L'Encyclopédie sur la mort


Effets pervers de l'idéologie de la prévention

Jacques T. Godbout

Ce texte ci-dessous est une critique de l'idéologie de la prévention en général. Elle peut être appliquée non seulement à l'alcoolisme*, cité en exemple, mais aussi au suicide et à toute autre forme de conduite à risque*. Cette critique met en question la pertinence de la rationalité instrumentale. Les théories de l'action intentionnelle (purposive action) ne spécifient pas les valeurs et les croyances des individus. Elles se contentent de postuler que l'action humaine est orientée vers un but. Elles comparent les actions selon les résultats attendus et imposent comme choix rationnel l'action qui procurera le meilleur résultat.
Dans une réflexion sur le rapport fin-moyen, comment ne pas dire un mot des effets pervers de l'idéologie de la prévention? Les experts distinguent la prévention primaire, secondaire et tertiaire, La prévention primaire fonctionne de la manière suivante: face à un problème pour lequel le spécialiste ne voit aucune solution concrète immédiate, l'idée vient naturellement d'éliminer la source du problème, de l'empêcher d'apparaître. Pour ce faire, il faut en trouver la cause. On identifie alors une cause au problème, dont le lien avec le problème est plus souvent établi de façon fort douteuse. C'est le maillon le plus faible, généralement, du raisonnement: soit la cause identifiée est tellement générale qu'elle est peu significative; soit elle est précise mais le lien entre la cause et l'effet, lui, ne l'est pas du tout (1) Il ne reste plus qu'à appliquer un programme de prévention, qui n'est rien de moins qu'un programme d'élimination des causes. poussée à son extrême, la prévention est une philosophie qui vise à éviter le mal pour ne pas avoir à le guérir. Selon cette approche, Ulysse s'attache au mât pour s'assurer de ne pas céder aux Sirènes, ce n'est pas encore tout à fait de la prévention. Ou plutôt c'est de la prévention secondaire, bien inférieure à la prévention primaire, laquelle consisté à éliminer carrément les Sirènes avant qu'elles ne se montrent.

La prévention est par ailleurs fort souhaitable et louable lorsqu'elle n'est pas un prétexte et qu'elle ne se prend pas pour ce qu'elle n'est pas. En revanche, elle se transforme facilement en une utopie de combat pour l'élimination du mal sur la Terre, et représente le refus de l'Homme d'avoir été mis à la porte du Paradis terrestre et d'avoir à vivre avec le mal. Comme si le péché faisait tellement peur que, au lieu de risquer de le commettre, certains humains préféreraient en éliminer la possibilité.

C'est l'exacerbation caricaturale du rapport fin-moyen. Comme l'avait noté Bateson, il existe un contre-exemple fascinant: les Alcooliques anonymes (2). Ces derniers affirment constamment ne vouloir s'attaquer qu'au problème des personnes alcooliques; aucun discours sur les causes, aucune théorie sur la prévention. Ils refusent de s'associer à tous les autres organismes qui luttent contre les causes de l'alcoolisme* et font des pressions auprès des gouvernements. Or, lorsqu'est examinée l'action des A. A., nous constatons qu'ils ont souvent un effet directement sur les causes,en changeant la personnalité de l'alcoolique, en touchant aux raisons pour lesquelles il buvait. Souvent toute sa personnalité est transformée! Ils atteignent une fin visée par la prévention mieux que ceux qui font de la prévention, mais ils y arrivent sans se préoccuper de la fin, en se centrant sur un moyen.

1. Jacques T. Godbout, «L'impossible évaluation», in ACFAS (éd.), Évaluer: quoi? Actes du collnque du Conseil québécois de la recherche sociale,Chicoll~ bec), Gouvernement du Québec, 1996.

2. Sur les A. A., voir Godbout, L'esprit du don, p. 98-105.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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