à propos du point précis qui fera l'objet de notre examen, la remarquable convergence entre l'enseignement de saint Augustin et celui de la Somme de Théologie; on pourrait étendre l'enquête à bien d'autres aspects de la théorie augustinienne de l'histoire : il serait facile de montrer qu'elle a pu, sans effort, être recueillie et élaborée à nouveau par le thomisme.
Cette doctrine, le Moyen Âge ne l'a pas seulement assimilée sur le plan scientifique, il en a vécu et l'a si bien enracinée dans la tradition, que ses grandes lignes, ses thèses fondamentales sont entrées dans le patrimoine commun de la culture européenne, dans cet ensemble d'habitudes mentales, de cadres de pensée qui aux yeux de l'historien ou de l'ethnologue définissent la mentalité des hommes de l'Occident moderne. Influence si profonde et si durable qu'il a fallu attendre Nietzsche avant de rencontrer une pensée devenue assez déchristianisée pour se laisser de nouveau tenter par la doctrine du "retour éternel" et la négation désespérée de l'histoire qu'elle implique, doctrine qui avait jadis dominé la mentalité païenne antique et contre laquelle saint Augustin avait opposé une argumentation sévère, essentiellement appuyée sur la révélation (Cité de Dieu, XII, 10-20).
Jusqu'à Nietzsche, toute la pensée occidentale a vécu, en ce qui concerne l'histoire, sur des schèmes chrétiens : telle qu'elle s'est développée, surtout à partir de Condorcet et de Hegel, la "philosophie de l'histoire" apparaît comme une transposition sur le plan naturel des concepts de base hérités de la théologie chrétienne, tel que le Moyen Âge l'avait héritée de saint Augustin : il paraît inutile de décrire à nouveau ce curieux processus de profanation et de dépossession (2). Peut-être toutefois n'est-il pas inutile de souligner au passage que par un tel glissement de la théologie à la philosophie et en perdant, comme elle le fit, l'appui solide d'une origine, d'une animation et d'une fin transcendantes, la notion d'une signification de l'histoire de l'humanité considérée dans son ensemble perdait beaucoup de sa cohérence et pour tout dire de son intelligibilité : c'était là le jugement d'un observateur aussi perspicace que Wilhelm Dilthey (3), jugement d'autant moins suspect que cet historien ne prétendait en le portant qu'apprécier la structure interne de ces doctrines, et non leur vérité.
En présence du problème du sens de l'histoire, la tâche essentielle de la pensée chrétienne va donc consister à revendiquer pour siennes toutes ces notions vulgarisées ou oubliées. En face des philosophies de l'absurde, qui reprennent à leur compte, de notre temps, l'amer lyrisme du pessimisme antique, nous opposerons fermement un dogmatisme optimiste oui, l'histoire a bien un sens, et une orientation vers le bien, le bonheur, le salut.
Mais en même temps nous dénoncerons ce que renferment d'illusion les philosophies de l'histoire de type néo-hégélien, comme le marxisme, en rétablissant, par delà leurs déformations, la signification première de leurs concepts fondamentaux.
Parmi ces notions, celle qui joue un rôle central et qui doit être l'objet de notre examen le plus minutieux est sans conteste celle de progrès. Que ce soit là une idée d'origine chrétienne, théologique, révélée, la chose, me semble-t-il, n'a plus besoin d'être démontrée. Il serait cependant très instructif de retracer les étapes successives de ce processus de sécularisation qui, des docteurs médiévaux à Pascal, de Pascal à Voltaire, de Condorcet à Hegel puis à Marx, a successivement fait passer l'idée d'une croissance spirituelle de l'humanité à celle de ses connaissances, puis de ses techniques, etc. ; une telle analyse servirait à montrer comment, à chacune de ces étapes, l'idée a perdu quelque chose de son contenu réel et de sa vérité; mais ce n'est pas le lieu ici d'entreprendre cette étude : un exposé trop rapide rendrait la critique par trop superficielle; on se contentera donc de présenter simplement quel doit être le point d'aboutissement du redressement nécessaire et quelle peut être la notion chrétienne, authentique, de progrès.
Oui, disions-nous, l'histoire a un sens : le pèlerinage suivi par l'humanité à travers la durée peut être représenté par une trajectoire unique et cette marche est ascendante. Elle s'avance, de siècle en siècle et de génération en génération, vers un but, qu'elle est assurée d'atteindre, et cette fin est un "mieux". Il ne s'agit de rien d'autre que de la réalisation d'un dessein grandiose, voulu par Dieu pour sa création, réalisation compromise par le Péché et assurée à nouveau, et de façon plus merveilleuse, par l'intervention du Verbe incarné dans le tissu même de l'histoire, par l'oeuvre de la Rédemption.
C'est là pour le chrétien l'objet de sa foi, une certitude d'ordre proprement révélé : rien n'est plus remarquable que l'insistance avec laquelle saint Paul souligne le caractère grandiose et surnaturel de cette connaissance par laquelle nous avons part désormais au secret même de la volonté du Tout-Puissant : il s'agit là "du mystère jadis caché aux siècles et aux générations et maintenant révélé par Dieu à ses saints" (Col., I, 26; et de même : Rom., XVI, 26; I Cor., II, 7 ou Eph., I. 9). Et ce but, ce résultat de l'histoire, ce sera "de rassembler, de réunir comme sous un seul chef, anakephalaiôsasthai, toutes choses dans le Christ" (Eph., I, 10), "de tout réconcilier en lui, en faisant la paix par le sang de sa croix" (Col., I, 20) : "et ce sera la Fin, quand le Christ remettra le règne à Dieu le Père, ... afin que Dieu soit tout en tous" (I Col., XV, 24-28).
Tel est le sens révélé de l'histoire, telle est la vérité massive à la lumière de laquelle la pensée chrétienne cherche à porter un jugement aussi précis que possible sur les différentes étapes du devenir de l'humanité; de part et d'autre de l'événement central de l'Incarnation, qui explique tout l'ensemble, elle aperçoit comme un diptyque; l'histoire d'avant le Christ : le Péché et ses ravages, la lente maturation des siècles et de la préparation du salut; l'histoire d'après le Christ : celle qui s'étend de l'Ascension et de la Pentecôte à son retour triomphal.
Comme il est naturel, c'est à l'examen de la première qu'on s'est d'abord attaché : de saint Paul à saint Augustin, les auteurs inspirés du Nouveau Testament et les anciens Pères en ont fait l'objet privilégié de leur réflexion. Je n'insisterai donc pas là-dessus ; aussi bien ce qui fait surtout problème pour nous, modernes, ce qui nous importe avant tout, est-ce la signification des siècles d'après le Christ.
Si le salut a été assuré, en une fois, ephapax (Rom., VI, 10), sur la Croix du Calvaire, si l'événement décisif est acquis, pourquoi l'histoire continue-t-elle encore? Quand donc le retour annoncé du Seigneur viendra-t-il la consommer? On sait, et notamment par la Première aux Thessaloniciens, avec quelle acuité pathétique la question s'est posée à la première génération chrétienne, dès que ce retard de la Parousie devint perceptible : après vingt siècles, elle a, s'il se peut, acquis plus de portée encore.
Mais là aussi l'assistance divine a pourvu aux besoins de son peuple et la pensée chrétienne dispose de la lumière dont elle peut avoir besoin. De saint Paul à l'Apocalypse (VI, 11), sans oublier la Secunda Petri (III, 9), la Parole de Dieu nous révèle aussi cet aspect du secret de l'histoire. Les siècles d'après le Christ constituent proprement le temps de l'Église : le retard de la Parousie est très exactement mesuré par le délai nécessaire au recrutement de l'Église; l'histoire s'arrêtera, parvenue à son terme, quand le nombre des saints sera au complet; j'oserai préciser : quand le dernier en date des saints de l'Église universelle aura achevé, sur cette terre, sa croissance spirituelle.
Comme l'exprime avec netteté saint Augustin, dans le prolongement des textes du Nouveau Testament que je viens de rappeler : "si le Juge retarde notre salut, c'est par amour et non par indifférence, à dessein et non par impuissance; il pourrait, s'il le voulait, survenir à l'instant même, mais il attend que le nombre de tous les nôtres puisse être complété jusqu'au dernier", ut numerus omnium nostrum usque in finem possit impleri (Enarr. in Ps. XXXIV, II, 9). Ou encore saint Grégoire le Grand, fidèle héritier de la tradition augustinienne, dans son exégèse de la parabole de saint Matthieu, XX, 1-16, "la Vigne du Seigneur, c'est l'Église universelle qui contient autant de plants qu'elle aura produit de saints depuis Abel le Juste jusqu'au dernier des élus qui naîtra à la fin du monde" (Hom. in Evang., 1, 19, 1). N'insistons pas trop, toutefois, sur cet aspect numérique; sans doute, l'Église se compose en dernière analyse d'âmes individuelles et c'est "un à un", "prédestiné par prédestiné" que se compose peu à peu la Jérusalem céleste, mais l'unité de l'Église est d'ordre organique et non pas simplement statistique. On sait que, de toutes les images bibliques, saint Augustin a retenu avec prédilection celle de la "cité" de Dieu et dans cette notion de cité, c'est tout l'héritage de la Rome classique, mère du Droit qu'il retrouve inconsciemment : l'existence même de la Cité de Dieu, nous dit-il, suppose que la vie des saints est une vie communautaire, socialis vita sanctorum (Cité de Dieu, XIX, 5, 1).
Mieux encore, saint Augustin est un trop fidèle interprète de la pensée de saint Paul pour ne pas insister par ailleurs sur une autre image, plus organique encore, et peut-être plus directement révélée : celle du Corps mystique. L'Église lui apparaît, avec tous ses membres et dans l'unité de son corps, comme un seul homme qui serait répandu dans l'univers entier et croîtrait peu à peu avec le cours du temps, tanquam in uno quodam homine diffuso toto orbe terrarum, et succrescente per volumina soeculorum (Enarr. in Ps. CXVIII, XVI, 6). L'histoire des temps chrétiens nous fait donc assister à l'édification progressive de la Cité de Dieu, à la croissance, à la lente maturation du Corps mystique du Christ qui grandit peu à peu jusqu'à la stature de l'homme adulte...
Il faudrait maintenant, pour mettre en pleine lumière toute la richesse d'une telle doctrine faire comprendre le caractère paradoxal et mystérieux de ces temps chrétiens: nous méditerions par exemple sur l'ambiguïté féconde du mot grec parousia: entre les deux "avènements" du Christ, celui de sa vie terrestre et celui du Jugement dernier, sa "présence" ne cesse de se manifester dans la vie de l'Église; le Royaume de Dieu dont nous souhaitons, dont nous demandons l'avènement est, d'une certaine mesure, inchoative, déjà inauguré "parmi nous"; les temps de l'Église sont déjà messianiques, et le présent que nous y vivons en retire une saveur eschatologique ... Mais on ne peut tout dire en quelques mots : il m'aura suffi d'avoir approximativement remis en lumière quelle est, dans une perspective chrétienne, la vraie portée de la notion de "progrès". »
L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin
2e partie: Le progrès et le Corps mystique
3e partie: Les deux significations du temps
4e partie: Le temps du péché et le temps de la grâce
5e partie: Le mystère de l'histoire
Notes
1. On trouvera une bibliothèque assez complète dans l'un des travaux les plus récents de la série : G. THILS, Théologie des réalités terrestres, II. Théologie de l'Histoire, Bruges-Paris, 1949, pp. 109-110.
2. Voir par exemple E. GILSON, L'esprit de la philosophie médiévale, 2e éd., (Études de philosophie médiévale, XXXIII), Paris, 1944, pp. 370-376; M. CARROUGES, La mystique du surhomme, Paris, 1939.
3. Le lecteur de langue française trouvera une bonne analyse de la pensée de Dilthey sur ce point dans la thèse complémentaire de R. ARON, Essai sur la théorie de l'histoire dans l'Allemagne contemporaine, Paris, 1938.