L'Encyclopédie sur la mort


Prévention (suicide)

 

UDMLa prévention du suicide couvre un champ très vaste qui intéresse non seulement diverses catégories de personnes et de milieux sociaux, mais fait appel à des intervenants professionnels de plusieurs disciplines et à des bénévoles, réclamant diverses modalités d’intervention à court ou à long terme, d’urgence ou de suivi. Au début du vingtième siècle, en Grande-Bretagne, l’Armée du salut ouvrit un Anti-Suicide Office et, à New York, le National Save-a-Live League vit le jour. En 1953, le révérend Chad Varah créa à Londres les Samaritains*, un groupe de bénévoles qui accueillent et rencontrent des personnes suicidaires. Aujourd’hui, dans le monde, on compte plus de deux cents organismes liés aux Samaritains. Le premier centre de prévention du suicide est celui de Los Angeles, fondé sous la direction de Norman Farberow et Edwin S. Shneidman, en 1958. Il offre des services d’écoute téléphonique et de formation des intervenants ainsi que de recherche clinique et théorique. Au Québec, le premier centre de prévention du suicide a été créé à Québec par le docteur Jean-Louis Campagna, en 1978, dans l’École de psychologie de l’université Laval, avant de déménager au centre-ville de Québec (P. Morissette, Le suicide, démystification, intervention, prévention, Cardiex, Service de traitement de textes, 1984, p. 342-345). Depuis lors, une trentaine d’autres centres sont à l’œuvre. En 1998, la stratégie québécoise d’action face au suicide, lancée par le ministère de la Santé publique du Québec, propose des actions, établit des priorités et stimule tous les organismes des divers réseaux à constituer un partenariat pour la prévention du suicide.

Modalités de prévention

Comme il n’y a pas un suicide, mais des suicides, de même il n’y a pas une intervention, mais des interventions. Une prévention plurielle «inclut dans sa compréhension les dimensions personnelles, sociales, familiales, environnementales et culturelles. Il n’y a donc pas ici de causalité unique, mais plutôt une synergie de facteurs qui influencent, dans un sens positif ou négatif, le développement d’un état de crise suicidaire» (S. Raymond, «Le milieu communautaire et la prévention du suicide au Québec. Vingt ans plus tard, où en sommes-nous?», Frontières, vol. 12, no 1, 1999, p. 89-93). Il importe de distinguer entre la prévention individuelle et immédiate auprès d’une personne en crise* suicidaire et la prévention sociale, qui vise à sensibiliser la communauté et à établir des partenariats avec les diverses ressources du milieu. Les centres de prévention ont adopté «un modèle d’intervention qui tient compte des caractéristiques de la personne suicidaire (la douleur psychologique intolérable, la recherche de cessation de la conscience de cette douleur, le désespoir, l’ambivalence, la communication de l’intention). Ainsi l’intervention téléphonique se doit d’offrir une réponse rapide, accessible et disponible. Cette intervention veut ouvrir le champ à des alternatives, entendre la souffrance, briser l’isolement affectif de la personne, modifier la vision de tunnel, diminuer l’état de crise (tension et souffrance) et, bien sûr, empêcher le passage à l’acte» (ibid., p. 90).

 

La prévention sociale cherche, elle, à créer des conditions objectives de santé et de bien-être qui améliorent le sort de la population en général, qui réduisent la criminalité et la délinquance, la pauvreté* et le chômage*, permettant au plus grand nombre de jouir d’une vie décente. Ainsi, il y a des formes de prévention à long terme qui peuvent se pratiquer aisément dans la société, mais qui demandent une concertation des gouvernements et des organismes, de l’industrie et du public en général. Par exemple, le contrôle des armes à feu*, l’installation d’un dispositif arrêtant le moteur d’un véhicule dès que le taux d’oxyde de carbone est trop élevé, des lignes de métro dotées de dispositifs pour empêcher les gens de se jeter sur la voie. La guerre* est souvent considéré comme une période où le taux du suicide va en décroissant. Or, l'on s'accorde de plus en plus pour affirmer que beaucoup de morts au champ d'honneur sont des suicides déguisés. En plus, un nombre important de militaires se suicident pendant leur mission à l'étranger, par exemple en Afghanistan, ou reviennent de la guerre en victimes* , blessés physiquement ou souffrant de grave dépression*. Plusieurs d'entre eux se suicident. Ne faudrait-il pas faire des campagnes de prévention du suicide en s'opposant vigoureusement contre la guerre et travaillant ardemment pour le maintien de la paix?

Éthique de la prévention. Principes

Du point de vue des principes, il existe un devoir moral de venir en aide aux personnes en détresse qui s’inspire de valeurs et de sentiments selon le degré de la relation avec l’autre: l’amour, la compassion, la fraternité et la solidarité humaine. Ce devoir de bienfaisance correspond au droit fondamental de toute personne humaine à la vie et à l’intégrité physique. Lorsque quelqu’un est dans le besoin, il faut lui prêter secours afin qu’il puisse s’en sortir et se prendre en main. La parabole du bon Samaritain demeure, dans ce contexte, une référence tout appropriée. Il ne s’agit pas, par ailleurs, de créer chez la personne aidée une dépendance à l’égard de son bienfaiteur. Il faut plutôt lui apprendre à développer ses propres ressources psychiques et spirituelles pour s’orienter adéquatement à travers la vie. Ce qui manque parfois à ces personnes, c’est une certaine capacité d’extraversion pour sortir d’elles-mêmes et s’ouvrir à l’autre ainsi qu’un certain pouvoir d’imagination pour se créer un projet d’existence et collaborer à des projets existants où le dévouement joue un rôle important. Cependant, certains individus sont si lourdement affectés ou marqués par le destin qu’ils s’estiment impuissants devant la vie et ses exigences. Ils éprouvent un grand manque de ressources dans leur propre personne ou dans leur environnement, leur registre de valeurs est très réduit ou ils n’ont pas la flamme intérieure pour aspirer à l’accomplissement des valeurs auxquelles ils semblent croire (F. Gratton, Le suicide d’être des jeunes Québécois). D’autres personnes en détresse ont pris la décision franche, suffisamment libre et éclairée, de se suicider. Le suicide leur paraît la seule solution à leurs problèmes et à leurs souffrances. Si elles tiennent ferme à cette volonté de mourir, il convient de respecter leur décision et de ne pas intervenir coûte que coûte au nom du caractère sacré de la vie ou au nom de valeurs qui ne sont pas les leurs. «Ce n’est pas le suicide qu’il faut prévenir, c’est le suicide insensé, celui dont le sens demeure inconscient. En dehors du suicide impulsif qui est, par définition, impossible à anticiper, il faut prévenir le suicide qui n’est pas le résultat d’un choix éclairé. Cela implique l’acceptation qu’il existe des suicides éclairés» (D. Bordeleau, Face au suicide, p. 163-164). C’est là tout le débat entre ceux qui, comme beaucoup de psychiatres, considèrent tout suicide comme le résultat de la maladie mentale* et ceux qui, comme les psychanalystes et les philosophes, estiment que le suicide peut être le fruit d’une délibération de la raison d’une personne prudente et avisée. Selon Thomas Szasz, nous nous sentons responsables des personnes suicidaires, parce que la psychiatrie nous a appris qu’elles étaient malades, irresponsables et donc qu’elles devaient être prises en charge par le pouvoir médical («The Case against Suicide Prevention», American Psychologist, vol. 41, no 7, 1986, p. 806-812). Sans vouloir trop cataloguer les divers experts ou intervenants, rares sont les cliniciens qui, à l’exemple du psychiatre J. Sakinofsky («On Suicide. The Paradox ofPerspective in Psychiatry Suicide», , vol. 4, no 2, avril 1985, p. 1), «voudraient voir leurs pairs s’intéresser au fait que beaucoup de suicidants sont sains d’esprit. Dès lors, il faudrait expliquer aussi pourquoi seulement certaines personnes se suppriment, pourquoi la majorité des déprimés s’accrochent à la vie, dans des conditions extrêmement pénibles» (S. Gagnon, Mourir, hier et aujourd’hui p. 142).

 

Plus concrètement, quels sont les principes éthiques, les attitudes et les comportements, que les intervenants devraient adopter à l’égard des personnes suicidaires? Nous répondrons à cette question en nous inspirant de la démarche de John Wilson en éducation morale (Le maître et l’éducation morale, Victoriaville, NHP, 1984).

 

Le premier principe éthique consiste à considérer et à traiter l’individu suicidaire comme une personne responsable de ses actes, ayant sa liberté et sa compétence, sa manière de penser et de raisonner. Il importe de lui accorder la chance de révéler les motifs et les mobiles de son intention de mettre fin à sa vie et de dire le sens qu’il veut donner à son geste. Si ses idées ne correspondent pas aux nôtres, cela ne veut pas dire pour autant que sa logique soit dénuée de fondement. Cette ouverture à la mentalité et à la sensibilité particulières de la personne suicidaire ne dispense pas les intervenants de faire connaître leur propre compréhension de la situation. L’honnêteté leur recommande d’être de vrais interlocuteurs, chacun selon sa compétence professionnelle ou existentielle. Il est compréhensible qu’ils fassent appel, avec délicatesse et prudence, à un langage susceptible d’étayer leurs convictions et leur lecture des faits. Seulement, le suicidaire devra pouvoir faire de même et ne pas se trouver face à une aide qui ignore le point de vue de l’autre sous prétexte que celui-ci, souffrant d’un aveuglement de l’esprit, ne sait pas ce qui est bon pour lui. Le syndrome de l’expert, qui, parce qu’il pense savoir ce qui est bon pour l’autre, impose ou surprotège, compromet gravement la relation d’aide et devient une forme de manipulation subtile. Baechler* estime qu’il y a autant de suicides que de suicidés. Autrement dit, chaque suicide est une réponse individuelle à un problème personnel. Si les problèmes diffèrent d’une personne à l’autre, les réponses varient aussi. Si certains trouvent beaucoup de sens à leur vie, d’autres ne trouvent ni satisfaction ni signification à leur existence. À un problème plus ou moins identique, on peut répondre différemment. Les prédispositions génétiques ou biologiques, l’éducation familiale et l’influence du milieu de vie ou de travail, les convictions morales ou religieuses, les valeurs et les expériences personnelles font qu’un individu gère sa vie d’une façon singulière qui diffère de celle d’un autre. Ainsi, une personne peut attacher plus de prix à sa lucidité et à sa liberté qu’à la durée de sa vie, comparativement à une autre personne pour qui la vie est une valeur capitale à laquelle elle est bien prête à sacrifier quelques inconvénients qui affectent sa mémoire ou sa locomotion. Nous sommes ici en présence de deux images de l’homme qui suscitent des attitudes différentes devant la vie et la mort, et qui, toutes deux, peuvent se justifier moralement.

Le deuxième principe est l’empathie, qui consiste à percevoir avec justesse le degré d’intensité des sentiments qui nous animent et qui animent autrui. Dans la relation d’aide, il est indispensable de pouvoir discerner avec précision les signes verbaux ou non verbaux par lesquels le suicidaire manifeste sa détresse. Ainsi, le «je veux mourir» ou le «je vais me pendre» peut vouloir dire «je ne veux plus vivre ainsi», ce qui devient alors un appel au secours. Toutes les révélations d’intention suicidaire sont des appels à l’aide, mais pas nécessairement pour vivre. Il se peut que, avant de se donner la mort, on éprouve le besoin de dire son mal et de chercher une oreille attentive ou un accompagnement, proche ou lointain, dans la solitude de l’accomplissement de son geste mortel. Le «je veux me tuer» peut donc signifier vraiment «je vais mettre un terme à ma vie, parce que je vois comme ma souffrance m’est devenue intolérable». L’intervenant cherchera à décoder et à interpréter ces messages afin de pouvoir y répondre de façon appropriée. S’il est empathique, il parviendra à soupçonner la profondeur de la détresse et du désespoir, de la déception ou de la frustration de la personne qui se confie. Il pourra se rendre compte des ressources psychiques et morales dont celle-ci dispose pour être en mesure de porter le fardeau de son existence. Il devinera alors chez la personne suicidaire, déjà gravement blessée par la vie, son seuil de tolérance face à la douleur présente et à venir. L’intervenant cultivera de l’empathie non seulement à l’égard d’autrui, mais aussi à l’égard de lui-même. Il s’interrogera sur sa propre sensibilité. Quelle est l’intensité de ses sentiments de bienveillance ou d’hostilité, de compassion ou d’indifférence à l’égard d’une personne qui lui révèle ou lui réitère son intention suicidaire? Quelle est sa propre attitude face à la mort, celle du déni ou de la peur, de la révolte ou du consentement? Quel est le degré de sa propre vulnérabilité au risque suicidaire? Quelle image a-t-il de lui-même, positive ou négative? Quelles sont les valeurs qui l’habitent? Quelle idée se fait-il de la liberté et du bonheur? Quel est le modèle d’homme ou de femme sur lequel il façonne sa propre vie? Quels critères de qualité exige-t-il pour sa propre vie? L’intervenant peut d’ailleurs se sentir désemparé ou maladroit devant un proche ou un étranger qui, au téléphone ou en consultation, manifeste sa volonté de se supprimer, que ce soit en termes confus ou avec une ferme clarté. La personne peut ne pas lui inspirer confiance, il peut la trouver manipulatrice et lui sembler faire du chantage. Vaincu par la fatigue ou l’usure, un professionnel ou un bénévole peut éprouver l’envie de démissionner devant une personne suicidaire qui, à travers ses désirs de mourir, réclame son aide. Ces sentiments et ces états d’âme, quel intervenant ne les a pas faits siens? Mais s’il veut agir d’une manière éthiquement acceptable, il doit être franc avec lui-même et être conscient de ses propres appréhensions et angoisses, de ses projections ou de ses introjections, de ses déceptions ou de ses complicités, avouées ou non, avec la personne suicidaire.

Le troisième principe est la capacité de connaître ou de tendre à connaître les faits objectifs qui peuvent éclairer le choix de l’intervention la plus adaptée à la situation. Il est important de connaître les droits fondamentaux, les normes sociales, les principes éthiques et les règles juridiques auxquels on peut se référer pour accepter ou refuser la mort volontaire. En faveur du suicide, deux droits sont souvent invoqués, le droit à l’autodétermination et le droit à la mort. Or, si la légitimité de certains suicides se fonde sur l’autonomie* de la personne humaine, maîtresse de son destin et apte à choisir librement l’heure et les moyens de sa mort, un droit à la mort volontaire n’existe pas. Ce qui existe, par contre, c’est un droit à la vie en vertu duquel tout individu peut réclamer qu’on le protège. On sait comme ce droit à la vie est constamment piétiné, un peu partout dans le monde, par la torture et les mutilations, la guerre et le génocide. Si le suicide peut quand même se justifier, c’est paradoxalement au nom du droit à la vie, notamment le droit à une fin de vie digne. Le suicide ne s’oppose pas au droit à la vie, car ce droit n’a de raison d’être que si son titulaire peut en disposer librement. Le droit à la vie n’est pas un devoir vivre. Nul ne peut être obligé de vivre si sa vie lui est devenue intolérable. La législation qui régit actuellement la mort volontaire donne des indications importantes dont l’intervenant ne pourra se dispenser s’il veut agir selon la norme et ne pas s’exposer à des poursuites pour instigation ou incitation à la mort. On ne peut faire fi de l’histoire de la pensée et de la longue tradition morale qui, selon Bayet*, «va de l’horreur au blâme, de la désapprobation à la pitié, de la pitié à l’excuse, à l’approbation, à l’admiration» (Le suicide et la morale, p. 23). L’intervenant doit savoir dans quelle tradition éthique il veut situer son action, mais doit s’informer également sur la tradition philosophique ou religieuse à laquelle la personne suicidaire adhère. La profession que l’on exerce et les codes de déontologie qui la régissent, les objectifs de l’institution ou de l’organisme pour lequel on travaille, voilà autant de facteurs susceptibles d’influencer la prise de décision. Ainsi, le rôle d’un professionnel de la santé ou d’un bénévole d’un centre de prévention du suicide est directement orienté vers la protection de la vie de celui qui demande de l’aide. La tâche d’un psychanalyste ou d’un pasteur est davantage orientée vers l’accompagnement de la personne suicidaire dans son cheminement existentiel ou dans son itinéraire spirituel, peu importe l’issue de la démarche. L’intervenant doit connaître les faits qui touchent directement la personne suicidaire, l’état de sa détresse. A-t-elle envisagé, essayé et refusé toutes les solutions autres que celle de la mort? Sa volonté de mourir est-elle passagère ou durable? Quelle est sa personnalité? Quelles sont ses perspectives d’avenir à court ou à long terme? Quelle contribution peut-elle ou veut-elle encore apporter à la société? Quelle aide la société est-elle disposée à fournir en termes de services, de modalités de réintégration, de ressources financières et humaines? Quel soutien peut-elle espérer de son entourage? Quel est son âge et sa maturité? Sans vouloir faire de discrimination, on interviendra avec plus de détermination lorsqu’il s’agit de sauver la vie d’un jeune qui, par manque de perspective historique ou d’expérience, veut en finir avec la vie à l’occasion de sa première déception amoureuse. Cela ne veut pas dire que la vie d’un vieillard ne vaut pas la peine d’ être sauvegardée, mais sa décision de se libére r d’une existence qu’il estime insupportable ou rendue à terme rencontrera sans doute plus facilement notre assentiment. Cela dit, la vie de certains jeunes est si gravement hypothéquée que leurs expériences négatives les ont rendus vieux avant leur âge. Tous ces faits, d’importance inégale et de valeur relative selon les circonstances, interviennent dans la formation d’un jugement prudent. C’est l’agencement singulier de ces divers facteurs, tel qu’il se construit dans l’esprit de l’intervenant et du suicidaire, qui va déterminer l’action. Voici, par exemple, une question pratique: faut-il hospitaliser ceux qui ont fait une tentative de suicide? L’hospitalisation semble nécessaire dans le cas d’une dépression ou d’une psychose. Dans la plupart des autres cas, la prise en charge par le réseau communautaire donnera sans doute de meilleurs résultats, car elle peut intégrer les parents, les amis et les «aidants naturels» dans l’effort de la personne suicidaire à assumer ses responsabilités.

Le quatrième principe consiste à prendre une décision appropriée au jugement formé relativement à une situation observée et analysée ainsi qu’à traduire cette décision en actes dans une intervention conséquente. L’intervenant aidera la personne suicidaire à clarifier sa propre lecture des choses et des événements, à voir clair dans sa vie et dans sa personne. À partir de son champ professionnel ou de son expérience, il lui donnera les informations les plus utiles et lui fera connaître d’autres sources d’information qu’elle pourra consulter pour compléter son examen de la situation. S’il réussit à établir une relation de confiance avec la personne suicidaire, il pourra lui faire découvrir progressivement ce qui sera le mieux pour elle, quels effets bons ou mauvais résulteront de sa décision. S’il juge qu’il n’est pas compétent en la matière et que la situation demande un expert ou s’il n’a pas pu établir une relation de confiance, il adressera la personne à un collègue ou à un autre professionnel. Dans sa quête de la vérité, la personne suicidaire cherche une transformation radicale de son être. Elle est engagée dans la recherche ultime d’un changement qui lui apportera un mieux-être, le repos ou la fin de sa souffrance insupportable. Dans ce sens, on peut dire qu’il faut qu’elle meure et qu’elle fasse le deuil* du point de vue de sa santé, de ses amours, de son travail, de son statut social, de ses finances. Il lui faut faire l’expérience de la mort. Il suffit parfois de vivre cette expérience de la mort dans l’intériorité de son âme et alors la mort physique n’est plus nécessaire, parce que la mort est déjà vécue symboliquement. Seul un intervenant qui a su traverser une expérience semblable de mort symbolique est en mesure d’accompagner adéquatement une personne suicidaire dans sa quête vitale. Cependant, la décision ultime appartient à la personne suicidaire elle-même à qui l’intervenant ne peut se substituer sans offenser la liberté individuelle. Il privera ainsi quelqu’un de la dignité de faire ses propres choix, ce qui est une erreur plus tragique encore que celle de la privation de la vie. On avance souvent comme argument en faveur d’un acharnement contre le suicide le fait que certaines personnes sont heureuses d’avoir été sauvées. On occulte en revanche les sentiments de révolte de celles qui ont survécu, grâce à une intervention répressive, et vivent dans un état de détresse physique et morale atroce.

Après avoir tenu compte de tous les facteurs disponibles à son discernement et à sa discrétion, l’intervenant jugera de l’opportunité de continuer ou de cesser son opposition à un projet suicidaire. Dans certains cas, il pourrait même faciliter la mort volontaire en créant les conditions les plus favorables pour poser le geste ou en accompagnant le sujet dans ses derniers moments. C’est à l’intervenant de savoir s’il est psychologiquement capable d’assumer les conséquences sociales et les sanctions légales d’une assistance au suicide qu’il estimerait éthiquement légitime. Les décisions des intervenants en regard du suicide d’une personne qui a recours à leur aide demeurent difficiles et tragiques. Si, devant un même cas, deux intervenants parviennent à des attitudes ou à des solutions différentes ou opposées, il ne faudrait pas en conclure que les unes sont bonnes et les autres, mauvaises. Devant des questions si complexes de vie et de mort, il n’est pas opportun de prôner ou de pratiquer une «morale de l’une ou de l’autre» exclusivement, mais une morale que Bayet appelle «nuancée», selon laquelle il y a des «pour» et des «contre». Les uns peuvent se montrer plus sensibles aux «pour», d’autres seront plus touchés par les «contre». Les deux positions peuvent, dans certains cas, s’estimer moralement acceptables. Une équipe d’intervenants dans le domaine de la prévention du suicide gagnerait beaucoup à évaluer ses procédures et ses méthodes, à connaître davantage les théories ou les doctrines qui sous-tendent ses stratégies. Un retour sur un cas problématique, peu importe les décisions prises et l’issue concrète de la démarche, peut apporter de nouvelles clarifications et éventuellement des modifications. Cette évaluation devrait pouvoir se faire dans un esprit de recherche d’une responsabilité sociale sans qu’elle dégénère dans une séance de culpabilisation réciproque. On consultera M. Séguin et P. Huon (dir.), Le suicide: comment prévenir, comment intervenir, Outremont, Logiques, «Mieux vivre», 1999. Consulter: Chagnon. F, Mishara. B.L. Évaluation de programmes en prévention du suicide, Sainte-Foy Presses de l'université du Québec, 2004.

En conclusion, le rôle de l'État autant que celui des organisations internationales ou locales et celui des intervenants n'est ni d'empêcher le suicide à tout prix, ni d'influencer l'individu dans les diverses phases de sa vie, ni d'imposer des comportements aux personnes, ni de leur faire subir des traitements intensifs. Leur rôle n'est pas de gérer la destinée d'autrui. On peut donc s'étonner et exprimer certaines craintes lorsque l'ONU déclare que le suicide «est un comportement avec des effets dévastateurs sur le tissu cohésif de la société. La gamme de comportements suicidaires est large et a comme conséquence beaucoup de douleur et de rupture dans les vies des individus, des familles et des communautés. La nature de ce problème global rend nécessaire le développement de stratégies qui reflètent une approche holistique à la prévention. Cette approche assurerait une stratégie complète, coordonnée et de collaboration pour réduire l'expression et les conséquences du comportement suicidaire (ONU, Prevention of Suicide, Guidelines for the Formulation and Implementation of National Strategies, New York, Department for Policy Coordination and Sustainable Development, 1996, p. 14, traduction de Marie-France Aujard, «La suicidologie, outil de gestion du comportement», Recherches sociographiques, XLVIII, 3, 2007, p. 171).

La littérature au sujet de la prévention du suicide est devenue extrêmement prolifique (voir la bibliographie sélective* sur la mort volontaire). Depuis une dizaine d'années, divers modèles de prévention sont proposés s'appuyant sur diverses théories et aboutissant à diverses stratégies, mais
peu importe si les experts parlent soit de crise suicidaire (anomie) soit de maladie mentale (pathologie), tous ces modèles se ressemblent. Le dogme de la prévention peut se formuler ainsi: la personne suicidaire doit être normalisée (réadaptée socialement) ou soignée (mentalement et physiquement), car elle est «hors norme» ne répondant pas aux critères de la santé publique ou ne ressemblant pas à l'image de l'homme dit «normal». On n'écoute pas la personne suicidaire comme un sujet qui produit un sens par ses pensées, ses désirs, ses intentions, ses décisions et ses actes. Un sujet qui essaie de se situer dans ou par rapport à la société avec sa subjectivité particulière, jugée étrange, parce non conforme, non reconnue comme différente. Il ne s'agit pas de prévenir l'acte fatal, mais d'accompagner la personne, qui pense et puis décide de se suicider, de l'éclairer et de l'aider à faire le meilleur choix possible en étant prévenant à l'égard de sa liberté et de son autonomie, de ses raisons d'être et de ses goûts de venir. Dans quelle mesure existe-t-il un «devoir vivre»?

À nos yeux, Daniel Dagenais a raison lorsqu'il écrit: «La réflexion sur le suicide s'est fourvoyée depuis une quarantaine d'années, sous la domination du paradigme suicidologique*, supposément orienté vers la prévention mais en réalité vers le contrôle des populations, dans la décomposition à l'infini des facteurs dont aucun ne causera jamais un suicide et qui ensemble ne parviennent jamais à faire sens de ce qu'est le suicide vraiment, à savoir un acte qui interroge profondément le fait même de vivre une vie humaine.» («Préface à l'édition française» dans Michael J. Chandler, Cgristopher E. Lalonde, Bryan W. Sokol et Darcy Hallett, Le suicide chez les jeunes autochtones et l'effondrement de la continuité personnelle et culturelle, Québec, Presses de l'université Laval, 2010, p 8)

Conclusion

Dans notre zèle interventionniste de sauver la vie et même d'imposer la vie, de la proclamer comme valeur, nous oublions de nous interroger sur le sens de la vie en général, dans le sens que nous donnons à notre vie. Quelle est notre qualité de vie sociale, intellectuelle et spirituelle? Avant d'aider des personnes suicidaires, interrogeons nous, nous-mêmes sur nos forces de vie, notre goût de vivre, notre style de vie. Notre vie peut être médiocre et insignifiante, nous menons une «petite vie» sans envergure, une «petite vie d'esclave heureux» de la société de la production et de la consommation? Quelle est notre mode vie? Quels sont nos modèles humains d'une vie accomplie et quels sont les moments forts de notre vie? Au lieu de vivre, nous nous contentons de «fonctionner». À ce sujet, nous référons les professionnels et les bénévoles engagés dans la prévention du suicide à lire «Vivre ou fonctionner» de Jacques Dufresne sur le site de l'Agora
http://agora.qc.ca/Documents/Vie--Vivre_ou_fonctionner_par_Jacques_Dufresne

« Prévenir le suicide »
volume 21, numéro 1, automne 2008
L’angle de prise de ce numéro est la collaboration entre la recherche et la pratique en prévention du suicide. Une attention particulière est apportée à la question du transfert des connaissances et aux éléments qui sont impliqués dans la collaboration recherche pratique. D’entrée de jeu, un article traite d’une enquête sur l’utilisation des connaissances scientifiques et les collaborations recherche pratique en prévention du suicide au Québec et aussi ailleurs dans la francophonie. On y présente des recherches et aussi des interventions, toujours en mettant l’accent sur l’interface recherche et pratique.
http://www.frontieres.uqam.ca/21.1.php



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Prévention du suicide
Université de Montréal

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-13

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