Tiers-mondisme, masochisme et respect des autres

Louis Valcke

Réflexions prudentes à partir d’un livre osé

Toujours vertueux et honnêtes, « les pauvres », dans les récits de la Comtesse de Ségur, ont pour seule fonction  de justifier les bien-pensants en leur permettant d’exercer la charité et d’ainsi assurer leur bonne conscience. Que ferions-nous sans les pauvres? Et surtout, que ferions-nous si les pauvres ne se conduisaient pas comme nous l’attendons d’eux ?

Ce sont ces réminiscences qui me viennent à l’esprit à la lecture du livre où Pascal Bruckner soupèse l'attitude de la gauche intellectuelle à l’égard du Tiers-Monde (l).

Dans son simplisme, le schéma de la Comtesse est valable. Il suffit de le transposer quelque peu et de lui donner un autre contenu: nos intellectuels de gauche ressemblent étrangement à ces bien-pensants en quête d’autojustification tandis que ces pauvres, réduits à leur fonction de pauvres, préfigurent les pays du Tiers-Monde, les uns et les autres toujours honnêtes, vertueux et, pour leur malheur et notre apitoiement, enchaînés par l’implacable fatalité qu’imposent l'ordre des choses aux premiers, la «grille de lecture » marxiste aux seconds.

L'influence de Sartre

C’était l’époque où Sartre régnait en maître dans les cénacles parisiens et, le conformisme étant ce qu’il est, Sartre entraîne avec lui toute la gauche française. Tous suivent, les uns par conviction, les autres pour s’amuser, d’autres encore, chrétiens surtout, pour se montrer dans le vent ou par velléité de récupération.

Or, Sartre, c’est le théoricien pur. Sartre, Bruckner le souligne (p. 72), Sartre ne voyage pas, sinon sur invitation officielle. Sartre est occidental, ou français, de la moëlle de ses os jusqu’au bout de ses ongles. Sa philosophie est européenne, exclusivement, et s’il critique l’Occident, s’il décrète que l’Occident est pourri, c’est à partir des catégories de pensée et des impératifs moraux les plus radicalement occidentaux.

S’il ne s’était agi que de philosophie, le mal n’eut pas été grave et les dégâts se seraient limités à un verbalisme sophistique, assez inélégant d'ailleurs, car la grammaire française, de structure « essentialiste », se prête mal aux intuitions existentielles.

Hélas, hélas pourquoi fallait-il que ces intellectuels abandonnent leur tour d’ivoire? Ils se voulurent engagés et signèrent des pétitions. Ils étaient de toutes les manifs, de tous les combats, de toutes les barricades: en Europe et, à cette époque, cela faisait partie du folklore.

Mais ils se répandaient aussi en sociologie, en politique, en anthropologie et leur influence, dès lors, devint prépondérante, exclusive, car ce fut toute l’intelligentsia française qu’ils entraînèrent ainsi dans leur sillage.

Le Tiers-Monde imaginaire

Or, et Pascal Bruckner excelle à le montrer, cette école de pensée, plus que toute autre, se nourrit d’abstractions pures qu’elle pose selon le schéma d'une dichotomie manichéenne extrêmement simpliste et, par là, intellectuellement sécurisante. Pour paraphraser Pirandello, sur la scène de l'Histoire universelle les entités idéologiques sont en quête de réalisations historiques.

Il y a d'une part l’Occident, capitaliste et impérialiste, dernier rempart face à la Révolution triomphante et qu’il faut donc abattre. Il y a d’autre part le Tiers-Monde, à la fois pureté originelle, réceptacle de toutes les vertus, souffrance expiatoire, innocente victime de toutes les formes d’exploitation que la dialectique du Maître et de l'Esclave pourra inventer.

Ce Tiers-Monde imaginaire, projection des idéaux et des nostalgies de notre vieux monde épuisé, doit correspondre à ce que nos mythes en attendent, selon une foi d’autant plus aveugle qu’elle assume et résume toutes les utopies que l’Occident avait nourries en son sein.

C’est donc du Tiers-Monde que nous viendra le salut: on n’a pas oublié l’incroyable à-plat-ventrisme de nos intellectuels face à tout ce que faisaient ou disaient Staline d’abord, comme incarnation du prolétariat, puis Castro ou Mao et même, par après, Khomeiny, qui devinrent les porte-parole du Tiers-Monde! L’histoire en marche s’incarnait en ces prophètes et on voulait en voir la preuve dans l’enthousiasme que leurs moindres apparitions déchaînaient au sein des masses, -- leur charisme, disait-on! -- oubliant qu’à cette aune, Hitler et Mussolini eussent été d'inégalables coryphées.

Pour rabaisser, écraser l’Occident, c’est toute l’anthropologîe que l’on appelle à la rescousse : de Malinowski à Lévi-Strauss, n'a-t-elle pas imposé partout le dogme, si occidental, du relativisme culturel? De quel droit dès lors, l’Europe aurait-elle pu imaginer que ses valeurs fussent universalisables?

Apparaît ici un étrange paradoxe:  après avoir décrété le relativisme culturel, on érige néanmoins en décodeur universel l’interprétation marxiste de la lutte des classes, sans doute le produit le plus typiquement occidental de la culture européenne. D’ailleurs, Marx ayant « mis Hegel pieds sur terre ››, comment une conception théorique, fût-ce celle de Marx, pourrait-elle être détachée de ces déterminations historiques concrètes, pour atteindre à l’universel?

Le livre de Bruckner est bien documenté, les références, précises et pertinentes, sont bien choisies, et l’on ne sait si l’autcur est plus à louer pour la patience de ses choix que pour l’endurance dont il fit preuve dans l’ingestion de cette vaste littérature de gauche, si monotone, si uniforme et si prévisible dans ses analyses, dans ses critiques, dans ses préjugés et dans ses dogmes.

On constate, d’ailleurs sans étonnement extrême, que les milieux chrétiens y sont largement représentés: après que les générations des temps passés aient exalté la mission civilisatrice du colonialisme, il fallait bien, pour se dédouaner, qu’une autre génération entonne les trompettes tiers-mondistes et s’immerge dans le vaste courant du masochisme occidental.

Masochisme anti-occidental

Masochisme? Sans doute, mais pas si total que semble le croire Pascal Bruckner.

Bien sûr, nous nous déclarons coupables, coupables de l’Histoire, coupables des exactions, des exploitations, des famines, des violences, de tous les malheurs du Tiers-Monde. Mais, ici encore, ce « nous »› est une abstraction et il est toujours possible, dans ce collectif, d’isoler le vrai coupable, de le désigner du doigt et d'en faire ce bouc émissaire qui me permettra, à moi personnellement, de me dissocier de cette faute collective -- ne fût-ce que par la bonne conscience que donne la conscience de la mauvaise conscience: moi, au moins, j’ai compris notre péché et le mea culpa est d’autant plus efficace qu'il s’exerce sur la poitrine d’autrui...

Le bouc émissaire, nous le choisirons « de notre troupeau » : suffisamment proche pour que nous puissions nous y reconnaître, suffisamment distinct cependant pour que nous puissions nous en dissocier. Pour l’Europe, pour la France surtout, le bouc émissaire idéal, ce seront évidemment les États-Unis.

Rejeton de la civilisation européenne, les États-Unis ont tout pour déplaire et, d’abord, d’être le fruit de ces vieilles utopies du Siècle des Lumières, et d’avoir réussi, matériellement à l’évidence, mais surtout culturellement, ce que l’Europe ne peut concéder; ensuite d’avoir conduit la guerre et d’avoir ainsi assuré la restauration de l’Europe, de la France. Cela est impardonnable, comme est impardonnable d’avoir tracé une voie au développement du capitalisme, qui n’est pas conforme aux canons théoriques...

Une grille d’analyse bien faite prévoit tout, même la fonction et le rôle des États-Unis réduits à leur pure essence et, par conséquent, comme le note P. Bruckner : La haine s’adressa au fait que la nation américaine était essentiellement elle-même. L’essence pervertie de l’Amérique se mit à précéder ses actes, qui en devinrent de simples dérivés ou illustrations. L’escalade polémique s’emballa, la controverse dégénéra en confrontation métaphysique: l’Amérique ne commettait pas des abus, elle procédait d’une injustice fondamentale. (p. 30-31).

Nouvel européo-centrisme

Critiquant radicalement tant le tiers-mondisme que le masochisme anti-occidental qui l’accompagne, Pascal Bruckner ne tombe pas, pour autant, dans les a priori tout aussi simplistes d’un occidentalisme primaire.

S’il rejette le tiers-mondisme c’est parce que cette culpabilité métaphysique rend superflue la connaissance de l’autre en tant qu'autre. D’ailleurs pourquoi s’intéresser réellement à la diversité des cultures, dès lors que le relativisme culturel décrète leur équivalence?

Or, à l’encontre de cette indifférenciation vague qui sombre dans l’homogénéisation d’un nihilisme absolu (p. 207), le véritable respect d’autrui passe par l’afñrmation et le respect de l’identité propre et, par conséquent, ignorer aujourd’hui notre propre histoire ou la falsifier constitue la voie royale pour ignorer l’histoire des autres peuples, stériliser leur apport propre. (p. 286)

Comment l’Européen, ou l’Occidental, pourrait-il échapper à l’européo-centrisme, puisque la négation de soi, l’autocondamnation, l’ouverture à autrui, n'ont été posées historiquement que par l’Europe? L’Europe s'affirme dans sa présence et sa plénitude à l’intérieur même du doute qui prétend la nier. (p. 263)

L’Occident, dès lors, n’est pas en crise, 1’Occident, c’est sa supériorité ou, au moins, sa spécificité, l’Occident est la crise par excellence, et Bruckner, en des pages où affleure un lyrisme contenu, se fait le chantre d’un nouvel européo-centrisme: oublions donc ce dilemme absurde selon quoi aimer l’Occident serait synonyme d’un oubli des cultures du Sud; c’est au contraire à partir de la réappropriation de l’Occident comme culture (et non plus comme monstre militaro-impérialiste) que s’ouvrira une brèche en direction des autres sociétés. (p. 284)

Aller sur le terrain ?

Ceci dit, il est quelques points où la vision de P. Bruckner se fait moins convaincante. En deux ou trois pages féroces et brillantes, il fait ressortir le caractère abstrait de l’attitude de Sartre en soulignant à quel point son ignorance quasi totale des cultures étrangères (contraste) avec la volonté de Malraux de toujours penser l’Europe en perspective avec les autres civilisations. Quoiqu’on pense de sa mythomanie et de ses jongleries verbales, Malraux est allé sur le terrain, a toujours écrit en connaisseur et s’est en conséquence rarement trompé dans ses intuitions. (p. 72-73)

Même s’il en parle peu, c’est Malraux, contre Sartre, que Bruckner se choisit comme modèle. Et, en effet, pour se prémunir des dangers de l’abstraction théoricienne, quel meilleur moyen trouvera-t-on que l’enquête sur place et donc le voyage, le séjour en terre étrangère? Pascal Bruckner a certainement beaucoup voyagé et il a bien voyagé. Cela se sent. D’ailleurs n’affirme-t-il pas que plus nos connaissances se compliquent et plus nous avons besoin de l’esprit critique, curieux, du voyageur, de celui qui, en dépit de toutes les propagandes, va voir ce qu’il en est et accepte si peu que ce soit de se compromettre sur une terre étrangère. (p. 302)

En principe, qui donc lui donnerait tort: les voyages ne forment-ils pas la jeunesse?

En pratique cependant, rien n’est moins certain, car ce que nous cherchons d’abord à l’occasion d’un voyage, ce n’est le plus souvent, consciemment ou non, que la confirmation des préjugés que nous entretenons à l’égard des peuples rencontrés et, cela, que nos préjugés soient favorables ou défavorables. Or, les préjugés reflétant toujours un aspect de la réalité -- secondaire et partiel tant que l’on voudra, mais néanmoins réel -- on pourra toujours trouver sur place la rassurante confirmation des idées reçues -- surtout si ces idées reçues ont partie liée avec une idéologie.

Il faudra un très long séjour, l’intégration difficile à un autre mode de vie, le choc de rencontres imprévues pour que peu à peu faiblisse le pouvoir hypnotique des clichés et des images toutes faites.

D’ailleurs, Bruckner le sait bien, lui qui cite tant et tant d'anthropologues qui ont été sur le terrain et qui n’y ont trouvé, comme ils s’y attendaient, que la confirmation de leurs théories de départ.

Un cas exemplaire est celui de Margaret Mead, qui se rendit à Samoa dans le but exprès de voir confirmer la thèse idéologique majeure de l’anthropologie culturelle d’alors selon laquelle le comportement serait totalement déterminé par le conditionnement social. Bien sûr, elle trouva ce qu’elle cherchait et le livre célèbre qu’elle en rapporte en 1926, Coming of Age in Samoa, correspondant parfaitement au cadre intellectuel de la pensée libérale américaine, eut, en sociologie et en pédagogie, une influence décisive et totalement hors de proportion avec sa valeur scientifique réelle, qui était extrêmement ténue, comme vient de le montrer Derek Freeman (2)

On se souvient aussi de cet autre livre, paru il y a quelques années, où E. Tschirhart et les Broyelle rendaient compte de leur second séjour en Chine. Ce livre était remarquable, non pas du tout par son contenu, qui n’apportait aucune révélation, du moins pour tout esprit tant soit peu critique qui avait pu garder ses distances par rapport à la maolãtrie ambiante, mais tout simplement par le fait qu’un tel livre ait été écrit (3)

Les auteurs convenaient enfin que la Chine réelle ne correspondait en rien à l’image d’Épinal rouge que les marxistes-léninistes français s’en faisaient.

Mais ce qui est révélateur et décourageant, c’est qu’il ait fallu un second séjour de deux ans pour que cède enfin l’aveuglement initial !

En fait, pour que le voyage porte fruit, il faut à la fois intelligence et ouverture d’esprit: la combinaison de ces deux qualités semble hélas être fort rare...

Aussi est-ce avec scepticisme que l’on apprend que le meilleur vecteur de l’amitié entre les peuples, c’est encore et toujours le charter (p. 302). Cette affirmation, soulignée par l’auteur étonne d’autant plus qu’il avait par ailleurs remarqué ce que l’observation des faits et les voyages sur place pouvaient comporter d’erreurs et de cautions à la cécité la plus grossière. (p. 185)

Participation à une nature humaine commune ?

L’intégration véritable des apports culturels multiples n’est possible que si, au-delà des diversités ethniques reconnues comme telles, est postulée la participation à une nature humaine commune, cette même essence indéformable que chacun porte en lui. (p. 255) Ce n’est en effet qu’à ce compte que des valeurs morales, esthétiques ou autres, surgies « accidentellement », en tel endroit du globe, pourront être transplantées et faire souche ailleurs, sans pour autant entrer en conflit avec les cultures qui les accueillent.

Ce postulat de Bruckner, on a la surprise de le lire également, dans un contexte semblable et presque dans la même formulation chez Joseph Needham, qui fut sans doute de tous les Occidentaux celui qui a le plus approfondi la tradition chinoise et en a acquis la meilleure compréhension.

Needham, considérant les éléments de la civilisation européenne, voulait y départager les facteurs à portée universelle de ceux qui n'auraient qu'une importance locale. Dans la première catégorie, il pensait ne pouvoir retenir que la science et la technologie modernes et il ajoutait cette phrase significative : on doit comprendre clairement que l’Europe n’a pas donné naissance à la science « européenne », mais à la science mondiale universellement valable (4).

Dans le même sens, mais cette fois à propos de l’universalisation des droits de l’homme, Bruckner, quant à lui, affirme que ce n’est pas l’Europe qui triomphe, c’est une parcelle de l’esprit humain qui s’est détachée de sa patrie d’origine, est devenue le patrimoine du genre humain. (p. 255).

Or, chez l’un et l’autre auteur, ce qui correspond ainsi à l’universalité de la nature humaine en deçà des différences culturelles spécifiques, devrait devenir le lot commun de l’humanité dans son entièreté sans mettre en cause ces spécificités culturelles. C'est ce qu’affirme Needham : les Européens doivent comprendre qu’il leur faut partager avec leurs frères d’Asie les fruits de tous ces incalculables avantages que la science moderne apporte au monde entier. Ils ne peuvent soutenir plus longtemps que les Asiatiques doivent en même temps adopter les modes de penser et de vivre étrangers au style de leurs grandes civilisations.

Partant de ces mêmes prémisses, c’est la même idée que défend Bruckner: Inviter les cultures étrangères aux débats de la révolution industrielle, ce n’est pas les fondre dans un magma réducteur, mais ajouter leurs voix au concert général. (p. 289)

La mentalité occidentale

On aimerait partager l’optimisme de Needham et de Bruckner, malheureusement il est extrêmement douteux que les valeurs ou attitudes et comportements puissent être détachés du contexte qui les a façonnés pour être réimplantés ailleurs, sans causer ainsi de graves bouleversements et de profonds traumatismes.

La science, en effet, n’est pas une connaissance neutre, ni la technologie un outil indifférent, qui serait, sans plus, adaptable à toutes les finalités et à toutes les cultures. Au contraire, elle implique, d’abord une mentalité technicienne, qui elle-même suppose la prédominance des perceptions et des catégories propres à la démarche scientifique et elle est, de ce fait, liée à la vision du monde propre à la pensée scientifique: dans la mesure même où celle-ci est universelle, elle devient presque inévitablement réductrice. D’ailleurs n’a-t-elle pas en Occident même été au principe des bouleversements idéologiques, philosophiques, religieux les plus radicaux, qui sont survenus depuis son apparition? Il est vain d'espérer qu'ailleurs il en serait autrement...

Quant aux idéaux démocratiques, qu’ils correspondent ou non à une exigence d’une nature universelle, ils résultent de la convergence d’un grand nombre de facteurs, qui, tous, s’unirent d'abord en Occident.

L’influence du christianisme y est dominante, mais d’un christianisme en quelque sorte sécularisé, c'est-à-dire détaché de toute référence à la transcendance, ce en quoi, selon les choix personnels, les uns voudront voir une libération, les autres un abãtardissement.

Encore fallait-il pour la mise en pratique de ces idéaux que la société où ils apparurent disposât d’un minimum de bien-être avec, en plus de la puissance pour le créer, la volonté de le distribuer de façon plus équitable -- peu importe que ce soit par idéal, par calcul ou sous l’empire d'une nécessité. Ce sera par l’application graduelle de la science et de la technique que le mercantilisme de la société médiévale se transformera en capitalisme: a-t-on remarqué à quel point la démocratie est née du système capitaliste et lui reste liée ?

La question se pose: pourquoi ces facteurs se sont-ils trouvés réunis en Europe? Pourquoi en particulier la science et la technologie s’y sont-elles développées dès le XVIe et XVIIe siècles alors que tous leurs éléments épars (habitude de l’observation précise, développement des techniques artisanales, formalismes mathématiques...) se rencontraient tout aussi bien ailleurs, en particulier en Chine où ils avaient atteint un niveau comparable de développement ?

Selon Needham, ce seraient les facteurs socio-économiques propres à l’Europe de la Renaissance qui auraient favorisé cette convergence particulière: la civilisation marchande occidentale était, selon lui, plus favorable à l’essor de la pensée scientifique que ne l’était la civilisation agraire-bureaucratique, qui prévalait en Chine.

Quant à Bruckner, sans être explicite sur ce point, il y verrait plutôt la marque de l’admirable génie du Vieux Monde, mais cette expression peut fort bien ne désigner autre chose qu’un ensemble complexe de facteurs du même ordre que ceux que décrit Needham.

Peu importe d’ailleurs, car, constellation de facteurs empiriques ou génie particulier, il n’en résulte pas moins, dans un cas comme dans l’autre, que la technologie suppose, partout où elle s'implante, une profonde modification dans les mentalités, qu’elle contribue par après à modifier, comme elle le fit d’abord en Occident. Et si cette radicale transformation des mentalités ne se réalise pas, la technologie ne sera jamais qu’un outil étranger, d’autant plus aliénant qu’il restera incompris.

Sans doute, comme le fait remarquer P. Bruckner, est-il encore possible de constater une diversité immense entre deux pays aussi proches que la Suisse et la France et à plus forte raison entre deux continents comme l’Europe ou l’Afrique (p. 304 n. 1), mais de tels exemples ne tiennent pas compte du fait que l’influence unifiante de la technologie, même entre la Suisse et la France, n’est somme toute que très récente et ne peut manquer de croître. Plus près de nous, il y a le contre-exemple des Inuits, évidemment condamnés à disparaître en tant que peuple, et aussi cette autre constatation si évidente chez nous, que la diversité culturelle, dès qu’elle est perçue consciemment et préservée pour sa valeur propre, dégénère en folklore pour touriste.

Peut-être reste-t-il une issue possible, celle que Pascal Bruckner lui-même indique. On peut en effet espérer que l’exotisme n'est pas une quantité stable qui irait décroissant par le fait de l’uniformisation du monde (mais que ce soit) une création permanente de l’humanité qui se multiplie en se diversifiant. (ibid.)

Peut-être, en effet, mais pour que cette diversification continue reste efficace, il faudrait qu’elle soit inscrite dans nos chromosomes... 

Notes 

1. Pascal Bruckner, Le sanglot de l'Homme blanc, Tiers-Monde, culpabilité, haíne de soi (Paris, Ed. du Seuil, 1983).

2. Derek Freeman, Margaret Mead and Samoa (Cambridge, Mass.: Harvard, U. Press, 1983).

3. Cl. et J. Broyelle, E. Tschirhart, Deuxième retour de Chine (Paris, Éd. du Seuil, 1977).

4. Joseph Needham, La tradition scientifique chinoise (Paris, Hermann,1974, p. 14).

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