Deux fantômes
Le texte présenté sur cette page a d'abord paru dans le journal Gil Blas de Juillet 1893 à Avril 1894, puis fut repris avec d'autres dans le recueil Histoires désobligeantes (Dentu, 1894 et Crès, 1914).
Peu de choses furent aussi affligeantes que la rupture de cette amitié.
Mlle Cléopâtre du Tesson des Mirabelles de Saint-Pothin-sur-le-Gland et miss Pénélope Elfrida Magpie se chérissaient depuis trente hivers. Elles avaient même fini par se ressembler.
La première appartenait à la race chevaline de ces bas-bleus invendables et sans pardon qu'aucun holocauste n'apaise.
Elle avait écrit une vingtaine de volumes de sociologie ou d'histoire et crevé sous elle un égal nombre d'éditeurs. Il n'y avait pas assez de boîtes sur les quais pour recueillir ses tomes que des journaux agonisants offraient en prime à leurs abonnés et qu'un cartonnage peu précieux faisait aptes à récompenser l'application des jeunes élèves aux distributions de prix.
Fille d'un coriace traducteur d'Homère, dont elle seule déplorait la mort, et d'une effroyable dame boucanée par les solstices qu'on croyait une vieille espionne, cette Corinne des sarcophages ne se consolait pas de n'avoir pu naguère épouser un homme célèbre dont elle se crut adorée.
Ayant été belle en des temps anciens, au dire de quelques paléographes, elle s'était, en frémissant, résignée à planter l'arbre de la liberté philosophique au milieu de ses propres ruines.
Toujours habillée de noir, jusqu'au bout des ongles, et les cheveux en nid de cigogne, les rares tranches d'elle-même qu'une bienséance toute britannique lui permettait d'exhiber, étaient poisseuses d'une couche épaisse de crasse dont les premières alluvions remontaient sans doute à la Révolution de Juillet.
Par le visage, elle ressemblait à une pomme de terre frite roulée dans de la raclure de fromage. Ses mains donnaient à penser qu'elle avait « déterré sa bisaïeule », comme dit un proverbe scandinave.
Enfin toute sa personne exhalait l'odeur d'un palier d'hôtel garni de vingtième ordre, au sixième étage.
Elle était néanmoins fort admirée de tout un groupe de jeunes Anglaises dont l'indépendance était assurée par l'élevage des bestiaux ou le trafic international de ces précieux nègres qui blanchissent en vieillissant.
On venait de divers points du Royaume-Uni chez Mlle du Tesson, pour apprendre la littérature et les hautes façons du grand siècle dont elle était la dernière et la plus illustre professoresse.
Mais elle entendait que ces disciples gracieuses fussent encore plus ses amies que ses écolières. Persuadée, peut-être par son expérience personnelle, que le coeur d'une jeune fille est un gouffre de turpitudes et de crimes, elle les incitait à la confiance, les tisonnait de questions bizarres, de suggestives et corruptrices demandes, se faisait l'ouvreuse de leurs âmes.
En échange des aveux dont elle avait soif, elle offrait sa protection. Comme elle avait le renom d'une femme très supérieure, les petites volailles se laissaient ordinairement soutirer, en même temps que leur propre histoire, les histoires plus ou moins carabinées de leurs parents ou de leurs proches.
Mlle du Tesson se disait catholique, mais n'approuvait pas la messe et parlait avec un vif enthousiasme des beautés du protestantisme.
***
Miss Pénélope vivait exclusivement pour assurer le bonheur d'autrui. Cette Écossaise, informée de l'inexistence de Dieu, adorait avec une égale ferveur tous les habitants de la planète.
On la rencontrait sans cesse par les rues, allant porter des consolations aux uns et aux autres. Elle ne pouvait entendre parler d'une catastrophe, d'une maladie ou d'une affliction sans qu'aussitôt elle s'élançât afin de répandre, sur les dolents ou les abîmés, le dictame de ses conseils et l'électuaire de sa compassion.
Elle aurait voulu être partout à la fois et parvint souvent, à force de diligence, à donner l'illusion de l'ubiquité.
On la trouvait, à la même heure, au chevet d'un agonisant, à la réception d'un immortel, dans l'escalier d'un éditeur ou d'un journaliste, dans le salon de quelque juive, à l'ouverture d'un testament ou derrière le cercueil d'un mort.
Elle se faufilait ainsi, pénétrait dans la vie d'une multitude qui finissait par la supposer indispensable à quelque équilibre mystérieux.
Certains même la crurent un ange, mais d'une classe d'anges, il est vrai, non catalogués par saint Denys l'Aéropagite, cantonnés à une distance infinie du Trône de Dieu, dans une steppe désolée du ciel, où les rivières, les sources vives et le savon de Marseille sont inconnus.
C'était, hélas! un ange malpropre, et je pense que telle fut l'origine peu connue de l'attraction qui avait orbité cette planète folle autour de la fixe Cléopâtre considérée comme un astre sage.
Il eût été difficile de prononcer laquelle des deux l'emportait en immondices. C'était une émulation de saleté, un assaut de crotte, un antagonisme de taches et de sédiments impurs, une compétition de pulvérulences, un conflit de déchirures et de pendeloques, un tournoi d'exhalaisons renardières, de remugles, de relents et d'empyreumes.
Ces deux créatures s'aimaient, d'ailleurs, sans aveuglement et se jugeaient, en toute occasion, avec une extrême indépendance.
- Cette Pénélope est vraiment par trop cochonne, claironnait la du Tesson. Il faudrait une drague pour la nettoyer.
- Je ne conçois pas, flûtait à son tour miss Magpie, que notre chère Cléopâtre se néglige à ce point. C'est à croire qu'elle a résolu d'inspirer le dégoût. L'administration de la voirie devrait bien lui envoyer une équipe.
À cela près, elles se trouvaient infiniment bien et leur amitié marchait à ravir.
***
Une chose grave, pourtant, les divisait, Cléopâtre voulait qu'on se mariât, n'importe à quel autel.
- Tant qu'on ne vit pas de la « double vie » disait-elle, on ne vit pas en réalité. Physiquement, une femme sans mari ne respire que par en haut...
Avec une grande patience et une hauteur de vues difficilement égalable, elle développait à ses insulaires ce considérable axiome.
Pénélope déclarait, au contraire, que le mariage est un état d'ignominie et que la prétendue nécessité de coucher avec un homme est une insoutenable abomination.
Ces deux vierges indécrottables se querellèrent donc fréquemment à ce sujet. Mais la victoire demeurait toujours à la dévorante Cléopâtre qui broyait, en se jouant, les objections de son adversaire.
Elle ne lui concédait qu'un seul point : l'évidente infériorité des hommes, et cela faisait tant de plaisir à Miss Magpie que la discussion finissait.
Tant bien que mal il demeurait acquis à jamais que l'union des sexes est une loi physiologique et que la trop légitime horreur des femmes distinguées pour ce hideux accouplement n'est insurmontable qu'en apparence.
- La littérature manque de femmes, concluait avec énergie la doctoresse et le mariage est l'unique moyen d'en faire. Au petit bonheur! Et tant pis s'il pousse des hommes à côté.
Un jour, à l'insu de son amie, Cléopâtre fonda une agence matrimoniale, une toute petite agence très discrète qui n'agitait le brandon de ses offres et de ses demandes que dans des journaux d'une irréprochable correction.
Un prospectus anonyme sur papier rose informait les amateurs que L'Ange gardien du foyer n'entreprenait que des « mariages d'amour ». Il refusait de tremper dans des manigances d'argent, n'offrait pas des virginités douteuses, ne faisait pas scintiller aux yeux des aventuriers des grappes et des girandoles de millions.
Non. L'Ange gardien s'était donné pour mission exclusive de rapprocher les « coeurs d'élite » qui, sans lui, ne se fussent jamais connus, de faciliter des rencontres et des pourparlers d'une innocence garantie. Il battait le rappel des candeurs ignorées, des lys dans l'ombre, des âmes pures et meurtries que le monde ne comprend pas, ne se prêtait, en définitive, qu'à des alliances complètement et absolument irréprochables.
Cette noble entreprise eut quelque succès. De vieilles puretés tremblantes d'espoir jaillirent de leurs antres, et coururent vider leurs économies dans les mains de Cléopâtre.
Une institutrice genevoise très austère et un vieillard décoré tout à fait affable recevaient les visiteurs ou les visiteuses et rédigeaient la correspondance.
La fondatrice ne payait de sa personne que dans certains cas difficiles où l'éloquence était nécessaire. Elle se faisait appeler alors Mme Aristide.
Un beau jour, « environ le temps que tout aime et que tout pullule », Pénélope, oui, Pénélope elle-même se présenta, réclamant aussi l'époux idéal!...
Je n'y étais pas, malheureusement, mais il paraît que ses exigences furent excessives et qu'il fallut l'intervention de Mme Aristide.
Quelle rencontre et quelle scène! Cléopâtre enragée de son anonyme dévoilé et Pénélope furieuse d'être prise en flagrant délit de concupiscence, tout à coup sortirent leurs âmes, leurs véritables âmes de mégères, mille fois plus puantes et plus odieuses que leurs carcasses, et réciproquement se les retournèrent sur la tête comme des pots de chambre.