La prière dans la souffrance : Job

Philippe Nemo

Philippe Nemo est l’auteur de Job et l’excès du mal, Albin Michel 2001. Dans La belle mort de l’athéisme moderne, PUF, 2012, il revient au Livre de Job dans un chapitre intitulé La prière dans la souffrance : Job. Voi un extrait de ce chapitre.

Job dit à Dieu : « Tes mains m’ont façonné, créé... Tu‑m’as fait comme on pétrit l’argile » (Jb 10, 8-12). Non‑seulement il fait naître Job, mais il continue, aujourd’hui‑même à se soucier de lui : « Tu me gratifies de la vie et tu‑veilles avec sollicitude sur mon souffle » (ibid.). On songe‑aussi aux paroles d’Isaïe : « Je t’ai appelé par ton nom »‑(Is 43, 1). Donc Job n’est pas une partie indifférente du‑monde, et cela explique qu’il ne puisse pas disparaître et‑se fondre dans le grand Tout sans autre forme de procès.‑Nous sommes ici aux antipodes de toute religion naturelle‑et de tout matérialisme.

Cela est un début de réponse à la question du mal.‑Puisque Dieu a pris la décision expresse de faire vivre Job‑et qu’il y avait une intention derrière cette décision, l’on‑peut en déduire que toute cette aventure a un sens. D’où la question : en quoi peut consister l’accomplissement du projet de Dieu sur sa créature ? Pourquoi Job a-t-il été‑jeté dans ce monde de souffrance ?
Cette question n’est pas celle des métaphysiciens, telle que formulée par Leibniz et brillamment commentée par Heidegger : « Pourquoi y a-t-il quelque chose et‑non pas plutôt rien ? ». Telle que la pose Job, c’est une question tout autre : « Pourquoi y a-t-il du mal et non pas plutôt du bien ? »

Job comprend qu’il ne peut ni ne doit répondre à cette dernière question comme les savants cherchent‑à résoudre un problème scientifique. Car ce n’est pas un fait qu’on puisse expliquer par d’autres faits. Job découvre que c’est une question existentielle à laquelle il ne pourra répondre qu’en engageant son existence dans une certaine direction, en « prenant », comme il le dit, « sa chair entre ses dents ». C’est une question morale. Pour répondre à la question « Pourquoi y a-t-il du mal et non pas plutôt du bien ? », il faut en effet entendre le mot « pourquoi ? » comme une demande portant non sur la cause efficiente du phénomène, son explication, mais sur sa cause finale, son but. Il faut l’entendre comme signifiant « En vue de quoi ? ». Quel est le but ultime de toute cette aventure ? Quelle est la raison d’être de la torture que subit l’homme ? Si elle vient de Dieu, si elle est donc‑« Parole de Dieu », que veut nous dire cette Parole ? Que Dieu attend-il des hommes à qui il envoie les épreuves ?

Job esquisse peu à peu une réponse,  je dis « peu à‑peu », car le Livre de Job, décidément, ne se présente pas‑comme une démonstration philosophique aux étapes bien tranchées, c’est une méditation, une prière, où les choses apparaissent insensiblement, puis sont approfondies et se précisent touche par touche.

Il se trouve que Job n’est pas totalement ignorant de‑Dieu. Il a d’emblée de lui une certaine idée. Certes, si c’est Dieu qui a provoqué toute cette aventure où la souffrance occupe tant de place, il y a en Lui une part d’ombre. Mais, en même temps, l’idée même qu’on a de Lui implique qu’il ne soit pas univoquement méchant. Job, de‑fait, a à ce sujet une certitude : que Dieu, dans le plus profond de son cœur, a horreur du mal, la même horreur que‑celle qu ’a Job au fond de son propre cœur. Leurs cœurs‑ne peuvent pas ne pas converger, et ceci, par nécessité, en raison de l ’idée même que nous avons de Dieu.

D’où l’intuition qu’a Job qu’il reviendra dans l’amitié de Dieu si et seulement si il décide de consacrer toute sa vie à lutter avec Dieu contre le mal, si, désormais, il oriente‑sa vie dans le sens même de ce que Dieu veut, s’il fait‑coïncider son intention avec l ’Intention de Dieu.

C’est cette foi qu’il exprime d’une façon magnifique :

« Je prends ma chair entre mes dents,

je place ma vie dans mes mains,‑

il peut me tuer : je n’ai d’autre espoir‑

que de défendre devant lui ma conduite.

Et cela même me sauvera,

car un impie n’oserait comparaître en sa présence. »

(Jb 13, 14-16)

Extrait

C’est une question morale. Pour‑répondre à la question « Pourquoi y a-t-il du mal et non‑pas plutôt du bien ? », il faut en effet entendre le mot « pourquoi ? » comme une demande portant non sur la‑cause efficiente du phénomène, son explication, mais sur‑sa cause finale, son but.




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

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