Bouleversements majeurs dans le monde de l'Assurance

Gérard Gosselin
Les Québécois sont les plus assurés des Canadiens, qui sont eux-mêmes les plus assurés au monde après les Japonais. Les leçons à tirer de l'histoire de la compagnie d'assurances La Laurentienne.
Nous avons été depuis quelques années secoués par le décloisonnement des entreprises financières et la mondialisation des marchés; simultanément, nous avons vu les échecs retentissants de certaines grandes institutions qui avaient fait jusque-là notre fierté. Il y a eu, on s'en souvient, dans le secteur immobilier, l'effondrement de la Corporation Campeau, puis de Lavallin, cette entreprise d'ingénierie prestigieuse d'envergure internationale... Dans le monde des assurances, on a connu dans les années 80 l'ascension fulgurante des Coopérants (1991), suite au décloisonnement, puis leur chute; enfin, nous avons assisté dans la deuxième moitié de 1993 à un sauvetage précipité par Desjardins de La Laurentienne, devenue, semble-t-il, trop grosse pour ses moyens: une méga-entreprise, multinationale avec 20 milliards $ d'actifs, en manque dramatique de liquidités. (1)

    Le monde de l'assurance, celui de la finance également, qui est en bonne partie le même, sont dans un émoi particulier. Les difficultés de La Laurentienne ont marqué l'année 1993. Elles auront ébranlé des certitudes, fait réfléchir: «L'ambition démesurée et la croissance effrénée n'ont jamais fait bon ménage avec la gestion prudente et la saine capitalisation, sans lesquelles la pérennité des entreprises est impossible.» (2)

    Pour des milliers d'intervenants, gestionnaires de compagnies d'assurance ou de fiducie, conseillers financiers, assureurs, courtiers, banquiers, l'année 1994 s'amorce dans le tumulte. Pour tous ces gens, la crise est encore à traverser, s'il faut en croire le journal Les Affaires, qui dans son numéro du 25 septembre dernier titrait : «Les temps sont durs».

    «[...] On dirait que ce secteur [les assurances], relativement stable dans le passé, est depuis peu secoué plus rudement que les autres. ... Et encore, tous ces bouleversements semblent n'être véritablement que des secousses qui avertissent que le BIG ONE, le GRAND tremblement s'en vient...» (3).

    Rien de très rassurant, donc! Du même souffle, l'analyste fait voir que pour les 19 assureurs de personnes à charte québécoise, l'année 1992 s'est soldée par un déficit moyen de 7 M$, alors que les 55 assureurs à charte canadienne réalisaient une moyenne de 10,5 M$ de bénéfice net par assureur. Une moyenne de bénéfices nets de 3,3 millions apparaît encore pour chacune des 87 compagnies opérant sous la charte d'un État ou d'un pays étranger.

    Les cotisations de primes d'assurances alimentent un marché de plus de 10 milliards $ au Québec. Les Canadiens sont les plus assurés au monde après les Japonais, et les Québécois sont les plus assurés des Canadiens, particulièrement le groupe d'âge des babyboomers, les 45 ans et plus, qui explose dans les rentes. C'est un marché assoiffé de sécurité, qui cherche des plus-rendements à ses placements! C'est là où se trouve l'argent, et il y a de l'argent en gestion comme on n'en a jamais vu en fonction des impératifs de cette clientèle qui a fait régresser la part de l'assurance-vie à 36% de l'ensemble de l'assurance aux personnes au profit des rentes principalement (4). Les caprices des modes, les fluctuations des taux d'intérêts font que les plans d'assurances temporaires triomphent ces temps-ci. En 1920, on trouvait à peine 5% des nouvelles polices dans le temporaire (5).

    Traditionnellement dans notre histoire, l'assurance-vie est un secteur particulièrement stable de planification qui intéresse les familles plus jeunes, c'est-à-dire entre 25 et 45 ans; l'assurance constitue alors une part appréciable de l'épargne des gens, presque à égalité avec les dépôts dans les banques. En 1962, 47% de l'épargne est dans l'assurance (6). En 1990, la part de l'activité financière par les assurances est à moins de la moitié de ce qu'elle était dans les années 60. L'évolution des moeurs, le déplacement des clientèles font de l'assurance et des services financiers des produits mobiles en quelque sorte. Mais ce qui est inquiétant, c'est qu'un capital collectif accumulé précieusement par plusieurs générations et devant servir à l'affranchissement économique des Québécois soit ainsi menacé d'éclatement.

    Déjà, on avait observé au début des années 80 une forte offensive des compagnies ontariennes dans les marché québécois (fort curieusement, après le référendum); campagnes agressives de marketing direct, et mise en marché de formules d'assurances temporaires qui ont séduit une large clientèle au Québec, au point de menacer la part des marchés déjà bien établis(7). À la fin des années 80, un certain nombre d'entreprises québécoises comptant parmi les dix premiers assureurs au Québec avaient été déclassées, et la part du marché des primes détenue par les nôtres avait reculé de quelques pourcentages.

    La valse aux milliards a décuplé l'agressivité des étrangers et semble avoir pris au dépourvu et bousculé l'entreprise québécoise de l'assurance, qui avait réussi, depuis le début du siècle jusqu'aux années 1970, et de façon phénoménale, à conquérir progressivement une part de plus en plus considérable du marché intérieur. Entre 1950 et 1965 le montant des primes perçues par les compagnies québécoise grimpe de 8% par année(8). Alors que certaines de nos grandes entreprises s'affairaient à acquérir des actifs et à occuper nouvellement des marchés extérieurs, n'auraient-elles pas négligé leur marché intérieur au point de se laisser devancer? On est en droit de se poser la question si on considère l'exemple de La Laurentienne qui avait toujours eu avant 1970 une croissance supérieure à la moyenne de l'industrie.

    Malgré un progrès des actifs, La Laurentienne s'est mise à reculer depuis dans la part occupée par l'assurance-vie sur le marché québécois (9).

    On annonce encore de profondes convulsions du marché après l'absorption des 20 milliards d'actifs de La Laurentienne par Desjardins... «lancement de nouveaux produits, fusions, acquisitions, l'industrie sera méconnaissable d'ici quelques années», jurent les assureurs (10).

    Cela devrait nous amener à réfléchir sur certains développements dans notre histoire présente, pour prendre la juste mesure de ce qui nous arrive. «Synergie! voilà! le mot magique... qui devait mettre au monde des mammouths financiers made in Québec dont la charge impétueuse devait faire trembler le monde. Ils ont plutôt fait se rompre la glace sur laquelle ils marchaient (11)». Cette description ironique à propos du groupe La Laurentienne est malheureusement juste. Elle est de monsieur Denis Moffet, un expert financier dans les assurances, venu présenter son point de vue lors d'une commission parlementaire tenue le 2 décembre pour examiner la création de la Société financière Desjardins Laurentienne.

    Il faut prendre la mesure de ce qui arrive. Le fait est que l'entreprise autochtone québécoise, après avoir mis quelques décennies à constituer des actifs sûrs, se trouve précarisée par des modes de développement et des législations qui viennent dramatiquement déstabiliser son évolution, en créant un appel de capitaux qui ne peut pas être rencontré. Les sociétés d'assurances mutuelles, fleurons de notre patrimoine, semblent connaître les difficultés les plus grandes depuis quelques années. Des fusions ne cessent d'intervenir. Raymond Garneau, le président et chef de direction de l'Industrielle Alliance, déclarait dans le journal Les Affaires du 25 septembre dernier: «La question n'est pas de savoir si elles [les mutuelles d'assurances] vont fusionner, mais quand (12).»

    Prendre la mesure de ce qui arrive. En quelques années, de larges secteurs de l'assurance générale sont passés aux mains des étrangers, au point où il n'y a plus que Desjardins comme meneur du côté québécois (13). Quant aux problèmes de capitalisation, ils sont aigus, voire difficilement surmontables, pour certaines des sept entreprises à charte québécoise dans l'assurance-vie qui ont opéré à déficit en 1992.

    Prendre la mesure de ce qui arrive. Et si cela était parce qu'une rupture drastique a été consommée dans les modèles de développement obligés dans lesquels on se voit s'engager en rapport avec la culture propre et les traditions pionnières des entreprises? Diversification, décloisonnement, formules magiques du capital délinquant, mais formules ruineuses pour plusieurs. Les banques vont vendre de l'assurance et les assureurs des services financiers. Au fait, les agents d'assurance-vie viennent de changer de nom et de titre, puisqu'ils rivalisent désormais avec les banques, ce seront des «conseillers financiers», a décidé l'Association des intermédiaires en assurances de personnes au Québec (AIAPQ) (14). Il est temps d'entendre le P.D.G. de La Laurentienne en 1970 tenir, à son insu, ces propos prophétiques. «La Laurentienne, écrit Jean-Marie Poitras, a misé sur l'expansion et basculé dans l'avenir (15)». «Basculé», on n'aurait su mieux dire à propos de cette compagnie exemplaire dans l'assurance-vie, qui cessait de recruter de nouvelles polices au Québec au début des années 90, mais qui menait alors impétueusement ses opérations sur trois continents.

    Telle société,
    telle assurance

    Il nous reste à tenter de tirer quelques conclusions au terme de cette analyse trop brève et déjà bien ambitieuse. On nous pardonnera de n'avoir pas abordé ici un certain nombre de problèmes qui font partie de la question d'ensemble, à savoir entre autres l'évolution des législations dans le domaine de l'assurance, le recrutement et la formation des assureurs, c'est-à-dire des nouveaux «conseillers financiers» qui voient leur action élargie à de nouveaux champs de pratique, l'exploration des conditions de survie dans ce marché féroce où les circuits bancaires et les assureurs chercheront à se «manger» les clientèles...

    Plus fondamentalement, ne convient-il pas de formuler l'exigence que le monde de l'assurance s'engage dans cette réflexion cruciale, à savoir que c'est bien une crise sans précédent des valeurs qui sous-tend les conditions de la crise économique dans laquelle nos marchés d'assurance se trouvent déstabilisés? N'y a-t-il pas encore un rôle à revendiquer de la part de nos agences d'assurance dans la formation d'une culture civique, tristement laissée pour compte dans la foire des appétits déchaînés qui visent parfois l'enrichissement de quelques-uns au détriment d'un appauvrissement du grand nombre?... N'a-t-on pas trop vite le souci de ramener les gens vers des gestions à plus long terme de leurs avoirs? N'a-t-on pas à imaginer des façons neuves de susciter la solidarité entre les générations, entre les richesses des plus vieux et la pauvreté des jeunes dont l'une est favorisée démesurément par rapport à l'autre? N'y a-t-il pas moyen d'assurer par des plans propices la survie et l'établissement de nos jeunes familles, pour qu'elles soient encouragées à tenir ensemble et, pourquoi pas, à faire des enfants?

    N'est-il pas important de voir à ce que cette capitalisation collective par les assurances soit protégée, qu'elle serve au développement pour l'emploi et le bien-être des québécois? Ne doit-on pas réfléchir à neuf sur les façons de constituer un capital ferme, sans rapinerie, sans gains de bourse, mais fondé sur la fidélité réciproque des familles d'assurés avec leurs assureurs?

    Au moment où la formation d'un capital national était proposée comme un objectif valable pour tous et où les compagnies canadiennes-françaises, quoique concurrentes, s'y employaient de toutes leurs forces, cela n'a-t-il pas été pour les uns comme pour les autres un facteur de progrès? Il fut un temps où au nom de ce progrès collectif des entreprises comme la SSQ, l'assurance-vie Desjardins et La Laurentienne savaient s'épauler pour faire face à la menace de certaines compagnies américaines... Dans cet esprit, n'y-a-t-il pas moyen de concevoir que la concurrence soit ciblée contre les intérêts mégapolistiques des compagnies dont les opérations principales ne sont pas ici, de façon à mieux occuper notre marché intérieur? Et d'envisager des formes d'alliance utiles dans l'honneur, plutôt que de chercher à tout prix fusions et annexions, ou, au contraire, la mise en déroute de son voisin et concurrent immédiat?

    Enfin, s'il faut consentir à ce qu'une entreprise gigantesque, telle la Société financière Desjardins Laurentienne, occupe une bonne place dans le marché avec des réseaux complets dans l'assurance et les services financiers, ne faudrait-il pas convenir que cette force ne s'emploie pas tant à grossir davantage et à évacuer du marché des compagnies mutuelles, ou autres compagnies québécoises qui y opèrent encore, qu'à servir de cran d'arrêt aux tandems financiers des grandes banques, qui voudraient envahir davantage nos marchés intérieurs? Ne convient-il pas aussi de revendiquer cette force formée par Desjardins avec l'ex-Laurentienne comme partie d'un patrimoine collectif, non pas propriété de l'État, mais propriété du peuple, i. e. propriété de millions de Québécois... À cet égard, la démonstration de transparence et de vitalité démocratique du nouveau groupe est encore à faire. Desjardins connaît en effet un certain nombre de contradictions internes dans sa propre «culture d'entreprise» quant à la rigueur tout autant qu'à la vigueur de ses objectifs sociétaux et démocratiques.

    Face à cette crise des valeurs que traverse notre société, nous nous attendons un peu à ce que nos grandes entreprises collectives, - il nous en reste au moins une -, jouent leurs rôles d'éclaireurs vers les voies de sorties... Peut-être nous faudra-t-il poursuivre cette recherche sur la circulation des capitaux et leur usage dans le peuple, en regard, bien sûr, de l'assurance, mais aussi des caisses de retraite, fonds de pension, réservoir immense de la capitalisation collective pour le développement ici. Des mégapoles financières sont en train de se constituer autour des grandes banques. Desjardins est au cinquième rang, avec des actifs de 80 milliards $, après avoir fusionné La Laurentienne. Ne convient-il pas d'observer le mouvement et d'analyser les impacts à long terme, sur la petite entreprise notamment, de la formation de ces oligarchies financières? On accepte des diktats et des postulats nouveaux, avec la mondialisation, sans trop les remettre en question: diversification, décloisonnement, libération du capital... La libre circulation du capital, là où on la voit se faire développe quoi précisement? Et qu'en est-il à terme de l'enrichissement collectif, sinon du bien-être collectif, tel que l'accès à l'emploi pour tous? Le bien-être collectif n'est-ce pas ce qui doit demeurer la visée démocratique de tout progrès véritable dans le peuple?

    À cet égard, il y a, me semble-t-il, des leçons à tirer pour l'avenir de la «carrière internationale» de La Laurentienne si prestigieuse qu'elle ait pû être.

    Notes

    (1) Claude Béland, «Béland dénonce la loi du plus fort», conférence de presse du 8 février, Le Soleil, 9 février 94, p. 1.
    (2) Jean-Paul Gagné, «Les ravages du "bill de La Laurentienne"», Les Affaires, 17 juillet 1993, p. 6.
    (3) Normand St-Hilaire, «Les temps sont durs», cahier B, p. 1, cahier spécial sur les assurances, Les Affaires, 25 septembre 1993. De fait, sept assureurs québécois ont eu des déficits, dont l'Industrielle-Alliance avec un solde négatif de 109,7 M$ et SSQ avec 39 M$. Des mesures draconiennes ont été prises depuis par ces deux entreprises pour corriger la situation. À noter la performance intéressante de l'Assurance-vie Desjardins avec 21,9 M$ de bénéfice net.
    (4) Les Affaires et la vie, Radio-Canada FM, automne 1993.
    (5) Pierre Godin, La Laurentienne, La passionnante aventure d'un groupe financier à la conquête du monde, Québec-Amérique, 1988, p. 326.
    (6) Pierre Godin, op. cit., p. 40
    (7) «Assurances : les firmes ontariennes malmènent les compagnies du Québec», dans Le Devoir économique, mercredi, 1er décembre 1982, par Michel Nadeau.
    (8) Pierre Godin, op. cit., p. 195
    (9) Pierre Godin, op. cit., p. 273
    (10) Article de Dominique Froment. «Ébranlés par une série de séismes, les assureurs anticipent la grande secousse.» Les Affaires, cahier spécial sur les assurances, 25 septembre 1993, p. B-3.
    (11) Denis Moffet, professeur titulaire, Université Laval. «Mémoire présenté à la Commission parlementaire portant sur la loi 289», le 2 décembre 1993, p. 4.
    (12) Article de Dominique Froment., op. cit.
    (13) «Assurances générales: Desjardins devient No 1 au Québec», Michel De Smet, Les Affaires, 25 septembre 1993, B.7.
    (14) Dans La Tribune du mercredi 16 février 1994, p. C.8, par Frédéric Tremblay, (PC)
    (15) Pierre Godin, op. cit., p. 248

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