L’étude des langues classiques est-elle utile ?

Jacques Larochelle
Avocat de renom. Il a présenté récemment une conférence sur l'« éloquence de Cicéron » à la Fondation Humanitas.

Les études anciennes doivent réunir dans une ferveur commune l’élite intellectuelle d’une société.

L'étude des langues classiques est-elle utile, ou même nécessaire? Serait-il souhaitable de la rétablir? Selon quelles modalités? Voilà les questions auxquelles je m'efforcerai de répondre.

D'abord, que faut-il entendre par « l'étude des langues classiques »? Il me paraît évident, et je n'entends pas le démontrer, que l'étude superficielle de ces langues, qui n'est pas poussée jusqu'à leur maîtrise et qui n'est pas couronnée par l'étude attentive des chefs-d'œuvre de l'Antiquité, n'a aucune valeur.

Quoi de plus vain que d'apprendre les rudiments d'une langue que personne ne parle plus, et qui ne peut donc servir à commander un repas ou à demander sa direction dans une ville étrangère.

Il me semble par ailleurs artificiel de prétendre que l'apprentissage de ces langues se justifie en lui-même, comme un exercice de logique, puisque l'étude de la logique elle-même, ou celle des mathématiques, qui en sont une application directe, sera plus utile à cet égard.     

La question devient donc de décider si les humanités méritent d'occuper une place importante, substantielle même, dans l'éducation de la jeunesse, puisque l'étudiant devra non seulement maîtriser des langues difficiles, mais surtout assimiler leurs chefs-d'œuvre.

Ensuite, il importe de réaliser que les avantages d'une éducation humaniste ne peuvent se faire sentir que si elle est suffisamment répandue. Je ne dis pas généralement répandue, évidemment, parce que je lui suppose une profondeur et une qualité qui ne la rend accessible qu'à une toute petite minorité, insignifiante par le nombre peut-être, mais déterminante par la faculté de penser abstraitement, qui est son apanage. (On voit donc que je n'accorde aucune valeur aux idéologies égalitaire courantes : il va de soi que seul un tout petit nombre peut exceller dans l'art de penser clairement et profondément, comme aussi dans l'art de jouer du violon ou de parler avec éloquence).

Ceci étant, il me semble donc que pour valoir quelque chose les études anciennes ne doivent pas être le fait d'initiatives isolées, mais qu'elles doivent réunir dans une ferveur commune l'élite intellectuelle d'une société, et en particulier ceux dont le rôle consistera à formuler les valeurs, les principes et les buts qui définiront cette société. Je crois en effet les humanités moins nécessaires à ceux, comme les scientifiques par exemple, dont l'activité spécialisée sera plus orientée vers la compréhension du monde inanimé, que vers celle de la réalité humaine et sociale.

Et la raison pour laquelle je crois que les études classiques ne peuvent valoir que si elles sont poursuivies collectivement, c'est que les civilisations disparues ne peuvent nous être d'une quelconque utilité si elles ne revivent pas, d'une certaine façon, parmi nous, et les efforts d'individus isolés ne peuvent pas les faire revivre. Leur « Renaissance » suppose nécessairement qu'elles seront recueillies, admirées, aimées et portées par une fraction significative de la partie pensante de la société.

La question se réduit maintenant à celle-ci : vaut-il la peine de consacrer d'immenses efforts à instruire l'élite intellectuelle de la société dans ces langues difficiles, et dans les chefs d'œuvre qui en sont issus?

Commençons par écarter un argument tentant, à savoir que toutes ces œuvres sont accessibles dans des traductions. Car c'est oublier que si l'on peut traduire un mode d'emploi, on ne peut traduire un chef-d'œuvre. Les chefs d'œuvre sont justement ces productions de l'esprit humain où le fond et la forme s'épousent dans une absolue perfection, que la moindre altération va détruire. Il est aussi vain de lire Homère, Virgile ou Horace en français, que de lire Racine en anglais ou Shakespeare en espagnol.

Revenant donc à la question posée, examinons maintenant enfin si l'on peut justifier ces études longues et difficiles.

Selon moi, une première raison suffisante est qu'elles  sont le seul moyen d'entrer en contact avec une civilisation extraordinaire, plus grande que la nôtre à bien des égards. Une civilisation si débordante de vie et de créativité qu'elle a inventé ou perfectionné décisivement la philosophie, les mathématiques, l'histoire, la poésie, la peinture, la sculpture, la politique, les rudiments de la médecine, et j‘en passe. Une civilisation, aussi, tellement riche d'audace, de courage et d'entreprise qu'elle fut témoin des faits d'armes miraculeux d'Alexandre le grand, des conquêtes étonnantes de César et de cette supériorité militaire du peuple romain sur tous ses voisins, et bientôt sur tout le monde antique, continuée presque sans défaillance pendant mille ans, fait unique dans l'histoire du monde.

Et la deuxième raison, peut être la meilleure, résulte de ce que l'homme qui baigne tout entier dans son époque, qui n'a pas d'autre repère que ceux que son temps lui fournit sans examen, ne peut ni critiquer cette pensée toute faite dont toute société gave ses membres jusqu'au dégoût, ni la comparer avec d'autres modèles totalement différents auxquels il adhère  par l'admiration. Le fait d'être aussi citoyen idéal de Rome ou d'Athènes le protégera contre cette extrémité de la déchéance de l'intelligence et de la pensée qui nous menace tous, et qui consiste à croire, de la meilleure foi du monde, que nos formes de société ont une valeur absolue, ,qu'elles sont les seules justes et les seules vraies, qu'il n'y a pas de salut pour aucune collectivité en dehors de nos conceptions de l'égalité, de la liberté, du féminisme, du scientifisme et de l'obsession économique et matérialiste qui nous caractérise.

Aucun effort n'est trop grand s'il nous fait échapper à ce malheur!

Extrait

Si l'on peut traduire un mode d'emploi, on ne peut traduire un chef-d'œuvre. Les chefs d'œuvre sont justement ces productions de l'esprit humain où le fond et la forme s'épousent dans une absolue perfection, que la moindre altération va détruire. Il est aussi vain de lire Homère, Virgile ou Horace en français, que de lire Racine en anglais ou Shakespeare en espagnol.

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