L'agriculture urbaine ou les paysages nourriciers de la ville
quand il fuit la ville, c'est encore pour chercher la foule,
c'est-à-dire pour refaire la ville à la campagne.
Charles Baudelaire
Dans la banlieue où j'ai passé mon enfance, notre bungalow familial donnait par bonheur sur un grand champ où les fruits sauvages poussaient en abondance. Une érablière prolongeait ce champ par des sentiers où j'allais perdre mes après-midi d'été. Pendant l'année scolaire, l'autobus qui me conduisait à l'école traversait un boulevard bordé de fermes. Aujourd'hui, rien ne subsiste de ces paysages où l'imagination des enfants vagabondait. Par une loi inexorable du développement urbain, des centres commerciaux, des pâtés de maisons en rangées ou clonées dans leur solitude, des tours préfabriquées ont remplacé les espaces agricoles de mon enfance. Où que la ville s'étende, l'agriculture est-elle condamnée à disparaître au profit des avancées des grues et de l'asphalte? La ville et l'agriculture sont-elles des réalités qui s'excluent mutuellement, sans que chacune n'entre dans la composition de l'autre?
Il est pourtant des villes où l'agriculture se marie avec la trame urbaine. Dans la banlieue de Vienne, environ 250 vignerons exploitent de petits domaines dont les vignes recouvrent les coteaux surplombant le Danube. Ces vignobles sont propices à la promenade; un voyageur affamé peut s'arrêter, en passant, dans un Heuriger, genre de maison privée transformée en restaurant à vin. Même à Paris, la très urbaine, la vigne se cultive encore sur les flancs de Montmartre. En fait, il n'est de villes, même de très grandes, qui n'aient, en leur centre ou en leur périphérie, des activités agricoles. Ce qu'on appelle aujourd'hui l'agriculture urbaine et périurbaine est une réalité universellement répandue. Selon les estimations de l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO), environ 800 millions de personnes dépendent de l'agriculture urbaine. Dans certaines villes, jusqu'à deux tiers des ménages la pratiquent. Il est reconnu que l'agriculture horticole et animale des zones périurbaines peut s'avérer très productive. Par exemple, l'élevage commercial dans ces zones produit 34 % de la production totale de viande et environ 70 % de la production d'œufs. Pour une même surface cultivée, les agriculteurs urbains peuvent atteindre une productivité jusqu'à quinze fois plus grande que celle qu'obtiennent les agriculteurs en région rurale. Ces premiers sont particulièrement bien placés pour tirer avantage des ressources sous-exploitées de la ville; songeons aux terrains vagues, aux déchets, aux eaux résiduaires traitées, ainsi qu'à la main-d'œuvre mal employée.
L'agriculture urbaine et périurbaine revêt des significations très différentes selon qu'on se place dans les pays du Tiers-monde ou dans les pays développés. Dans les premiers prime son rôle économique et alimentaire; pour les citadins démunis, elle devient un moyen vital de subsistance. De plus, elle contribue à l’élimination des déchets urbains. Dans plusieurs des villes d'Afrique tropicale, les moindres espaces libres se transforment en jardins ou en champs; y poussent légumes, maïs, manioc, oseille et gombo. Dans les villes d'Afrique centrale telles que Libreville au Gabon ou Brazzaville au Congo, les femmes, en grande majorité, s'occupent d'agriculture(1). Depuis le début des années 1970, les agences internationales d'aide au développement ont reconnu l’apport utile de l'agriculture urbaine à la sécurité alimentaire des populations.
Les citadins des pays développés s'adonnent aussi à l'agriculture. Les uns sarclent leur potager ou leur lopin dans un jardin communautaire, les autres la pratiquent professionnellement sur des fermes en bordure des villes. Le citadin récolte ses légumes non tant pas nécessité que par plaisir, pour sympathiser avec ses voisins ou pour se garantir des aliments sains et sans intrants chimiques. La pauvreté n'étant pas absente des villes des pays du Nord, la culture potagère vient suppléer à l'alimentation des foyers démunis. Pour plusieurs, l'agriculture, plus qu'un simple loisir, devient un mode de vie. Ainsi de nombreux florentins ont racheté les olivettes et les vignobles de la campagne environnante pour y produire, dans un cadre traditionnel, leur huile et leur vin propres.
L'agriculture urbaine est une réalité aussi ancienne que la ville elle-même. Tant et aussi longtemps que l'humanité était dépourvue de transports rapides et efficaces, les produits frais, végétaux et animaux, se cultivaient aux abords des villes. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, Paris était entourée d'une ceinture maraîchère et d'un vignoble qui était le plus étendu de France. Outre qu'elle nourrissait la ville, l’agriculture des pourtours récupérait les déchets et les eaux usées pour l'entretien des sols. Avec l'essor des transports rapides, l'agriculture s'est éloignée de ses débouchés et s'est industrialisée, souvent dans régions rurales vouées à la monoculture. L'agriculture et la ville ont continué néanmoins à se jouxter, notamment dans les zones où l'une et l'autre se disputent les mêmes terres, comme par exemple dans la région de Montréal construite dans la vallée fertile du Saint-Laurent. Sans cesse grugée par la spéculation et l'urbanisation, l'agriculture périurbaine a un statut précaire; les terres que la ville a enclavées ou sectionnées paraissent des loques en sursis. « Je vous construirai une ville avec des loques, moi! » s'écriait le poète Henri Michaux.
Les fonctions de l'agriculture urbaine et périurbaine
L'agriculture urbaine joue plusieurs fonctions à l'intérieur des villes, petites ou grandes. Malgré l'importance de ces fonctions, les agriculteurs, les élus et les aménageurs urbains tendent à les méconnaître. Une agglomération comme celle de Montréal permet de les observer toutes, entreprise qu'a réalisée Pierre Donadieu de l'École nationale supérieure du paysage de Versailles(2).
Les espaces verts agricoles
Les terrains agricoles aménagent dans une agglomération urbaine des coupures vertes, de la même façon que les boisés, les parcs et les jardins publics. Ces terrains sont alors considérés comme des espaces verts qui ceinturent ou intercalent les zones urbanisées. Chez les urbanistes, on reconnaît de plus en plus dans les terres agricoles un substitut aux parcs urbains, lesquels coûtent cher à entretenir et causent parfois plus de problèmes qu'ils n'en résolvent (en créant des obstacles à la circulation automobile et piétonne, des parcs, privés de la surveillance naturelle de l'achalandage, deviennent vite des repaires pour le crime.) De plus, la création d’une ceinture verte, agricole et forestière, autour de la ville, est une technique à laquelle recourt l’urbanisme contemporain pour contenir l’étalement urbain. Londres, dès avant la Seconde Guerre mondiale, puis Paris, à partir des années 1970, ont délimité une telle ceinture(3).
À Laval, située sur l'île Jésus au nord de Montréal, un peu plus du quart du territoire est constitué de terres agricoles (6 966 ha). Ces terres sont protégées contre la spéculation et la construction immobilière par la une loi de zonage votée par l'Assemblée nationale du Québec en 1978. Même si ces espaces dédiés à l'horticulture ne sont pas perçus par les édiles municipaux et les urbanistes comme de véritables espaces verts, ils jouent ce rôle dans les faits, comme l'admettent certains horticulteurs qui reconnaissent que leurs exploitations puissent devenir des lieux de promenade pour les citadins. Selon Donadieu, la protection législative accordée aux espaces agricoles dans la couronne montréalaise a créé des conditions propices à leur transformation en campagne. Mais c'est là un potentiel dont les élus et les gestionnaires urbains ne semblent pas se rendre compte.
Les écoles vertes
Le maintien de fermes en territoire urbain revêt une dimension pédagogique importante. C'est cette vocation qu'on a voulu donner à la ferme écologique du parc-nature du cap Saint-Jacques, située dans l'ouest de l'île de Montréal. Cette ferme exploitée et ouverte toute l'année possède des bâtiments d'élevage, des serres et un jardin potager que le public peut visiter. Elle embauche de jeunes délinquants en voie de réinsertion sociale. On présuppose d'une part que le travail et le contact avec la nature aideront des jeunes en difficultés à se reprendre en main, et d'autre part, que la découverte d’une ferme instruira des citadins, jeunes et moins jeunes, des réalités agricoles. Un autre parc agricole, celui de Senneville en banlieue ouest de Montréal, procède d'une ambition à la fois écologique et éducative. Conçu sur la base des idées de l'écologiste Pierre Dansereau, ce domaine de 450 acres comporte 11 bâtiments agricoles d'une grande valeur patrimoniale.
Le patrimoine agricole
Un patrimoine est généralement un bien, prisé pour sa valeur économique, symbolique ou esthétique, qu'une personne ou un groupe cherchent à transmettre intégralement aux générations futures. Le législateur québécois, en décidant de protéger les terres agricoles contre l'urbanisation a, en quelque sorte, érigé ces terres en patrimoine agricole d'autant plus précieux que le peu de sol cultivable que le Québec possède se trouve une vallée où réside la majorité de la population québécoise. Le zonage protégé des terres agricoles a cependant comme effet de destiner les zones non protégées à l'urbanisation, même si elles recèlent des sols cultivables. Comme le constate Donadieu, le zonage a aussi ses ratés; s'il interdit que les terres protégées servent des fins autres qu'agricoles, en pratique, on tolère au Québec qu'elles soient converties en terrains de golf…
Selon une conception écologiste du patrimoine, on préservera des traces ou des témoignages des différents stades d'évolution de la ville, idée qu'a su exprimer Pierre Dansereau : «Ce que les historiens entendent par héritage, les écologistes se joignent à eux pour demander qu'on en maintienne la présence (le témoignage) quel que soit le changement de régime : une forêt domaniale en marge d'une ville; un terrain de chasse à l'orée d'un verger; un potager familial dans la cour d'une usine; un moulin hydraulique dans un village moderne; une rangée de résidences victoriennes dans un quartier d'affaires, un réseau de rails, de ponts et de tours de contrôle posé sur la matrice urbaine.» (4)
L'écosystème agricole
Comme jadis les fermes dépolluaient les villes trop pleines de leurs détritus et de leurs eaux usées, les terres agricoles exercent encore une action dépolluante, notamment en améliorant la qualité des masses d'air qui transitent entre les lieux pollués de la ville, tels que les autoroutes et les usines. À Lille, au nord de la France, on mène une expérience pilote avec les plantes « calaminaires », c'est-à-dire les plantes capables d'extraire des métaux lourds. Il en existe une centaine à travers le monde, dont de très belles, et on espère en planter les friches polluées, les bords d'autoroutes et les centres-villes. La prise en compte de la nécessité de préserver la biodiversité aboutit aussi au constat que la protection de la nature ne doit pas se limiter aux milieux et aux espèces animales remarquables, mais doit aussi couvrir quelque habitat que ce soit, y compris le milieu urbain(5). En ce sens, l'agriculture urbaine peut contribuer à maintenir la biodiversité que ravage une urbanisation excessive.
Certes, si l'agriculture périurbaine ne sait maîtriser les rejets polluants qu'elle produit, pesticides, engrais, herbicides, sa présence devient en milieu urbain plus une nuisance qu'un bienfait. On peut se demander si l'éloignement hors de villes des sites de production agricole n'a pas encouragé les agriculteurs à une certaine négligence écologique. Tant qu'elle demeure cachée ou n'affecte personne, la pollution agricole peut se répandre. Donadieu constate que dans l'ensemble, l'espace urbain et le domaine agricole coexistent à Montréal sans trop de nuisance mutuelle; la conscience écologique des agriculteurs est à ce point grande qu'ils hésitent à utiliser les boues des stations d'épuration qui sont pourtant incinérées. Les Québécois forment une jeune nation où l'habitude s'est tôt prise d'aller s'évader dans les bois et au bord des lacs; après trois cents ans d'existence, l'agriculture québécoise, sans cesse interpellée par la forêt, semble enfin s'unir à la ville pour procurer, peut-on espérer, des habitats durables.
Les jardins civiques
Dans les années 1970, les Montréalais d'origine portugaise et italienne rivalisaient d'habilité et de zèle dans l'art du jardin potager. Observant cette ferveur jardinière, le ville décida de réglementer l'activité, ce qui l'entraîna à mettre sur pied des jardins communautaires. La région montréalaise en comporte aujourd'hui une centaine, tous très populaires, où se pratique une horticulture vivante. Gérés collectivement, ces jardins prennent chacun le cachet des Montréalais qui l'adoptent, selon leur préférence ou origine ethnique. En plus de fournir légumes et fruits d'appoint aux citadins, ces jardins suscitent des rencontres et des liens de voisinage. Parfois, ils instaurent une dynamique communautaire novatrice et deviennent des lieux d'expression d'une citoyenneté active, comme l'a observé Manon Boulianne dans des jardins communautaires du Québec et du Mexique voués à la culture biologique(6). L’engouement pour les jardins communautaires s’est essaimé dans plusieurs autres grandes villes. Berlin compte plus de 80 000 jardiniers; New York a réservé plus de 1000 espaces aux jardins collectifs(7).
Les paysages agricoles
Selon Donadieu, «au nord comme au sud de Montréal, l'espace agricole actuel n'est pas, en soi, un paysage remarquable ». Si l'on excepte les jardins publics et communautaires, il y a peu de lieux agricoles dans la région de Montréal qui sont entretenus pour leur qualité esthétique ou symbolique. Or, l'idée de paysage ne se réduit ni aux jardins ornementaux, ni aux grandes étendues de nature vierge. Les panoramas urbains, qu'ils mêlent ou non l'agriculture aux espaces bâtis, offrent aussi des vues remarquables. Le goût des Québécois pour les jardins s'explique sans doute par la solide tradition horticole que des botanistes comme W.H. Perron et Marie-Victorin ont su fonder et par le succès d'événements populaires comme la tenue des Floralies internationales sur l'île Notre-Dame en 1980. La proximité des grands espaces laurentiens happe l'imagination des Montréalais avides d'évasion. Coincé entre la nature sauvage et la nature domestiquée des jardins, l'espace agricole fait figure de friches inertes qui ne parlent pas à la sensibilité.
L'espace agricole accède parfois à la qualité de paysage sous la forme de la mélancolie historique. Par exemple, le verger aménagé en face du Centre canadien d'architecture le long du boulevard René Lévesque témoigne de l'époque où Montréal était une ville parsemée de vergers riches d'une grande variété d'espèces fruitières. Il n'est que de penser qu'il y a 150 ans, les vergers des anciens Canadiens fournirent à l'exposition internationale de Paris 178 variétés de pommes et 36 variétés de prunes. De cette profusion, il reste aujourd’hui bien peu de traces. L'aménagement d'un jardin potager dans la cour arrière du château Ramezay (ancienne résidence du gouverneur sous le régime français) dans la manière française évoque la tradition des potagers royaux.
Dans certaines villes européennes, l'espace agricole revêt un statut de paysage auprès des citadins et des aménagistes. Ainsi en est-il de la campagne de Florence, soigneusement contrôlée, qui offre un paysage planté de vignes et d'oliviers. Dans la région parisienne, les zones agricoles et forestières de la ceinture verte ont acquis depuis 1994 le statut d'espaces paysagers. En 1996, le journaliste Stéphane Baillargeon écrivait : « Le Québec est toujours orphelin d’une loi générale qui encadrerait les interventions majeures dans le paysage »(8).
Refaire la campagne en ville ou défaire la ville en campagne?
La mise en valeur de l'agriculture en zone urbaine suppose la remise en cause de certaines pratiques de l'aménagement urbain. Comme le soulignent André Fleury et Pierre Donadieu, la conservation de l'agriculture en zone urbaine débouche sur le concept général de « campagnes urbaines », c'est-à-dire de territoires destinés à la production agricole et qui servent également les attentes des citadins par leurs dimensions paysagère, récréative ou pédagogique(9). La reconnaissance de telles campagnes implique que les urbanistes et les édiles municipaux renoncent à certains principes d'aménagement. Ainsi, il faudra cesser d'exclure l'agriculture de l'espace urbain et réapprendre à l'y maintenir, autrement que par la forme pittoresque des jardins publics. Ensuite, il faudra cesser de diviser l'espace urbain en autant de zones dédiées à une fonction particulière (le travail, le loisir, la socialisation, le repos). Le zonage par fonction cache une conception divisée de l'homme, alors que la multiplicité des usages et des fonctions dans un même espace met le citadin en présence de toutes les dimensions de l'existence. Selon Fleury et Donadieu, la nouvelle règle d'or est la «multi-fonctionnalité de l'espace.» Certaines villes ont restauré leur agriculture périurbaine abîmée par la spéculation foncière, telle que Grenoble qui a réhabilité la sienne dans le plan urbain et auprès de ses citadins.
Si louables que soient les entreprises de restauration de l'agriculture urbaine, la portée de telles initiatives demeure ambiguë, surtout si leur ambition sous-jacente est de diluer la ville dans l'espace indéfini que serait la « ville-campagne ». Cette ambition nous ramène au rêve américain d'une ville sur une colline – City upon a hill, à l'origine de la banlieue. Comme l'a montré Catherine Maumi, les artisans de la démocratie américaine se bercèrent, dès sa fondation, du rêve d'une société pastorale, urbaine-rurale, saine et harmonieuse, qui combinerait le meilleur de la ville et de la campagne(10). L'idéal puritain gouvernerait ainsi la création des townships, villes d'un genre nouveau qui se composent aussi bien d'espaces propres à la ville que de champs et de pâturages. L'utopie agrarienne qui inspira Penn et Jefferson fut à la base de l'organisation territoriale des États-Unis. La nature sauvage devait être conquise et domestiquée pour permettre à chaque Américain de posséder une maison dans une riante campagne.
Le quadrillage des townships, imposé à l'ensemble du territoire, en viendrait à symboliser cet idéal égalitaire, profondément anti-urbain. Ces plaies, ces cancers, ces foyers d'infections et de turpitudes qu'étaient les villes dans l'imaginaire puritain ne s'en sont pas moins développées en sol américain. Ainsi, les urbanistes, les paysagistes et les architectes américains ont tôt senti la nécessité d'assainir la ville en la rapprochant de la campagne, en introduisant en elle des îlots de nature, comme par ces parcs que F.Law Olmsted conçut pour New York et pour Montréal (Central Park, parc du Mont-Royal). Ce fut dans ce contexte qu'apparut la banlieue américaine, née du rêve d'une ville dans le jardin, de l'urbs in rure. La maison unifamiliale entourée de son jardin et de sa pelouse verdoyante deviendrait le cadre de vie idéal pour l'Américain qui travaille en ville mais aspire à vivre en campagne.
Or la banlieue à l'américaine, qui s'est propagée sur l'ensemble du continent, n'est pas moins réfractaire à l'agriculture que ne l'est la grande ville. En fait, quand on regarde du haut des airs ces étendues de cottages qui se répètent à l'infini avec leur lopin de gazon percé d'une piscine, on peut se demander en quoi consiste cette idyllique campagne que recherchent tant de citadins au prix du sacrifice journalier de plusieurs heures de leur vie dans des embouteillages routiers. Quelle campagne reste-t-il quand ces banlieues détruisent dans leur expansion les plus beaux paysages agricoles pour les remplacer par des centres commerciaux pharaoniques, des boulevards et des stationnements démesurés et des quartiers résidentiels uniformes où la vie sociale se résume au voisinage de la tonte du gazon du samedi? C'est pourquoi on devrait accueillir avec scepticisme tout projet de ville-campagne s'il n'est que prétexte à l'étalement urbain. Les banlieues ne sont ni ville, ni campagne mais des espaces d'habitations fonctionnalisés à outrance qui témoignent plutôt d'un refus de l'une et de l'autre.
La restauration de l'agriculture urbaine peut dès lors devenir l'occasion de repenser la ville, non point pour la défaire dans une campagne fantasmée, mais pour réintroduire en elle des éléments d'agriculture vivante qui la renforcent et enrichissent l'expérience citadine. Pour ce faire, il faudra peut-être accepter, si l'on songe à une ville peu densément peuplée comme Montréal, de densifier l'espace habité pour réserver des franges aux paysages nourriciers. Un jour, le promeneur, au sortir d’un boulevard, dira, comme Racine à Port-Royal : «Je vois les fruitiers innombrables/ tantôt rangés en espaliers,/ tantôt ombrager les sentiers/ de leurs richesses agréables.»
Notes
1.Kando Golhor, L’agriculture urbaine en Afrique tropicale : évaluation in situ pour initiative régionale, rapport de recherche no 14, collection Initiative Agriculture urbaine, Centre de recherche pour le développement international, Ottawa, 1995.
2. Voir Pierre Donadieu, "Évolution des productions agricoles et des espaces ruraux sous influence urbaine : promenades dans les campagnes montréalaises ", Cahiers Agricultures, vol. 7, no 2, p. 139-145, mars-avril 1998.
3. André Fleury, Paule Moustier, « L’agriculture périurbaine, infrastructure de la ville durable », Cahiers Agricultures, vol. 8, no 4, juillet-août 1999, p. 281-7.
4. Pierre Dansereau, « Lectures de paysages : mes écosystèmes imaginaires », conférence d’ouverture du colloque Dynamique et visions du paysage québécois, 15 au 18 juin 1998.
5. Voir Catherine et Raphaël Larrère, «Comment sortir de la modernité», dans Chris Younès (dir.), Ville contre-nature. Philosophie et architecture, Éditions La Découverte, Paris, 1999, p.47-66.
6. Manon Boulianne, Agriculture urbaine, rapports sociaux et citoyenneté, rapport de recherche, Chaire de recherche en développement communautaire, Université du Québec à Hull, octobre 1999.
7. André Fleury et Paul Moustier, « L’agriculture périurbaine, infrastructure de la ville durable », déjà cité.
8. Stéphane Baillargeon, « À la recherche du paysage perdu », Le Devoir, le 26 octobre 1996.
9. André Fleury et Pierre Donadieu, « De l'agriculture péri-urbaine à l'agriculture urbaine », Courrier de l'environnement, no 31, août 1997.
10. Catherine Maumi, «Urbs in rure ou rus in urbe? Pour une urbanité américaine, de Jefferson à Wright», dans Chris Younès (dir.), Ville contre-nature. Philosophie et architecture, Éditions La Découverte, Paris, 1999, p. 175-194.