L'Encyclopédie sur la mort


Ramener nos morts

Gabrielle Roy

Gabrielle Roy, née à Saint-Boniface( Winnipeg ) le 22 mars 1909 et décédée à Québec le 13 juillet 1983 est l'une des plus importantes écrivaines francophones du Canada. Ses œuvres ont reçu de nombreux prix littéraires, incluant le Prix Femina de la France.Son autobiographie, intitulée La Détresse et l'enchantement et publiée à titre posthume en 1984, couvre les années de son enfance au Manitoba jusqu'au moment où elle s'établit au Québec. Dans l'extrait de ce livre, reproduit ci-dessous, Gabrielle Roy se souvenant de la mort de son père évoque la mort d'autres de ses proches. Son désir est de faire mémoire d'eux en les ramenant à l'existence pour les consoler de la peine qu'ils se sont faite à son sujet.

À consulter: André Vanasse, Gabrielle Roy, Montréal, XYZ, 2004.
Je m'étonnais sans fin, auprès de la dépouille de mon père, d'être déjà si avidement plongée à la recherche des moindres bribes que je connaissais de sa vie. Je ne savais pas que c'est le premier effet de la mort que de faire vivre le disparu dans la mémoire de ceux qui l'ont aimé avec une clarté et une intensité jamais encore éprouvées.

Je me penchais, je scrutais à la lueur tremblante des cierges le visage si beau que mon père devait présenter pour toujours à ma mémoire. Une grande noblesse s'en dégageait. Elle avait calmé mon chagrin et jusqu'à mes regrets. J'étais par elle fascinée. Cette mort et plus tard bien d'autres dans ma vie jamais ne m'ont dit le vide. Celle-ci ne me parlait pas non plus d'une autre vie, d'un autre monde. Elle était à mes yeux le mystère entier, jamais entrouvert, la totale franchise enfin, l'obscurité intacte et, à cause de cela peut-être, plus belle que ce que j'avais jamais vu sur terre. À le regarder, j'avais l'impression que la vie, presque toute la vie, était une distraction après une autre pour tenter de nous dissimuler l'essentielle vérité.

Presque, immédiatement après les funérailles, je dus retourner à mes études, en vue des examens qui approchaient. À ma grande surprise, je les passai sans peine. [...] Cette nouvelle, qui eût tant réconforté les derniers jours de mon vieux père, voici que je ne savais qu'en faire. Je souhaitai le ressusciter pour m'entendre la lui annoncer. Pour moi seule, que valait-elle au fond? Plus tard, ce serait maman que je souhaiterais ressusciter pour m'entendre lui raconter l'extraordinaire bonne fortune de Bonheur d'occasion à laquelle, dans ce récit imaginaire que je lui en faisait, elle ne croyait pas, et j'insistais: «Voyons, maman, tu peux dormir en paix, je suis presque riche.» Et elle, du fond de l'ombre, hochait la tête tristement, me croyant toujours pauvre et démunie. Plus tard encore, ce fut ma soeur Anna que je désirai ramener un moment de la mort pour la réconforter, elle qui avait tant craint pour moi l'amour, le mariage, les liens,lui disant que, somme toute, ces grandes entraves de la vie avaient eu pour moi leur côté bénéfique. Mais elle ne m'entendait pas, éternellement soucieuse à mon égard. Maintenant c'est Dédette que je rappelle en vain tâchant de la rassurer sur ce chagrin qu'elle me connaissait et qui l'avait tant affectée. J'ai beau soutenir qu'il s'est estompé, presque guéri, elle ne m'entend toujours pas. Ainsi, je devais apprendre, en vivant, que ce n'est pas à l'heure des grands chagrins que l'on désire le plus ramener nos morts, mais plutôt pour les consoler de la peine qu'ils se sont faite à notre sujet, et dont il me semble que nous ne pouvons les délivrer. C'est pourquoi sans doute je me plais tellement à ces rêves de la nuit qui me représentent parfois maman ou mes soeurs, le visage comme paisible et heureux. Aucun rêve jamais ne m'a montré mon père rajeuni et souriant comme cela est arrivé pour les autres.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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