Stendhal

23 / 01 / 1783-23 / 03 / 1842
«Marie-Henri Beyle. Célèbre littérateur français, né à Grenoble le 23 janvier 1783, mort à Paris le 23 mars 1842. Fils d’un avocat distingué, il perdit sa mère lorsqu’il avait sept ans à peine, et fut confié aux soins de son grand-père, le Dr Gagnon, et d’une vieille tante; son enfance s’écoula dans une maison sévèrement tenue, où l’on ne lui permettait guère ni les camaraderies, ni les divertissements de son âge. « J’ai eu un lot exécrable de sept à dix-sept ans, écrivait-il plus tard; mais depuis le passage du mon Saint-Bernard, je n’ai plus eu à me plaindre du destin. » Il compléta son éducation, commencée par un ecclésiastique qui le rudoyait et souvent même le frappait, en suivant, de 1795 à 1799, les cours de l’École centrale instituée à Grenoble et en étudiant les mathématiques. Afin de se présenter au concours de l’École polytechnique, Beyle fut envoyé à Paris, où il arriva le 19 brumaire an VIII; son premier soin fut de remettre à Daru, dont la famille était alliée à la sienne, une lettre de recommandation qui lui valut le meilleur accueil et lui procura un logement dans l’hôtel même du futur ministre. Bientôt, cependant, il abandonna les mathématiques, figura un moment parmi les élèves du peintre Regnault, entra comme surnuméraire au ministère de la guerre, dont Pierre Daru était secrétaire général, et l’accompagna, sans fonctions définies, lorsqu’il suivit Bonaparte en Italie. Cette première visite à une contrée qu’il devait tant aimer et où il devait passer une partie de sa vie, fit sur son esprit et sur ses sens une impression ineffaçable. Milan surtout fut dès lors sa ville de prédilection, car il n’avait pas encore goûté le charme de Paris, comme il le ressentit si profondément plus tard. « Tout me charmait, a-t-il dit, l’architecture, la peinture, la musique, les femmes, la société avec sa physionomie demi-étrangère. » On retrouve la trace très vivante de cette séduction dans les premières pages de La Chartreuse de Parme et de la Vie de Napoléon. Après avoir assisté « en amateur » à la bataille de Marengo, il fut quelque temps employé dans les bureaux de Petiet, gouverneur de la Lombardie, entra comme maréchal des logis au 6e dragons, fut promu sous-lieutenant un mois après et fit, en qualité d’aide de camp du général Michaud, la campagne de Mincio; il se distingua particulièrement au combat de Castel-Franco. Démissionnaire en 1802, après le traité d’Amiens, il vint passer quelques mois dans sa famille, obtint de son père une pension de dix-huit cents francs, et refit complètement à Paris son éducation classique, dont il ne se dissimulait pas les lacune; de plus il étudiait la langue anglaise. Pendant un séjour à Grenoble (1805), il s’éprit d’une jeune actrice qu’il suivit à Marseille et, pour suppléer aux ressources qui lui manquaient, dut se résigner à tenir, en qualité de comptable, les écritures d’un épicier. Le mariage de sa maîtresse avec un grand seigneur russe mit fin à cette aventure de jeunesse, dont les ennemis de Beyle se sont souvent égayés. Sur les instances de sa famille, Daru, alors sous-inspecteur aux revues, le fit attacher au commissariat de la guerre, puis à l’intendance des domaines de l’empereur (1806-1807). Auditeur au Conseil d’État en 1810, il refit l’année suivante à ses frais une excursion en Italie, fut nommé en 1812 inspecteur de la comptabilité du mobilier et des bâtiments de la Couronne et obtint, non sans peine, d’accompagner en Russie l’état-major général jusqu’à Moscou. L’un des survivants du passage de la Bérésina, où il montra, ainsi que pendant tout le cours de cette désastreuse retraite, de rares qualités de sang-froid et de présence d’esprit, il fit la campagne d’Allemagne (1813) et, après avoir secondé à Grenoble le commissaire délégué pour la défense du territoire, il quitta définitivement le service en 1814.

Les six années consécutives qu’il passa ensuite à Milan, où il connut tour à tour lord Byron, Mme de Staël, Silvio Pellico, Manzoni, Schlegel, etc., furent coupées par deux séjours en France (1817 et 1819). Lors du second (motivé par le règlement de la succession paternelle), il contribua à l’élection de Grégoire dans le département de l’Isère. Un moment, il eut la velléité d’ouvrir une maison de banque à Bologne, mais les suspicions de la police autrichienne, qui voyait à tort en lui un « carbonaro », l’obligèrent à rentrer en France (1821). Revenu à Paris sans position officielle, il n’y était pas du moins un inconnu : un premier livre sur Rome, Naples et Florence (1814), signé de ce pseudonyme de Stendhal, devenu en quelque sorte son véritable nom, sa Vie de Haydn, Mozart et Metastase (1814), et surtout son Histoire de la peinture en Italie (1817) bien que publiés, comme tous ses autres écrits, sous des noms d’emprunt, l’avaient fait apprécier de quelques lettrés. M. de Tracy lui avait ouvert son salon où l’idéologie était en grand honneur et où se donnaient rendez-vous les esprits les plus distingués du temps. C’est alors aussi qu’il se lia intimement avec deux hommes, âgés de vingt ans de moins que lui, mais dont la tournure d’esprit convenait si bien à la sienne qu’on s’est souvent demandé qui de Beyle, de Mérimée ou de Jacquemont avait le plus influé sur les deux autres. Il fréquentait également les réunions tenues chaque dimanche chez Delécluze, le critique d’art des Débats, et aussi les salons de Gérard, de Cuvier, de Mme Ancelot, de mistress Clark, de Mme Pasta, etc. Son fameux traité De l’Amour (1822), son premier roman, Armance (1827), parurent durant cette période sans produire grande sensation. Il n’en fut pas de même de deux brochures : Racine et Shakespeare et D’un Nouveau Complot contre les industriels. La première, dont Beyle avait, paraît-il, soumis le manuscrit à Paul-Louis Courier, était un manifeste audacieux en faveur du romantisme naissant; dans la seconde il protestait contre l’industrialisme dont Saint-Simon annonçait l’avènement et prédisait à la noblesse qu’elle transformerait bon gré mal gré ses châteaux en usines et en manufactures. Les Promenades dans Rome (1829) et Le Rouge et le Noir (1830) passèrent alors presque inaperçus. À cette époque aussi Beyle adressait au New Monthly Magazine de Londres des correspondances littéraires où il se montrait plus favorable aux doctrines nouvelles qu’à leurs représentants. Il a en effet, dans un compte rendu du salon de 1824 (publié par le Journal de Paris), malmené Delacroix, qui le pratiquait alors et qui a parlé de lui en termes affectueux, et diverses tentatives de rapprochement ne purent vaincre l’antipathie réciproque qui l’éloignait de Victor Hugo.

Malgré le charme de cette vie tout intellectuelle, Beyle réprima plusieurs fois des pensées de suicide, que son parent et ami d’enfance R. Colomb attribue à l’exiguïté de ses revenus et aux minces bénéfices qu’il tirait de ses travaux littéraires. Aussi accepta-t-il, après la révolution de 1830, le titre de consul de France à Trieste; mais Metternich ayant refusé l’exequatur à l’ancien « carbonaro » ou soi-disant tel, il dut au bout de quelques mois, se rendre à Civita-Vecchia pour y exercer les mêmes fonctions (avril 1831). Il végéta onze ans dans ce poste subalterne, n’ayant d’autres distractions que le passage de trop rares amis, dont il se constituait volontiers le cicerone, travaillant beaucoup et alléguant des raisons de santé, malheureusement justifiées, pour obtenir de fréquents congés qu’il passait à Londres ou à Paris; l’un d’eux ne dura pas moins de trois ans (de mai 1836 à juin 1839). Ce fut durant cet exil qu’il publia les Mémoires d’un touriste (1838), La Chartreuse de Parme (1839), et diverses « historiettes » extraites de chroniques italiennes manuscrites de l’Abbesse de Castro, Vanina Vanini, Vittoria Accoramboni, etc. Il avait obtenu de suivre, à Paris, un traitement que de fréquents accès de goutte rendaient nécessaire et qu’il n’observait guère, lorsqu’il fut frappé d’une attaque d’apoplexie, devant la porte même du ministère des Affaires étrangères (situé alors boulevard des Capucines), le 22 mars 1842. Transporté à son domicile, il y expira le lendemain sans avoir recouvré sa connaissance. Trois amis accompagnèrent sa dépouille au cimetière Montmartre, où Colomb prit soin de faire inscrire l’épitaphe rédigée en langue italienne, dans laquelle Beyle se qualifie de « Milanais ».

Telle est, sommairement retracée, la biographie d’un homme dont Mérimée, son confident le plus intime, a pu dire (1850) : « Personne n’a su exactement quelles gens il voyait, quels livres il avait écrits, quels voyages il avait faits. » Ce goût du mystère, inné en lui et développé sans doute par la méfiance qu’engendraient les tracasseries de la police autrichienne en Italie, se fait jour dans sa carrière de publiciste comme dans les moindres circonstances de sa vie privée. Dans sa correspondance (encore très incomplète) on n’a pas compté moins de soixante-deux pseudonymes différents, et il y désignait le plus souvent ses amis par des sobriquets intelligibles pour un petit nombre d’initiés. Ces précautions un peu puériles se retournaient parfois contre lui, comme le jour où, voulant dépister la curiosité d’un sot en prenant le titre d’ « observateur du cœur humain », il fut pris pour un agent de police, et l’on n’a pas manqué d’insinuer qu’il cédait à d’autres motifs que le plaisir de mystifier les gens lorsqu’il donnait à ses fournisseurs de faux noms et de fausses adresses.

Bien que rien ne soit inutile à connaître des faits et gestes d’un écrivain aussi personnel que Beyle, il nous faut négliger les anecdotes, qui ne manquent pas sur son compte. Ses livres seuls nous appartiennent aujourd’hui, et il convient d’insister sur la valeur de ceux que nous avons énumérés plus haut.

À peine ses Lettres écrites de Vienne sur Haydn avaient-elles paru (1814) (sous le pseudonyme d’Alexandre-César Bombet) qu’elles provoquèrent une accusation de plagiat dont Beyle s’est assez mal défendu. Il avait, il est vrai, abrégé ou refondu le livre de Carpani sur le compositeur, modifiant et supprimant les dates et le contenu des lettres de l’original, mais ajoutant aussi un certain nombre de particularités et d’appréciations toutes personnelles. Son étude sur Mozart était également empruntée pour la majeure partie à deux écrivains allemands, Schlichtegroll et Cramer. À le prendre au pied de la lettre, le titre de Histoire de la peinture en Italie (1817) n’est rien moins qu’exact, car le livre se compose en tout de deux monographies de Léonard de Vinci et de Michel-Ange reliées par toutes sortes de digressions dont quelques-unes se rattachent plus ou moins directement au sujet; mais si la partie historique est forcément arriérée, à chaque page, presqu’à chaque ligne, brille quelque aperçu original ou quelque remarque ingénieuse. L’Histoire de la peinture en Italie, que Beyle prétend avoir recopiée dix-sept fois et qu’il publia, comme la plupart de ses autres livres, à ses frais, n’eut aucun succès. Sur la prière de Firmin Didot, chez qui le livre était déposé, Beyle remplaça une dédicace à Napoléon, « retenu à Sainte-Hélène », par une autre dédicace de tournure énigmatique dont le sens échappa à plus d’un lecteur, au moins autant que l’étude des tempéraments, telle que la pouvait concevoir un disciple de Cabanis, appliquée aux grands maîtres de la Renaissance italienne. C’est de la physiologie encore que Beyle avait entendu tirer les prémisses et les conclusions de son traité De l’Amour (1822). Les distinctions établies par l’auteur entre l’amour-goût, l’amour-passion, l’amour physique et l’amour de vanité, sont assurément subtiles et discutables, mais on a retenu et l’on cite souvent le passage fameux sur les mines de Salzbourg, où le phénomène de la cristallisation est comparé à celui de la passion naissante, la théorie du coup de foudre, ou bien encore cette jolie définition : « Qu’est-ce que la beauté? C’est une promesse de bonheur. » La Vie de Rossini (1824), alors dans tout l’éclat du génie et de la gloire, « le seul de ses ouvrages, dit l’auteur, qui fût lu sur-le-champ par la bonne compagnie », fut en cela plus heureux que De l’Amour et même qu’Armance ou quelques Scènes de Paris en 1827, dont la donnée scabreuse rappelle celle d’Olivier, nouvelle qu’Henri de La Touche avait prétendu faire passer pour un roman de Mme de Duras, annoncé sous le même titre. « Armance ne réussit pas et fut peu comprise », dit Sainte-Beuve. Les Promenades dans Rome (1829) sont, selon le même critique, « la conversation d’un cicerone, homme d’esprit et de vrai goût, qui vous indique en toute occasion le beau, assez pour que vous le sentiez ensuite de vous-même, si vous en étiez digne; qui mêle à ce qu’il voit ses souvenirs, ses anecdotes, fait au besoin une digression, mais courte et n’ennuie jamais ». Le Rouge et le Noir (1830), dont le titre a excité une curiosité que l’auteur eût été fort en peine de satisfaire, car rien absolument ne le justifie, est, comme on sait, l’histoire d’un précepteur, Julien Sorel, devenu l’amant de la mère de son élève et qui, après une première rupture, la tue et meurt sur l’échafaud. Le drame s’était passé quelques années auparavant en Dauphiné et, malgré les changements de noms et de lieux, les compatriotes de Beyle ne s’y étaient pas trompés; mais ce qui lui appartient en propre, c’est la puissance de l’analyse à laquelle il soumet les mobiles de son triste héros et ceux des deux femmes, Mme de Rénal et Mlle de La Mole, que la destinée a placés sur sa route. Durant son séjour officiel en Italie, Beyle lut et fit transcrire un certain nombre de ces chroniques dont les novellieri se sont tant de fois inspirés, et dont il tira lui-même quelques courts et saisissants récits : Les Cenci, Vittoria Accoramboni, L’Abbesse de Castro, etc. Les Mémoires d’un touriste (1838) appartiennent à la même famille que les Promenades dans Rome; l’auteur se représente comme un marchand de fer obligé à des voyages professionnels et notant le soir ses observations de la journée. En réalité, c’est le résumé de tout ce que Beyle avait vu dans ses excursions en Bourgogne, en Bretagne, en Provence, et surtout au Dauphiné, qui, en dépit du dédain affecté par Beyle pour son pays natal, a la part la plus large dans ses Mémoires trop peu lus aujourd’hui : le retour de l’île d’Elbe et l’entrée de Napoléon à Grenoble en 1815 sont dignes de l’écrivain à qui la bataille de Waterloo inspirait vers la même époque l’incomparable début de La Chartreuse de Parme.

Ce fut Balzac qui, le premier, signala dans sa Revue parisienne (1840) la haute valeur de ce dernier roman, aujourd’hui l’un des classiques de la littérature française du XIXe siècle. Comme dans les autres œuvres de Beyle, le fond est peu de chose : c’est la peinture des intrigues d’une petite cour italienne, au milieu desquelles s’ébat et se démène un jeune gentilhomme, soldat par vocation et prêtre par politique, amoureux tour à tour de sa propre tante, d’une comédienne de campagne et de la fille du gouverneur de la prison où la jalousie du premier ministre l’a fait enfermer. Mais ici, comme dans Le Rouge et le Noir, l’étude et l’analyse des ressorts secrets qui meuvent chacun des personnages font tout le prix du livre. Balzac le proclama « le chef-d’œuvre de la littérature à idées, Le Prince moderne, le roman que Machiavel écrirait s’il vivait banni de l’Italie au XIXe siècle ». Beyle, qui n’avait point été jusque-là gâté par la louange et qui y était fort sensible, remercia Balzac par une profession de foi à laquelle sa date (30 octobre 1840) donne presque la valeur d’un testament. Beyle avouait qu’il ne pensait pas être lu « avant 1860 ou 1880 », proclamait son horreur pour le style de Chateaubriand et de Villemain, prétendait qu’en composant La Chartreuse il lisait chaque matin deux ou trois pages du code civil, « afin de prendre le ton », souscrivait à la plupart des critiques de détail formulées par Balzac, niait assez mollement qu’il eût voulu peindre Metternich dans le comte Mosca (le premier ministre) et la princesse Belgijoso dans la duchesse Sanseverina, et promettait des corrections qui n’ont pas été exécutées.

L’article de Balzac, « cet article étonnant, tel que jamais écrivain n’en reçut d’un autre » disait Beyle, est une manifestation significative, mais isolée. L’auteur de La Chartreuse était alors si peu connu de la presse qu’un journal, en annonçant sa fin, l’appelait M. Bayle et ajoutait qu’il avait écrit sous le pseudonyme de Frédéric Styndall (titre d’un roman oublié de Kératry). Dans un feuilleton du National (1er avril 1842) intitulé Une Erreur de nom, E.-D. Forgues (Old Nick), releva la double méprise de son confrère et, rappelant les divers titres littéraires de Beyle, prédisait que trois ou quatre de ses livres survivraient à beaucoup d’autres productions alors infiniment plus célèbres. Trois autres critiques du temps, bien ignorés aujourd’hui, Albert Aubert, Aug. Bussière, L. Desroches (Aug. Lireux?) formulèrent, non sans quelques réserves, les mêmes conclusions auxquelles Mérimée s’associait aussi dans le singulier hommage qu’il rendit alors à son ami. Sans entrer dans des détails bibliographiques assez compliqués, il suffira de dire ici que cette notice, imprimée chez Didot, en 1850, à vingt ou vingt-cinq exemplaires, et portant au frontispice, en guise de titre, les initiales H. B., ne doit point être confondue avec les Notes et Souvenirs placés en tête de la Correspondance inédite. Le H. B., réimprimé plusieurs fois et, toujours à l’insu de l’auteur, a été refondu en partie avec les Notes dans les Portraits historiques et littéraires de Mérimée. C’est donc aux réimpressions non expurgées du texte de 1850 qu’il faut demander certains paradoxes sur Dieu, Jésus, saint Jean, Napoléon, l’amour, etc., ainsi que diverses recettes et méthodes morales dont la pratique constituait ce que Stendhal appelait le beylisme. « Ce narquois et ce railleur armé d’ironie était le plus obligeant des hommes », a dit Sainte-Beuve, et il insistait en terminant sur « la droiture et la sûreté dans les rapports intimes qu’il ne faut jamais oublier de reconnaître quand on lui a dit d’ailleurs ses vérités ». Sainte-Beuve ne s’en était point fait faute alors, et il revint à la charge incidemment (à propos de Delécluze), lorsque M. Taine, dans ses premiers Essais de critique et d’histoire, salua en Beyle un homme de génie. Tout en donnant acte à Sainte-Beuve des imperfections de l’écrivain, la postérité semble aujourd’hui disposée à ratifier le jugement que M. Taine portait sur le penseur : « Nul n’a mieux enseigné à ouvrir les yeux et à regarder, dit-il, à regarder d’abord les hommes environnants et la vie présente, puis les documents anciens et authentiques, à lire par-delà le blanc et le noir des pages, à voir sous la vieille impression, sous le griffonnage d’un texte, le sentiment précis, le mouvement d’idées, l’état d’esprit dans lequel on l’écrivait. »

« Quelque négligence qu’on remarque dans ses ouvrages, a dit Mérimée, ils n’en étaient pas moins longuement travaillés. » Il avait laissé pour la plupart d’entre eux des additions ou des changements qui ont trouvé place dans les réimpressions publiées par R. Colomb, sous le titre de Œuvres complètes (1850-1855), de l’Histoire de la peinture en Italie, de Rome, Naples et Florence, de Racine et Shakespeare, De l’Amour, des Promenades dans Rome, des Mémoires d’un touriste. À cette série appartiennent les Romans et Nouvelles (Armance, Mina de Wangel, San Francesco à Ripa, Philibert Lescale, Souvenirs d’un gentilhomme italien), les Chroniques italiennes (L’Abbesse de Castro, Vittoria Accoramboni, Les Cenci, La Duchesse de Paliano, Vanina Vanini, Les Tombeaux de Corneto), les Nouvelles inédites (et inachevées : Le Chasseur vert, Le Juif, Feder) et deux volumes de Correspondance inédite, dans laquelle sont insérées à tort les chroniques littéraires du New Monthly Magazine; les destinataires des autres lettres n’y sont désignés que par leurs initiales, et Sainte-Beuve lui-même réclamait une clef que son ami Mérimée ne pouvait lui fournir intégralement. Il manquait à cette Correspondance beaucoup de lettres intimes, entre autres celles que Beyle adressait de Paris, sous le Consulat, à sa sœur Pauline. Retrouvées par un biographe anglais, M. A. Paton, et traduites dans son livre, elles ont été retraduites en français dans La Vie littéraire, journal fondé par M. A. Collignon, fervent adepte du beylisme; publiées sur les originaux dans La Nouvelle Revue, elles doivent paraître (*) en volume, avec une introduction de M. Henri Cordier, qui annonce aussi une Bibliographie de Beyle depuis longtemps attendue (*). L’édition des Œuvres complètes s’est enrichie en 1867 d’un volume de Mélanges d’art et de littérature (Essai sur le rire, Vies d’Andrea del Sarto et de Raphaël, Salon de 1824, Le Philtre, Le Coffre et le Revenant, Journal d’un voyage en Italie, par R. Colomb), Notes d’un dilettante, D’un nouveau complot contre les industriels, et en 1875, d’une Vie de Napoléon, ou plutôt des fragments extraits des manuscrits déposés à la bibliothèque de Grenoble; peut-être ces manuscrits réserveraient-ils d’autres surprises au chercheur assez patient pour braver la fatigue que lui causerait cette écriture indéchiffrable et semée d’abréviations dont l’auteur lui-même, au bout de quelques jours, ne pouvait parfois retrouver le sens.

« Toujours amoureux ou croyant l’être », Beyle avait la faiblesse de chercher à dissimuler par des artifices étrangers les disgrâces de l’obésité, de l’âge et de la goutte; mais en dépit de son râtelier, de son toupet, de ses teintures et même, dit-on, de son corset, il n’était point beau. Seuls ses yeux noirs et profonds éclairaient une physionomie assez vulgaire, et sa main fine et nerveuse avait servi de modèle au sculpteur Jaley pour sa statue de Mirabeau (à la Chambre des députés). Outre un médaillon de David d’Angers (1829), on connaît deux portraits anonymes de Beyle, appartenant tous deux à la Bibliothèque de Grenoble : le premier (à l’huile) a été attribué à Dreux-Dorcy; le second est une aquarelle. Une autre portrait, que l’original qualifie de « chef-d’œuvre », aurait été exécuté à Rome en 1841, par un peintre suédois nommé Sodermarck. Son sort ne nous est pas connu; peut-être a-t-il servi pour l’estampe gravée en tête de la Correspondance, et que les contemporains de Beyle s’accordaient à trouver très ressemblante. Enfin on peut considérer comme un document iconographique le prétendu portrait, par Henry Monnier, de M. du Fongeray, soi-disant éditeur des Soirées de Neuilly (1827, 2 vol. in-8), et qui, de l’aveu de l’artiste, était la charge de Beyle.»

(*) Au moment de la rédaction de cette notice, c'est-à-dire à la fin du XIXe siècle.

Maurice Tourneux, article «Beyle» de La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Réalisée par une société de savants et de gens de lettres sous la direction de MM. Berthelot, Hartwig Derenbourg, F.-Camille Dreyfus [et al.]. Réimpression non datée de l'édition de 1885-1902. Paris, H. Lamirault, [191-?]. Tome sixième (Belgique-Bobineuse), p. 556-559.


Voir aussi: Notice sur M. Beyle par lui-même (Bibliothèque de Lisieux)


* * *



Portrait de Stendhal rapporté par André Suarès
dans le Voyage du Condottiere

«Un vieillard, qui l'avait vu en 1840, me parlait de Stendhal, voilà quinze ans, et le peignait ainsi: gros et court, un homme aux gestes trop vifs pour sa corpulence; l'air avantageux, le torse en avant, ne voulant pas perdre un pouce de sa taille; attentif par-dessus tout au ridicule de paraître vieux et de ne point consentir à l'être; hardi par timidité; franc railleur et d'humeur souvent chagrine; inquiet d'être à la mode, de faire belle figure, et préoccupé de sa laideur jusqu'au tourment. Il était laid pour la plupart des gens, et prêtait à sourire aux femmes. Il portait perruque et un toupet de cheveux bouclés, fort noirs. Il se vantait d'avoir toujours eu les cheveux d'encre; comme un Italien. Le sang près de la peau, un visage rouge. Le front et les yeux admirables, étincelants d'esprit ou, dans la mélancolie, pleins d'ombre. Il avait de belles mains, brunes et fines. Un rien d'accent, une légère pointe, un goût d'ail dans les voyelles, qu'il faisait un peu brèves, à la façon du Midi. La voix mordante, vive sur les R. Sa famille venait, pour une part, d'Avignon. En son âge mûr, Stendhal est tout pareil aux Provençaux de son temps; et son portrait rappelle maint Provençal, comme j'en ai connu dans mon enfance. A soixante ans, il eût donné toute la gloire du monde pour l'amour d'une jeune femme. Est-ce une faiblesse d'y prétendre, en dépit d'elles et de soi? Ou n'est-ce pas plutôt le signe d'une force qui dure? Et pourtant, sans l'avoir beaucoup avoué, Stendhal jeune homme a chèrement aimé la gloire. Mais certes, il a conquis une immortelle maîtresse, qui ne l'a point trahi, et qu'il nous a laissée: l'Italie tragique.»


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Le Journal de Stendhal (à propos d'une édition publiée au début du 20e siècle)

M. Paul Arbelet a communiqué à M. Émile Henriot les épreuves du premier tome du Journal de Stendhal, qui va être publié sous sa direction dans l’édition définitive d’Édouard Champion, sur un texte intégralement rétabli par MM. Henry Debraye et Louis Royer, d’après les manuscrits conservés à la bibliothèque de Grenoble et dans diverses collections particulières. On sait l’importance de ce document et la place qu’il occupe parmi les ouvrages autobiographiques de Stendhal, entre la Vie de Henri Brulard et les Souvenirs d’égotisme. Le Brulard est le récit de la jeunesse d’Henri Beyle, et va de sa naissance à son premier séjour d’Italie, en 1800; mais l’ouvrage a été écrit à Rome et à Civita-Vecchia en 1835, et devait être publié dans les cinq années qui suivraient le décès de l’auteur, qui le donne comme «un roman imité du Vicaire de Wakefield ». Les Souvenirs d’égotisme portent sur les années 1821-1830 et ont été composés également à Rome, en 1832. Casimir Stryienski fit paraître, entre 1888 et 1892, ces trois volumes de documents intimes où pour la première fois les amis de Stendhal purent faire de l’homme cette connaissance que Sainte-Beuve considérait déjà comme essentielle. Mais ces publications sont devenues aujourd’hui insuffisantes, par la méthode même qu’y avait apportée Stryienski. Il avait cru ne devoir tirer qu’un choix des innombrables papiers de la bibliothèque de Grenoble, non d’ailleurs sans y pratiquer d’étranges coupures et des interpolations regrettables, sans compter les fautes de lecture. Ainsi, le Journal, dont la nouvelle édition remplit 294 pages, pour les seules années 1801-1805, ne compte que 160 pages chez Stryienski.

Ce Journal a, sur les Souvenirs d’égotisme et le Brulard, le grand avantage de n’avoir pas été rédigé trente ou quarante ans après l’événement, mais au jour le jour, pendant dix-sept ans, de 1801 à 1818, c’est-à-dire pendant l’époque la plus importante de la vie de l’écrivain pour l’étude de sa formation intellectuelle et sentimentale, depuis les chevauchées de la dix-huitième année, sous le casque et le manteau blanc du dragon, jusqu’aux premières manifestations de ce que Stendhal appelait sa manie rampante, l’impression de ses premiers livres, la Vie de Haydn et Rome, Naples et Florence. On peut déplorer quelques lacunes, mais l’ensemble n’en reste pas moins extrêmement riche et toujours des plus amusants, puisqu’on a là Stendhal à chaque page : un Stendhal varié comme un kaléidoscope en ses divers habits et sous ses masques successifs, tantôt bon jeune homme ardent et naïf, frais débarqué de sa province pour être à Paris un nouveau Molière et méditant dans sa tête robuste le plan de quelque comédie; tantôt commis d’épicerie à Marseille, tantôt intendant militaire; d’autres fois, simple badaud parisien, assistant dans la rue au passage de Napoléon se rendant au sacre; tantôt encore parfait dandy, soucieux d’être « fort bien mis » dans son habit « bronze cannelle » et roulant cabriolet, courant les petits théâtres où sa gaieté lui vaut, autant que ses beaux yeux tendres, les bonnes grâces de chanteuses légères ou de comédiennes sensibles…

Autant qu’à la consignation d’événements du jour et qu’à l’exposition de ses idées littéraires et philosophiques, c’est à s’entretenir de l’amour et des femmes que Stendhal prend manifestement le plus de plaisir. Il a beau noter qu’on gâte le plaisir en le décrivant, ou qu’il faut éviter d’être amoureux d’une femme du monde, car « cela fait perdre trop de temps et détourne de la gloire », c’est toujours à la description du plaisir et à l’examen de ses moyens de réussite auprès des dames que revient presque à chaque page le futur auteur de L’Amour.

Ce premier tome du Journal est d’autre part bien curieux parce qu’on y voit, à vingt ans, Stendhal organiser avec fermeté sa méthode d’investigation psychologique et donner déjà un sens usuel à sa faculté d’analyse, considérée comme le seul instrument capable de le conduire à sa fin, qui est d’être heureux dans la vie, c’est-à-dire la plume à la main, par la connaissance de soi-même et la culture continuelle de l’esprit. « Connaître à fond les hommes, note-t-il en 1801, juger sainement les événements est donc un grand pas vers le bonheur… Quand je relis ces mémoires, je me siffle souvent moi-même. Ils ne rendent pas assez mes sensations… Je regarde comme perdue toute journée dans laquelle je ne m’instruis pas… Nosce te ipsum. Je crois avec Tracy et la Grèce que c’est le chemin du bonheur. Mon moyen, c’est le journal… » Il sait aussi qu’en faisant de son journal le procès-verbal mathématique et inflexible de sa manière d’être, il se guérira de ses ridicules – il les connaît – et encore, que le « grand moyen de consolation, (c’est) que l’affligé s’occupe à analyser sa douleur; à l’instant elle diminuera, l’orgueil l’emporte toujours où qu’il se mette… ».

Les quelques documents réunis en appendice offrent des vers bien inattendus, plus que hardis, écrits vers dix-sept ou dix-huit ans. (Analysé d’après Émile Henriot, Le Temps, 19 février 1924)

«Le Journal de Stendhal», Chronique des lettres françaises, no 11, septembre-octobre 1924, p. 705-706.

Textes de Stendhal

Mémoires d'un touriste
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