L'Alcool et Torquemada

Remy de Gourmont
Évoquant des événements qui ont lieu en son temps, l'auteur nous décrit en quelque sorte l'enfance de l'"hygiénisme", cette alliance de moralisation et de science qui devait déployer toutes ses potentialités dans les dernières décennies du 20e siècle.
Après avoir déchaîné la folie de l'alcool, en affirmant au peuple, pendant cinquante ans, qu'un verre d'eau-de-vie contient plus de nourriture qu'une livre de pain, la Science vient de se retourner brutalement contre les buveurs et d'excommunier le poison qu'elle distribuait naguère comme un cordial. Je croirais volontiers que la Science d'aujourd'hui a raison contre la Science d'hier, mais il faut peut-être attendre de la Science de demain une troisième opinion qui annihilerait les deux autres. Il est entendu que l'alcool est un poison, mais la viande aussi est un poison et il est probable que l'excès de nourriture cause autant de maladies que l'ivrognerie; il y a même beaucoup de personnes auxquelles le végétarisme indistinct serait funeste et il y en a pour qui le pain est mortel. De tout cela il ressort que bien plus grave encore peut-être que l'alcoolisme est la maladie des généralisations. Littré travaillait la nuit en buvant de l'eau-de-vie; ce qui ne l'a pas empêché de rédiger un fort beau dictionnaire et de vivre quatre-vingts ans; tout le monde connaît des alcooliques qui se portent bien et des abstinents très décatis. C'est pourquoi j'aurais un certain scrupule à m'enrôler pour la croisade que protège Mgr Turinaz et un pasteur suisse peu connu et beaucoup moins décoratif que l'évêque de Nancy; mais d'autres motifs aussi me retiendraient : mon peu de goût pour les ligues; une certaine pitié pour le peuple qui s'enivre afin de fuir la vie (1); la certitude que cette ligue antialcoolique pourrait fort bien devenir un instrument de propagande protestante (2). Il s'agirait, en effet, selon le désir des dévotes luthériennes et anglicanes qui furent la joie du congrès, d'enrôler les enfants en des congrégations à la fois de tempérance et de piété. Miss Hilda Dillon, de Londres, vanta les « Bataillons de l'Espérance » dont les jeunes membres s'engagent à ne boire que de l'eau et du thé et se réunissent chaque semaine pour « chanter, prier et écouter » les propos méthodistes de plusieurs vieilles filles. Miss Jessie Forsyth, de Boston, déclara que « meilleur encore serait » organiser en France des « Jeunes Templiers » qui, comme leurs délicieux modèles américains, prendraient l'engagement de ne pas boire, de ne pas jurer, de ne pas fumer, de ne pas prononcer de paroles contraires à la morale. Oh! que meilleur encore si la France entière s'enrôlait dans l'Armée du Salut! Il y a peu d'espoir à donner à Mlle Forsyth. Le moment est défavorable et il ne semble pas, non plus, que les femmes de France soient très disposées à suivre, selon le conseil chaleureux de Miss Agnès E. Stock, l'exemple de ces dames pieuses d'Hillsborough (Ohio), qui, en 1873, « organisèrent une campagne de prières et de processions dans les rues, avec chants et cantiques à la porte des cabarets, appels pressants adressés aux débitants et aux buveurs » : ces sortes de mascarades ne sont permises, dans les pays civilisés, qu'au mardi-gras et à la mi-carême, le jour où les esclaves, curieux fait d'atavisme, s'habillent comme leurs maîtres des siècles passés! Il est resté dans les pays latins, ou touchés par le romanisme, un certain sens de la liberté des mœurs qui répugne à tolérer ces manifestations de morale despotique.

Ces demoiselles furent donc la joie et aussi le ridicule de ce congrès où des hommes de science cependant dirent des choses utiles; mais le banquet final, avec ses vins sans alcool, ses vins fabriqués à Berne d'après les procédés les plus chimiques, ne doit pas être considéré comme un épisode médiocrement gai. Quelle aberration pousse ces gens à ingurgiter de l'eau de groseille baptisée vin, comme le prieur des Carmes baptisait carpe sa poularde du vendredi? Que ne boivent-ils de l'eau d'Apollinaris, comme le prince de Galles?

La grande religion anti-alcoolique se divise, paraît-il, en deux sectes ennemies. Il y a les Tempérants et les Abstinents. Les Tempérants se composent, j'imagine, outre de quelques milliers de fanatiques, de tous les hommes sensés ou bien élevés qui ont horreur, non du vin, mais de l'ivresse et de toutes ses turpitudes. Il n'est pas besoin, pour ne boire que quelques verres de vin par jour et jamais d'eau-de-vie, de s'affilier à une congrégation et de se déguiser en « Bon Templier »; il suffit d'avoir un peu d'intelligence : et cela ne s'acquiert pas. Quant aux Abstinents, ils se recrutent parmi les Anglo-Saxons et parmi les femmes; ils se divisent en vrais fanatiques et en fanatiques de parade. Ils règnent sur certains États de l'Amérique du Nord où on a fermé tous les cabarets, mais où il est convenu que la pharmacie de l'endroit tiendra lieu d'assommoir : en ces contrées vouées à la démence de l'hypocrisie, il y a un pharmacien à chaque coin de rue (la profession est libre) et pourvu qu'on ait dans sa poche une ordonnance de médecin (il y a aussi beaucoup de médecins), on peut boire. Toute mesure légale contre l'alcoolisme aboutit nécessairement à ces compromis et à ces fraudes. Et l'on ne pense jamais à la liberté ! Si tous les alcools étaient déchargés de toute taxe, si l'eau-de-vie et l'absinthe valaient six sous la bouteille il y a longtemps qu'on n'en voudrait plus : après les plus ignobles excès le dégoût serait venu par la satiété.

Cependant, puisque des hommes renseignés et désintéressés comme M. Legrain jugent que l'alcoolisme est un danger grave, et s'il faut des remèdes, qu'on les choisisse parmi les moins dangereux pour la santé intellectuelle; qu'on s'adresse à l'intelligence elle-même et qu'on ne fasse pas intervenir dans une question de bien et mal physique des vieilles superstitions morales, plus abrutissantes que le trois-six. Que l'on choisisse vraiment et courageusement entre la Religion et la Science; que l'on donne aux hommes des motifs vérifiables dans un laboratoire ou des motifs invérifiables, mais théologiques : ici ou là, plus de compromis. L'Église n'a pas besoin de la Science pour lutter contre l'alcool, si cela lui plaît, dans son domaine, puisqu'elle dispose de la notion du péché; et la Science n'a pas besoin de l'Église, puisqu'elle dispose de la notion de maladie. Ce départage n'est pas du goût des évêques de la République, qui sont tout imprégnés de protestantisme et dont l'effort spirituel s'acharne à la réconciliation inepte de la science et de la foi; il agrée encore moins aux pasteurs de l'Église réformée dont c'est le triomphe de rédiger des manuels .où le venin calviniste se cache sous le feuillage d'une fausse science rabougrie et dévorée par les pucerons évangéliques. « La religion et la science, en combattant l'alcoolisme, dit doucereusement le pasteur Rochat, complètent leur action commune et leur rôle. Aux savants le côté technique, aux ministres des cultes la partie spirituelle, l'âme du mouvement, la charge de réveiller chez le buveur l'image du Créateur ». Je ne sais si M. Rochat se charge lui-même de cette opération fantasmagorique qui consiste à « réveiller l'image du Créateur », mais il y a des compères pour qui cela est un jeu. Voici leur recette : « Faites une loi - elle existe à Saint-Gall, dans une république - qui autorise le traitement forcé. Incarcérez votre alcoolique dans un asile où les grilles soient cachées sous des fleurs et qui se trouve au milieu d'une belle nature. Durant six à neuf mois appliquez ces simples remèdes : abstinence totale, bonne alimentation, divertissements, travail physique, relèvement moral et religieux. » C'est le système employé par Torquemada pour la guérison des âmes. On sait que le grand inquisiteur était un philanthrope distingué qui eût figuré avec utilité dans nos modernes conseils sanitaires. « Torquemada s'intéressait au sort des prisonniers et veillait à la salubrité des prisons. Celle d'Avila avait été ménagée dans la partie la mieux abritée du tribunal. Les prisonniers y occupaient des cellules spacieuses avec des fenêtres ouvertes ayant vue sur les champs et par lesquelles entrait le soleil. Il est certain que l'usage des fers était ignoré dans les prisons du Saint-Office. On avait la torture, mais elle était commune aux tribunaux séculiers; l'Inquisition y renonça en même temps que ceux-ci (3). » Le Saint-Office des buveurs n'en est pas encore à ce degré de bénignité; la torture y règne sous la forme de bains « d'une chaleur intense » ! L'échaudoir et la Bible.

Je ne compare pas plus longtemps aux prisons de l'Inquisition les asiles suisses ou américains où l'on fait sur les ivrognes d'assez ridicules, en somme, expériences médicales et religieuses ; mais l'idée de « traitement forcé » a pourtant quelque chose d'épouvantable : il y a là le germe d'une tyrannie nouvelle aussi détestable que toutes celles de jadis. C'est que rien ne change en somme que par le pouvoir singulier qu'ont les hommes de se voir différents; mais se voir ou se croire différent, et l'être, ce n'est pas la même chose.

Notes
(1) Willette a exprimé cela avec autre chose encore dans un fort beau dessin du Courrier français (15 avril).
(2) C'est fait. Il y a déjà, de fabrique protestante, un Almanach des Tempérants. Remarque purement scientifique : les pays devenus protestants sont ceux où ne pousse pas la vigne. Rien que cela explique le caractère nécessaire d'une croisade contre le vin.
(3) Torquemada et l'Inquisition, par Emile de Molènes. Paris, Chamuel, 1897, page 33. Page 83: les prisonniers pouvaient chanter et jouer de la guitare.

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