L'esthétique d'Auguste Comte

Pierre Lasserre
On s'est toujours moqué de ce spectateur d'Athalie demandant, au sortir de la représentation, «à quoi cela sert». Je n'ai pas d'intention de réhabiliter ce lourdaud. Sa question prouve qu'il n'avait pas pris de plaisir. Les belles choses justifient assez leur existence par le plaisir qu'elles donnent. «La fin de l'art, dit Poussin, est la délectation.» Auguste Comte est de cet avis. Mais la délectation que l'on goûte chez les grands poètes est, selon lui, moralisatrice. En un sens très élevé, «cela sert». «Depuis Homère jusqu'à Corneille, écrit-il, tous les éminents génies esthétiques avaient toujours conçu l'art comme destiné surtout à charmer la vie humaine, et dès lors à l'améliorer...» On eût pu craindre qu'un esprit aussi sévère qu'Auguste Comte, aussi dominé par la préoccupation religieuse et morale, ne confondit quelque peu les genres et ne demandât à l'art de démontrer et de prêcher. Ce qu'il lui demande, c'est de «charmer». Mais il estime qu'en nous charmant, l'art nous améliore, que le beau nous incline ou nous excite au bien.

Il ne veut même pas que les poètes se mêlent d'autre chose que de charmer. Je n'ai pas donné la fin de sa phrase. «Charmer la vie, dit-il, mais sans devoir jamais la diriger.» Et cette prétention de diriger, qu'il interdit, comme philosophe, aux poètes, les plus grands d'entre les poètes s'en sont, à l'en croire, toujours défendus.

Contre Hugo, Sand, Vigny et autres romantiques qui réclamaient pour les poètes on ne sait quelle confuse autorité, quel nébuleux magistère social et sacerdotal, (sachant bien qu'ils ne seraient pas pris au mot), Comte allègue Homère et Corneille, grands génies, mais sages intelligences. Ceux-ci n'ont pas pensé qu'il appartint au génie poétique de gouverner ou de réformer la religion, les mœurs, la constitution de la société, ni d'inspirer le gouvernement de l'État. Pourquoi? Parce que «aucun esprit normal ne pouvait directement supposer que la suprématie intellectuelle appartint jamais à l'imagination. Une telle opinion, précise Comte, équivaudrait, au fond, a ériger la folie en type mental en faisant prévaloir les inspirations subjectives sur les notions objectives», c'est-à-dire la fantaisie sur le bon sens.

Ce n'est pas du tout que Comte ne voie dans les poètes, que des sortes de fous ou de chimériques agréables. Il tient pour possible, normal et nécessaire l'accord de l'enthousiasme poétique avec la raison; il ne reconnaît comme grande et digne vraiment de son nom qu'une poésie où cet accord est réalisé. Mais il n'admet pas que des esprits à qui la nature a départi le don magnifique d'une imagination exceptionnellement riche et passionnée de créer, puissent posséder et exercer en même temps et à un même degré la force, la patience et la méthode de la raison investigatrice et constructive, de cette raison sur les données de laquelle il est nécessaire de prendre appui pour «diriger». Il faut aux poètes la sagesse; mais ce n'est pas leur affaire que d'en élaborer les données et d'en fixer les directions, ils ne peuvent en être, en thèse générale, que les héritiers, non les créateurs. «Leur versatilité mentale et morale (rançon de leur genre de génie) qui les dispose à refléter le milieu correspondant, leur interdit toute autorité directrice.» Il faut, dans l'intérêt de la poésie elle-même que le milieu intellectuel, social et politique fournisse aux poètes du vrai, du bon et du grand à refléter. Et comme ce qu'elle reflète, la poésie y ajoute une splendeur et une douceur qui ne sont qu'à elle, comme par là même elle le fait désirer et aimer, c'est donc à elle qu'il appartient de transmettre au cœur des nouvelles générations la tradition des idées sages, des aspirations nobles et fécondes et des tendances progressives et héroïques qui forment le trésor spirituel de l'humanité.

Si Comte refuse le gouvernement aux poètes, ce n'est pas pour le livrer aux philosophes. «Ceux-ci, dit-il, sont impropres à l'action, mais la consultation leur convient.» Et quant aux poètes, «ils ne doivent pas, en général, prétendre plus à l'une qu'à l'autre». Bien petite condition, pensera-t-on, pour les poètes. Non pas ! Car si en un sens la poésie est subordonnée à la philosophie, et à la politique, sous un autre rapport elle s'égale à toutes deux, puisqu'elle a pour matière tout à la fois les grandes idées et les grandes actions. La philosophie a besoin de la poésie pour inspirer aux âmes l'enthousiasme de l'ordre et du progrès humain. La politique a besoin de la poésie pour stimuler les volontés aux utiles dévouements. Ce n'est pas, encore une fois, que la poésie doive prêcher. Elle n'a qu'à chanter ce qui est grand, et à le chanter pour le plaisir. La poésie est essentiellement femme. Il faut qu'un élément mâle la féconde, sous peine que son feu ne s'épuise en imaginations anarchiques, chétives, stériles, ne brûle pour peu de chose ou pour rien. Cet élément mâle, ce sont les données de la connaissance et de la sagesse la plus éclairée, ce sont les hauts faits des chefs, des héros et des peuples.

Si telles sont les sources légitimes et nécessaires de la haute inspiration esthétique, il est bien évident que toutes les époques ne sont pas également propices à la floraison des arts. Voici la leçon claire, positive que les artistes contemporains pourront retirer de la doctrine de Comte. Il montre qu'une renaissance ou régénération des arts ne peut être procurée par les seules délibérations et les seuls efforts des cénacles d'artistes. Il y faut le concours de certaines grandes influences du dehors. Il y faut un certain état de la société, des esprits et des moeurs faute duquel le génie poétique, manquant d'aliment et d'orientation, manquant à vrai dire de thèmes dignes de lui, sera réduit à se chanter, c'est-à-dire à se dévorer lui-même ou à mimer «une exaltation factice». C'est à cette grande condition préalable que devraient songer ceux que passionnent les intérêts esthétiques. Il y a des temps ou faire, comme on dit, «de la politique», c'est encore la meilleure manière de servir l'avenir de l'art.

Songeons, en effet, à la différence radicale de l'art avec la philosophie et la critique. Celles-ci dissertant, discutent, raisonnent, prouvent. Ce n'est point là l'affaire de l'art. Il n'y a pas de place pour la controverse et l'argumentation dans la poésie. Chanter, peindre, animer, exalter, colorer, donner en un mot aux choses la vie, une vie idéale et supérieure, tel est, son objet. D'autre part, la poésie et l'art s'adressent à un public, et non pas à l'intelligence de ce public pour le convaincre, mais à son coeur pour l'émouvoir et l'enthousiasmer. Il est donc nécessaire que l'artiste puisse faire fond sur les sentiments du public, comme un virtuose sur la sonorité et l'accord de son instrument; il faut que ce qu'il ressent lui-même comme vrai ou faux, comme bon ou mauvais, comme noble ou vil, comme tragique ou comique, comme pathétique ou insignifiant, soit ressenti de la même manière par les auditeurs ou spectateurs de son œuvre. Mais si cette entente n'existe pas! S'il n'est pas de manière de sentir et de penser, paraissant légitime et naturelle à l'artiste lui-même, dont le naturel et la valeur ne fassent question aux yeux d'une partie de son public, voici l'artiste réduit à justifier son point de vue, à expliquer et défendre sa position, à sortir de l'art pour entrer dans la «thèse». Allez donc, poètes dramatiques, faire aujourd'hui une nouvelle Andromaque, recommencer, après Homère et Racine, le poème, pourtant éternel, de l'héroïsme féminin dans la fidélité conjugale! Le tragique et le poétique de la situation n'existent pas, ils s'évaporent, si l'obstacle qui, dans la conscience d'Andromaque, triomphe des suggestions de la jeunesse et de l'oubli, n'est pas tenu pour auguste et sacré en soi. Or, les Français contemporains ne sont pas précisément unanimes sur la sainteté du mariage; on leur a semé dans la tête mille incertitudes et théories là-dessus. Ce qu'ils vous demandent, c'est de leur dire, avec motifs moraux et «sociologiques» à l'appui, si Andromaque a raison ou tort, si elle est dans la vérité morale ou dans l'illusion barbare et inhumaine. Voilà le métier où l'anarchie des esprits et des croyances réduit le poète. On peut apporter dans ce métier l'esprit le plus fort et l'exercer de la manière la plus utile. Mais est-ce métier de poète ? Il ne saurait, dit Comte, y avoir de haute poésie «sans la prépondérance d'une doctrine universelle et d'une direction sociale... Sans des conventions fixes et des moeurs caractérisées, la poésie n'a rien de grand à retracer et à stimuler.»

Je ne puis que glaner en courant dans cet admirable chapitre de l'esthétique positiviste, abondant en grandes et fécondes idées. Quoi de plus juste que ce que dit Comte de la double obligation qui s'impose à l'art d'imiter la nature et de l' «idéaliser» tout ensemble? «L'art, écrit-il, consiste toujours en une représentation idéale de ce qui est, destinée à cultiver notre instinct de perfection.» Mais «il faut bien que l'idéalité soit toujours subordonnée à la réalité, sous peine d'impuissance autant que d'aberration.» Composer, en se conformant profondément aux lois et à l'économie de la nature, des types qui dépassent la nature, qui soient la nature, mais épurée, exaltée, «mieux animée», tel est le devoir du poète. En d'autres termes, l'art a pour moyen nécessaire, pour condition rigoureuse, le vrai, et, pour but, le beau qui inclut le vrai, mais y ajoute mille rayons. Bien saisissantes, les considérations que Comte oppose à cette prétendue antinomie de nature sans cesse alléguée entre la science et la poésie, entre le génie scientifique et le génie poétique. Est-ce que la découverte des lois du monde n'est pas, tout autant que la production des chefs-d'œuvre poétiques, une création ? Est-ce que l'hypothèse scientifique n'est pas, elle aussi, une invention, suggérée par les analogies de la nature, mais s'élançant au delà de l'expérience, vers un idéal d'ordre universel? Au fond, il n'y a pas deux sortes d'intelligences. Les génies scientifiques auraient pu, à d'autres époques et «sous une autre impulsion publique», faire des poètes. Mais «une pente naturelle attire tous les grands esprits vers les compositions les plus nécessaires à leur siècle». Maxime précieuse à opposer à tous ces grands esprits manqués, qui prétendent que leur temps ne les comprend pas, qu'ils sont venus trop tard. Il y a toujours quelque chose (et j'entends : quelque chose de grand et d'élevé) qu'une époque quelconque comprendra et recevra avidement; et c'est tout ce qui correspond à quelque besoin profond, à quelque vide intellectuel ou moral à combler. Et c'est cela qu'il faut faire. Et le discerner, s'y porter, c'est au moins la moitié du génie. Celui qui fait des sonnets dans un temps où il n'y a pas d'écho pour les sonnets, ne fait probablement pas de bons sonnets...

Je voudrais vous parier aussi de la préférence que Comte donne à Corneille sur Racine et que je suis loin de partager — ou encore de sa classification hiérarchique des arts, où il décerne, comme tout le monde, le premier rang à la poésie, mais où il accorde à la musique, par rapport à la peinture et à l'architecture, une prééminence qui peut sembler paradoxale.

L'esthétique d'Auguste Comte est une partie de sa philosophie avec laquelle les esprits, même les moins enclins à souscrire au positivisme dans son ensemble, peuvent profondément sympathiser.

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