Le don d’organe et la question de l’identité

Pierre-Jean Dessertine

Désormais plusieurs milliers de transplantations d’organe sont réalisées en France chaque année. Il s’agit donc d’une modalité thérapeutique devenue importante et qui apporte un bénéfice décisif de qualité ou de prolongement de vie à de nombreux malades.

Mais il y a un écart important entre la demande de greffons et l’offre d’organes ou tissus en situation d’être transplantés. C’est pourquoi la loi française prévoit le « consentement présumé » du don d’organe post-mortem : celui qui n’a pas refusé de son vivant est présumé consentir qu’on prélève une part de son corps après sa mort pour continuer à la faire vivre par greffe sur un corps malade. D’autre part sont mises en place des actions de sensibilisation au don d’organe, et en particulier au don de rein de son vivant. La greffe du rein est en effet la plus fréquemment pratiquée. Elle permet en particulier au patient d’échapper au lourd asservissement à la dialyse.

   On peut faire connaître son choix de donner ou non ses organes après sa mort – il y a un registre national (en France) qui peut être renseigné par Internet à cet effet. Il sera respecté.

   C’est en rapport à ce choix de don d’organe que se posent un certain nombre de questions philosophiques. Peut-on donner sans intention de donner ? Y a-t-il une propriété légitime du cadavre ? Le propriétaire serait-il la famille ou la collectivité ? Jusqu’où faut-il vouloir continuer à faire vivre un humain au moyen de « pièces détachées » ? Le donneur continue-t-il à « vivre » dans le receveur ? Par nécessité technique, le prélèvement d’un organe est resserré au plus près du diagnostic de la mort ; or ce diagnostic est ambigu – mort cérébrale, arrêt de l’irrigation sanguine, avec des cas de réversibilité – qu’est-ce alors que la mort ? Qu’est-elle, cette mort qui laisse perdurer la vie d’un organe ?

   Toutes ces questions sont en rapport avec le problème philosophique central de l’identité de l’individu humain. Que veut-on dire d’un individu humain quand on dit qu’il est lui-même ? Jusqu’où reste-t-il lui-même dans les transformations qui adviennent à son corps ?

   Ce problème, du point de vue du don d’organe, peut être formulé ainsi : le receveur est-il toujours lui-même après la transplantation ?

   Nous voudrions apporter quelques éléments pour baliser la réflexion sur cette question.

   Imaginons un Roméo contemporain follement amoureux d’une Juliette. Mais ce qui pourrait faire obstacle à son amour, ce n’est pas la haine entre les familles, c’est la mauvaise fortune de Juliette.

   En effet, Juliette est tombée malade et a été diagnostiquée comme souffrant d’une grave insuffisance rénale, elle a dû se faire greffer un rein.

   Roméo aime toujours autant Juliette, mais cela lui fait tout drôle que Juliette possède en elle un îlot de cellules remplissant une fonction vitale essentielle dont le patrimoine génétique appartient (ou appartenait) à un étranger inconnu.

   Et puis Juliette a eu un accident de voiture avec incendie du véhicule, elle a été gravement brûlée au visage. Elle a cependant échappé à la disgrâce de rester définitivement défigurée. En effet le décès concomitant d’une jeune femme a permis de prélever à temps le greffon de la totalité de son visage pour une greffe sur Juliette (la première transplantation totale d’un visage a été réalisée en 2010).

   Roméo va-t-il encore aimer Juliette alors même qu’il ne retrouve plus le visage tant chéri ? On peut penser que cela lui sera difficile, mais non impossible. Certes, c’est comme si Juliette portait un masque pour le restant de sa vie, mais derrière ce masque, elle reste bien sa Juliette avec ses qualités propres qui font son charme – cette manière propre qu’elle a de se poser dans la vie ; ses qualités spirituelles en somme, lesquelles transcendent tous les aléas qui peuvent survenir à sa constitution physique. Et ainsi, ce masque, finalement, ne va-t-elle pas se l’approprier, comme si, avec le temps, elle intégrait à sa personnalité son nouveau visage ?

   Mais voilà que Juliette est victime d’un grave accident vasculaire cérébral qui occasionne une lésion handicapante eu cerveau. Grâce aux progrès de la médecine on va lui greffer de la matière grise – des millions de neurones jeunes et intacts – obtenue par une culture in vitro sur des cellules souches embryonnaires prélevées sur un autre humain. Car il a été montré que ces cellules étrangères peuvent s’intégrer dans un cerveau lésé et développer progressivement l’ensemble des connexions neuronales requises pour une vie normale. Or, c’est par la matière grise que se déterminent les activités physiques et mentales.

   Roméo va-t-il encore aimer Juliette ?

   Ou plutôt : Peut-il encore considérer cette femme possédant une partie du cerveau fonctionnant avec des neurones au patrimoine génétique hétérogène, comme sa Juliette bien-aimée ?

   Que vise véritablement mon amour quand j’affirme que j’aime quelqu’un ?

   Pascal, dans une de ses Pensées (Br. 323), donne une réponse radicale :

   « … Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. »

   Ainsi, selon Pascal, quand on aime quelqu’un on ne peut l’aimer que pour ses qualités. Et comme les qualités de Juliette se perdent l’une après l’autre, notre Roméo, tel qu’il serait vu par Pascal, va l’aimer de moins en moins, voire ne plus l’aimer du tout.

   L’idée implicite de cette pensée est que la personne humaine est connue comme une configuration singulière de qualités à la fois corporelles et spirituelles. Et comme ces qualités sont, comme toutes les choses du monde, changeantes, il n’y a aucune identité de la personne, inébranlable à travers le temps, qui justifierait un amour (ou une haine) indéfectible.

   La pensée de Pascal nous oblige à reconnaître, au moins, que l’identité d’une personne est problématique au niveau de l’expérience commune. Elle nous amène à considérer que les techniques médicales modernes d’implantations de corps étrangers – greffons, prothèses, etc. – pour remédier à des défaillances fonctionnelles du corps, et même parfois de l’esprit, ne font qu’étendre et intensifier les changements qui, dans l’individu, brouillent sa saisie comme personne pérenne.

   Mais, à mieux regarder une telle situation, on s’aperçoit que c’est un trompe l’œil. Car la transplantation d’organe met en lumière un fait très révélateur : le refus tenace de l’organisme d’accepter l’organe greffé –  ce qu’on appelle le phénomène de rejet. Et ce rejet implique un traitement lourd d’immunosuppresseurs poursuivi jusqu’à la fin de vie, afin d’en neutraliser les agents.

   Or, dans ce rejet du greffon s’impose l’idée d’une défense par l’organisme de son identité. En effet les cellules de l’organe importé sont caractérisées par un matériel génétique différent de celui qui est commun à toutes les cellules indigènes. Et l’on constate que ce rejet est d’autant plus vigoureux que le génome est différent. C’est pourquoi on favorise, pour les transplantations possibles avec un donneur vivant, le don d’organe intra familial. La parfaite compatibilité étant obtenue lorsque le donneur possède le même génome que le receveur, ce qui n’est le cas que pour des jumeaux monozygotes.

   Ainsi, il y aurait bien une identité de l’individu humain qui serait donnée par l’uniformité du génome enfermé dans toutes ses cellules, de sa conception à sa mort. Pascal, au XVIIème siècle, ne pouvait pas le savoir : toute personne possède une « qualité » qui ne change pas et qui scelle son identité. Il s’agit de son patrimoine génétique.

   Enfin, il faut plus précisément dire « qui ne changeait pas » jusqu’à ce que, tout récemment, l’on transplante des organes d’un individu à un autre[1].

   Si donc il y a un problème d’identité de la personne humaine, c’est un problème propre à notre modernité. Il découlerait d’audaces techniques où l’on pratique comme moyens thérapeutiques ordinaires, outre l’implantation de prothèses mécaniques, la transplantation d’organes et de tissus, avec la maîtrise des phénomènes de rejet qu’elles engendrent.

   Roméo n’est-il pas fondé à considérer Juliette comme une personne qui diffère toujours plus de celle qu’il aimait au fil de la succession des transplantations, puisque des fonctions essentielles, et qui vont jusqu’à la cognition, relèvent du patrimoine génétique d’inconnus ?

   D’ailleurs avec le progrès constant de ces techniques thérapeutiques, jusqu’où peut aller cette logique de pièces de rechange par transplantation, au fur et à mesure que la fonctionnalité d’organes s’affaisse ? La partie indigène de l’organisme ne pourrait-elle pas devenir minoritaire ? Y a-t-il un obstacle de principe à ce que tout du matériel biologique indigène soit remplacé (ou éliminé par ablation) ?

   Qui serait cet humain vivant de multiples transplantations procédant d’une mosaïque de patrimoines génétiques ?

   Cette question rappelle un problème posé dans l’Antiquité grecque. Chaque année, depuis des siècles, les athéniens faisaient un pèlerinage rituel au temple d’Apollon dans l’île de Délos, à bord d’un navire sacré. Comme ce navire était sacré, il était toujours soigneusement conservé et réparé, dès qu’une planche commençait à pourrir elle était remplacée. Si bien que, du temps de Socrate, toutes les pièces constituant ce navire avaient été remplacées. Question : S’agissait-il toujours du même navire ?

   Non, si l’on prend garde que, puisqu’il n’est plus fait de la même matière, c’est comme si le navire avait changé de nature.

   Oui, pratiquement, puisqu’il s’agissait toujours, pour tous les athéniens, du « bateau de Thésée » (son nom qui le rattachait à la mythologie grecque). La nomination consacre l’accord de tous sur la pérennité de l’embarcation et donc la permanence de son identité. Mais cet accord n’est pas arbitraire. Il est motivé par la continuité de l’expérience partagée et transmise de la forme de l’embarcation qui appelle la nomination « bateau de Thésée ».

   Peut-on transposer ce « Oui » à la personne contemporaine porteuse de greffes ? Certes, elle garde la même identité juridique, et on la nomme du même nom. Mais du point de vue de l’expérience partagée concernant l’abord de cette personne, la continuité est moins évidente. Il y a la coupure nette de la période de l’opération de transplantation et de l’hospitalisation, avec ce véritable hiatus d’expérience que constitue l’anesthésie générale. On retrouve la personne greffée au terme de ce qu’on nomme souvent, à peine métaphoriquement, une « renaissance ». C’est en tout cas souvent le mot qu’emploie le patient lui-même pour exprimer ce sentiment de libération par le recouvrement, grâce au greffon, d’une fonction organique auparavant déficiente.

   Mais cette renaissance n’est pas du tout vécue comme la remise en cause d’une identité.

   Lorsque la personne, après transplantation, dit « Pour moi, c’est une renaissance ! », elle affirme, en même temps que son appropriation de nouvelles possibilités vitales, la permanence de son identité. Car ce « moi » auquel elle réfère la valeur de l’intervention chirurgicale, est le point de référence qui demeure, avant et après la transplantation, et même depuis sa plus tendre enfance, en réalité depuis qu’elle est capable de dire « je ».

   Ce point de référence, absolument immuable, auquel l’individu humain rapporte tout ce qui lui arrive, c’est ce qu’on appelle la conscience de soi.

   C’est pourquoi il faut reconnaître que l’identité d’un être humain consiste fondamentalement dans ce « soi » qui accompagne comme leur horizon tous les événements qui interpellent sa conscience : « Tout cela, c’est toujours à moi que ça arrive ! »

   On comprend alors que l’identité de la personne transcende l’événement que constitue l’apport d‘un îlot de cellules au génome hétérogène suite à une transplantation d’organe. C’est bien « elle », cette personne, qui l’a voulue et qui se retrouve après avec une vie renouvelée ; et si la transplantation s’est faite en dehors de sa volonté pour résoudre une crise sanitaire aigue, c’est encore « elle » qui sera reconnaissante aux thérapeutes de l’avoir tirée d’affaire.

   Le critère de la permanence de l’identité de la personne transplantée est donc tout simplement sa capacité de faire état de ce qui lui est arrivé, que ce soit en positif ou en négatif, même si c’est pour dire son malaise de vivre avec l’organe de quelqu’un d’autre.

   Pourquoi l’identité de la personne peut-elle ainsi enjamber ce qu’il faut continuer à reconnaître comme l’identité biologique de son corps, c’est-à-dire son patrimoine génétique ? Parce qu’elle est d’une toute autre nature. Elle n’est pas un codage chimique d’informations, elle est une valeur. Elle est, du point de vue de chacun, sa valeur absolue. Car c’est par rapport à elle – son « soi » – que prennent sens tous les événements de sa vie, comme c’est par rapport à elle qu’une personne peut intégrer un organe au patrimoine génétique différent, quitte à guerroyer le restant de sa vie contre les défenses immunitaires de son organisme.

   Le bon point de vue à adopter pour bien le comprendre est le point de vue temporel. Au long du temps mon corps change profondément à travers les âges de la vie, et il peut changer jusque dans sa nature la plus intime – implants mécaniques, organes greffés. Mon « moi » ne change pas. En réalité, du point de vue de mon expérience vécue tout change, sauf mon « moi », le seul point fixe de mon existence. C’est pourquoi il transcende tous les changements.

   Mon « moi » ne change pas dans la mesure où mon existence est un flux de conscience continu. Et cette continuité est nécessaire pour que « je » puisse faire le lien entre tous les contenus de conscience. C’est pourquoi nul être humain a pu et pourra jamais témoigner d’un hiatus dans le courant de conscience qu’est sa vie. Notre seule expérience de modifications brusques de ce courant ne concerne que des changements de niveau de conscience : la conscience continue mais dans un autre régime (rêverie, sommeil, évanouissement, coma). Si une véritable rupture de la continuité de la conscience est possible – la question reste ouverte – elle ne peut être que la mort.

   Il ne faut pourtant pas interpréter la thèse de la transcendance de la conscience de soi comme relevant d’un idéalisme échevelé. Si l’on respecte l’expérience commune, c’est-à-dire celle qui peut être partagée par tous, il faut rappeler qu’il n’y a pas d’esprit qui ne soit associé à un corps, et plus précisément un corps vivant (sans préjuger de son niveau d’organisation, de la cellule au mammifère supérieur)[2].

   La mémoire qui unifie l’ensemble des vécus d’un individu sous l’égide de son « moi » doit donc être rattachée à un support vivant. Il semble, en l’état actuel des sciences neurologiques, que l’on puisse relier la gestion de la mémoire à plus long terme (« mémoire profonde »), à l’acitivité d’une région très enfouie du cerveau humain que l’on appelle « hippocampe ».

   À ce stade deux questions restent ouvertes :

1.     La séparation de l’hippocampe du reste du corps – ou son ablation – entraînerait-elle la mort immédiate ?

2.     Sinon « qui » serait le greffé de l’hippocampe, ou du cerveau entier (possibilité qui n’est pas exclue par les chercheurs en transplantation d’organe) ?

    

   Si véritablement Roméo est aussi profondément amoureux de Juliette qu’il l’affirme, s’il l’aime vraiment elle, c’est-à-dire en sa personne en tant qu’elle surplombe ses qualités particulières, il continuera à l’aimer, même après plusieurs transplantations.

   Mais l’on ne saurait se prononcer en ce qui concerne la transplantation de l’hippocampe ou du cerveau de Juliette.

   D’ailleurs cette question n’est-elle pas purement casuistique ? L’humanité n’aura-t-elle pas bien d’autres questions à résoudre avant celle-ci ?

   Ainsi le problème éthique principal que pose le don d’organe ne serait pas tant dans la remise en question de l’identité du transplanté, que dans le sens de la lutte contre la « bio-logique » au moyen des techniques thérapeutiques. Car la logique du vivant est un vieillissement des tissus jusqu’à ce que l’organisme ne soit plus en capacité de fonctionner au bout de quelques décennies (pour l’homme) ; elle est aussi un refus d’intégration de tout corps vivant reconnu comme étranger en ce qu’il possède un génome hétérogène. Mais cette finitude de l’individu vivant qui en découle n’est-elle pas le pendant à sa capacité de reproduction? Et ce système mortalité/reproduction n’est-il pas propre à assurer une pérennité dans le dynamisme de l’espèce ?

   Jusqu’où alors peut aller cette lutte du thérapeutique contre le biologique dans un contexte culturel d’incessantes innovations techniques ? En fonction de quelles valeurs pourrait-on lui imposer des limites légitimes ?

  


[1] Il faut aussi mentionner la thérapie génique, encore balbutiante, qui consiste à insérer un gène étranger, modifiant, dans un but thérapeutique, le génome de certaines cellules.

[2] L’idée d’une « intelligence artificielle » procède d’un abus de langage, il n’y a que des effets particuliers d’intelligence humaine obtenus par montage technique de traitement de l’information.

Extrait

Roméo n’est-il pas fondé à considérer Juliette comme une personne qui diffère toujours plus de celle qu’il aimait au fil de la succession des transplantations, puisque des fonctions essentielles, et qui vont jusqu’à la cognition, relèvent du patrimoine génétique d’inconnus ?

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