Petite histoire de la fin de l’histoire

Pierre-Jean Dessertine

Les projets totalitaires d'une fin heureuse de l'histoire ayant échoué, à quelles conditions une fin malheureuse peut-elle encore être évitée ?

Il y a trente ans, entrait dans les titres des gazettes l’idée de « La fin de l’histoire » inspirée par un penseur américain, Francis Fukuyama, qui écrivait, à propos des effondrements en chaîne des démocraties populaires d’Europe de l’Est : « Il se peut que […] ce ne soit pas juste la fin de la guerre froide, mais la fin de l’histoire en tant que telle : le point final de l’évolution idéologique de l’humanité » (La fin de l’histoire ? – 1989).

S’en souvient-on ? Il s’agissait d’une fin heureuse ! L’ensemble du bloc soviétique se disloquait sous les revendications populaires qui impulsaient la mise en place d’une organisation démocratique des sociétés. Se laissait voir un avenir sans histoires en lequel la course aux armements serait remplacée par la saine émulation commerciale dans le cadre de libertés individuelles garanties à tous. On attendait avec confiance une abondance de biens qui généraliserait les situations de bien-être, alors cantonnées dans certaines classes privilégiées, en particulier du monde occidental.

D’ailleurs, depuis son apparition dans la philosophie de Hegel, au début du XIXème siècle, « la fin de l’histoire » a toujours été une idée heureuse. Car l’histoire était constitutivement considérée comme malheureuse : « L'histoire n'est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages blanches. » affirmait le philosophe allemand. Il considérait que le déchaînement des passions, la violence, sont consubstantielles à l’histoire parce qu’ils sont la manière dont se réalise l’Esprit, au moyen des contradictions du réel, pour devenir pleinement conscient de lui-même, c’est-à-dire Savoir absolu, ce qui signifie la fin de l’histoire.

Marx se placera dans le même logique hégélienne d’une histoire malheureuse pour une fin heureuse, en opérant simplement une substitution des protagonistes. L’histoire est tragique parce qu’elle est la chronique d’une perpétuelle lutte entre classes sociales. Et « la fin de l’histoire » n’est plus l’accomplissement de l’Esprit dans le Savoir absolu, mais l’accomplissement de l’humanité dans le communisme, lequel serait réalisé par la prise de pouvoir terminale de la classe sociale la plus dépossédée : le prolétariat généré par l’industrie.

Mais que peut signifier, simplement examinée pour elle-même, cette idée de la fin de l’histoire ?

Dans les conceptions qu’on vient d’évoquer la fin de l’histoire est assimilée à l’accès de l’humanité à un état de bonheur. Et le moins que l’on puisse dire sur cet état de bonheur est qu’il présuppose une vie sociale sans histoires. Mais, explique Kant, sans les passions humaines égoïstes qui font le sel de l’histoire, les humains seraient cantonnés « dans une vie de bergers d'Arcadie, dans la parfaite concorde, la tempérance et l'amour réciproque. Les hommes, inoffensifs comme les moutons qu'ils font paître, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d'élevage[1] » (Idée d’une histoire universelle, proposition 4)

Outre qu’elle illustre bien l’inanité du bonheur d’une vie sans histoires, cette citation est intéressante en ce qu’elle induit l’idée que l’humanité aurait ce caractère spécifique d’être historique en opposition aux autres espèces vivantes.

Qu’est-ce que cela signifie sinon que l’avenir de l’espèce humaine est une aventure ouverte, alors que celui des autres espèces vivantes est fermé ? En effet, on ne peut clairement prévoir l’avenir humain, on oscille toujours entre plusieurs possibilités, et on est d’ailleurs régulièrement surpris de voir advenir des possibilités que l’on n’avait même pas envisagées – relisez la science-fiction des années 50 : qui anticipait l’advenue d’un réseau de communication mondial digitalisé ? Par opposition, les autres vivants sont prévisibles : on les voit répéter imperturbablement les mêmes séquences de comportements liées aux cycles naturels (hors changements climatiques ou géologiques majeurs qui les impactent de manière catastrophique).

Ne suffit-il pas de mobiliser la notion de liberté pour rendre compte de cette opposition ? Les humains seraient libres de choisir leur avenir, et non les autres espèces vivantes – la liberté étant la capacité de se représenter plusieurs possibilités et d’en choisir une. L’humanité serait la seule espèce historique, parce que la seule libre.

En fait cette explication est trompeuse, parce qu’elle escamote la différence fondamentale entre la machine – tout particulièrement la machine-robot autonome – et l’individu vivant.

Le comportement du robot n’est que la résultante de sa composition et de sa programmation ; il est donc toujours, de droit, prévisible (éventuellement comme aléatoire) ; bien qu’il puisse se trouver qu’en pratique la complexité du programme et la multiplicité des capteurs qui le composent rendent cette prédiction impossible à réaliser.

Nous sommes habituellement très capables de reconnaître spontanément un individu vivant parmi des machines-robots. Il y a en effet toujours deux facteurs qui se combinent pour nous faire saisir un être comme vivant dans notre champ perceptif. D’une part un mouvement qui comporte une part d’imprévisibilité parce qu’il ne saurait être le résultat de forces extérieures, et qui doit donc être imputé à une force intérieure. D’autre part la reconnaissance que ce mouvement est orienté vers un but – par exemple se nourrir – et donc la présence d’une finalité : il s’agit d’un être qui se meut en fonction des circonstances pour quelque chose. Or, nous n’avons qu’une seule expérience directe de la finalité : c’est celle que nous sommes. C’est pourquoi percevoir un être vivant, c’est mettre en jeu sa propre vitalité, c’est le « comprendre » (étymologiquement « saisir avec soi »), autrement dit, implicitement, le créditer d’une conscience et d’une liberté – on ne comprend pas le comportement du robot, on l’explique.

Mais alors comment accorder cette liberté de l’individu vivant avec son absence d’histoire ?

Il est remarquable que tout individu vivant a, finalement, une vocation qui est en réalité une vocation d’espèce : celle de contribuer à faire prospérer au mieux son espèce dans le biotope déterminé auquel elle est adaptée (il faut nécessairement un plan d’eau au crocodile et des étendues herbeuses au bovin). Or, il doit être clair que cette vocation ne saurait avoir été librement choisie. Elle est inscrite dans le patrimoine génétique de l’espèce et se décline par ses attributs physiques et son équipement instinctuel. Elle est donc déterminée de l’extérieur par ce système de tous les êtres vivants de la planète qu’est la biosphère. Elle assigne l’espèce à des comportements déterminés dans un biotope déterminé. Dès lors la liberté de l’individu ne se manifeste qu’au niveau des moyens pour réaliser cette vocation, là ou l’instinct en laisse la latitude, parce qu’il est des occurrences où il est vitalement profitable d’être en mesure de tirer parti de certaines conditions singulières de l’environnement. Ainsi l’oiseau qui fait son nid choisira l’arbre, l’emplacement, et les végétaux appropriés dans son environnement présent, alors que la forme du nid, et le type d’emplacement, seront instinctivement déterminés.

La liberté de l’espèce humaine est d’une toute autre portée. Nous savons que l’humain n’a pas de biotope assigné. Certes, il occupe volontiers les régions tempérées, mais il est aussi capable de faire sa vie dans les contrées désertiques, ou près des pôles où les neiges sont permanentes, voire dans un submersible ou dans une station spatiale. Surtout l’anthropologie historique nous apprend que les groupes humains n’ont jamais cessé de se déplacer sur la surface du globe. Or, la signification de cette errance spatiale est claire : l’humain n’a pas de biotope parce qu’il n’a pas de vocation biosphérique prédéterminée. C’est en fonction du sens qu’il donne à sa vie – autrement dit de sa conception du bien – qu’il choisit où se mettre sur Terre. Or, l’humain est essentiellement social, c’est-à-dire qu’il ne peut réaliser ses buts derniers sans le concours d’autrui. C’est pourquoi la quête de son bien ne peut se faire sans passer par la position d’un bien commun à la société en fonction duquel chacun détermine la valeur qu’il veut donner à sa vie. Ainsi, seule parmi les espèces vivantes, l’espèce humaine a la liberté de choisir ses valeur finales.

L’être humain est ce vivant dont la liberté opère un saut qualitatif par rapport aux autres vivants tel qu’elle lui permet de surmonter ses déterminants biologiques. Il est celui qui pourra faire une grève de la faim, même jusqu’à la mort, pour le bien par lequel il donne sens à sa vie.

Les espèces vivantes ont la liberté des moyens, mais elles n’ont pas d’histoire parce qu’elles restent enfermées dans les fins que la biosphère leur a assignées.

L’espèce humaine seule a, non seulement la liberté des moyens, mais aussi celle de ses fins – elle choisit le sens qu’elle donne a son existence – c’est pour cela qu’elle est l’unique espèce historique.

Cela est certes un avantage insigne. Cela la rend indéfiniment adaptable puisque, comme corollaire à cette liberté des fins, elle a la polyvalence corporelle et l’inventivité technique lui permettant de créer les « biotechnotopes » les plus inédits dans les lieux les plus improbables. Elle peut ainsi investir le plus largement l’espace terrestre sans commune mesure avec les autres espèces.

Mais elle peut aussi poser des fins contre la logique biosphérique, comme on le voit dans une grève de la faim, ou dans le vœu de chasteté du clerc catholique. Or, elle peut également le faire au niveau de fins collectives, niveau en lequel l’impact peut être autrement plus important. Ainsi, puisque l’on sait que toute liberté implique une responsabilité (il faut répondre des conséquences de ses choix), l’espèce humaine est responsable de ce qu’elle fait de la biosphère – cette responsabilité valant, bien entendu, au niveau d’une génération, auprès de ceux qui lui succèdent sur cette planète et vivront dans les conséquences de ces choix.

Or, la conscience de cette responsabilité doit nécessairement amener les humains à prendre en compte le fait que leur existence est entièrement suspendue à la vitalité de la biosphère dont elle est une des expressions les plus performantes (on peut faire l’hypothèse que cette vitalité consiste en ce que la biosphère vise le plus grand plein de vie sur la planète en diversifiant au mieux les formes de vie et en les confortant par une multiplicité de relations systémiques – intégration, complémentarité, prédation, parasitisme, etc.).

Il s’ensuit que cette responsabilité ne peut être assumée que si les choix de finalités collectives sont conformes à l’impératif catégorique suivant : « Prononces-toi toujours pour un bien commun tel que les générations qui auront à juger de ses conséquences sur l’état de la biosphère ne soient pas amenées à condamner ton choix. »

Alors, il faut reconnaître qu’aujourd’hui sévit le règne de l’irresponsabilité. Pour être précis, nos descendants sont et seront habilités à condamner les générations qui les ont précédées, depuis près de deux siècles – ce qui correspond aux débuts de l’industrialisation – pour irresponsabilité.

On le sait, du fait de cette irresponsabilité, aujourd’hui, la vitalité de la planète se dégrade de façon accélérée[2]. Il y a la terrifiante hécatombe silencieuse des espèces animales et végétales, mais aussi la multiplication des situations catastrophiques symptômes de cette dégradation (inondations, et feux de forêt dévastateurs, pandémies, explosion de centrales nucléaires, etc.), au point qu’on en vient à envisager un prochain effondrement.

Que pense-t-on par ce mot ? Il faut plutôt parler de l’« Effondrement » (avec majuscule), au sens du titre originel du livre de Jared Diamond, Collapse (2005). Il s’agit tout simplement de la perspective de la disparition de la société – et, aujourd’hui, nous sommes dans une société mondialisée – par une succession inexorable de catastrophes qui ne laisse qu’un champ de ruines.

Une catastrophe, c’est quand on ne peut plus rien pour arrêter les dommages. L’Effondrement, c’est quand on ne peut plus rien pour arrêter une suite de catastrophes qui amène à une destruction de la culture humaine dont on ne peut voir le terme. L’Effondrement, c’est la cessation de la liberté humaine de choisir ses fins. C’est la fermeture de l’avenir. C’est donc la fin de l’histoire

Nous voyons clairement devant nous l’éventualité de la fin de l’histoire. Il ne s’agit pas, en ce contexte, d’une utopie, ni même d’une dystopie. Elle est simplement inscrite dans les chaînes de causalité présentes comme possibilité d’avenir. Et ce n’est pas une éventualité heureuse.

Chérissons notre histoire humaine et faisons en sorte qu’elle continue !


[1] À l’époque, 1784, il ne s’agit que d’élevage extensif.

[2]  Voir notre « Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? » – 2010, ALÉAS.

Extrait

S’en souvient-on ? Il s’agissait d’une fin heureuse ! L’ensemble du bloc soviétique se disloquait sous les revendications populaires qui impulsaient la mise en place d’une organisation démocratique des sociétés. Se laissait voir un avenir sans histoires en lequel la course aux armements serait remplacée par la saine émulation commerciale dans le cadre de libertés individuelles garanties à tous. On attendait avec confiance une abondance de biens qui généraliserait les situations de bien-être, alors cantonnées dans certaines classes privilégiées, en particulier du monde occidental.

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