Les parallélismes textuels entre Thomas More et Pic de la Mirandole

Louis Valcke

Reprenons notre constatation initiale: de tous les matériaux que les écrits et la vie de Jean Pic mettaient à sa disposition, More n'a retenu que ce qui lui convenait, et qu'il a aménagé dans une intention qui n’était ni celle de l’historien, ni celle du philosophe. Dans ces conditions, More gardait une liberté entière à l’égard de ses sources, et, dès lors, on ne pourra lui reprocher d’avoir, par sa traduction, donné une vue tronquée de la vraie personnalité de Jean Pic de la Mirandole.

Il est au demeurant ironique de constater que More sera à son tour victime de certaines “réorientations idéologiques”, comme en témoignent quelques-unes des traductions de l'Utopie. D’autre part, en ce qui concerne Pic, More ne fait que lui rendre la monnaie de sa pièce, lui qui avait, sans scrupule aucun, pillé les auteurs qu'il s'était appropriés par sa vaste érudition, pour leur faire dire ce qui lui convenait. En cela, d'ailleurs, Pic comme More reflètent simplement la mentalité et les habitudes de leur époque, et ils s’inscrivent ainsi dans une tradition qui remonte aux Pères de l’Église.

Reste néanmoins la question de savoir si, malgré ou à travers le prisme de cette lecture, la méditation sur la vie et l'oeuvre de Jean Pic a pu avoir une “seminal influence” sur l'esprit de l’humaniste anglais, comme le pensait Vittorio Gabrieli? (26) Sans nier qu’une telle influence, dans le sens vague et général du terme, ait put exister, les arguments apportés pour étayer la thèse d’un impact spécifique peuvent paraître insuffisants.

Gabrieli croit retrouver “a number of striking echoes from and parallels to Pico's ideas (…) scatteted throughout More's other writings” (27), et il souligne également “the recurrence of certain themes and attitudes in More's writings”, ce qui semblerait indiquer qu'il existait "a deeper continuity of spiritual influence” (28) de Pic à More. Mais, d’une part et on l’a vu, ce sont précisément les écrits de Pic qui respirent la spiritualité la plus traditionnelle que More a repris dans ses traductions, comme c'est aussi une image particulièrement conventionnelle qui ressort de la Vita après les coupures que More lui fit subir. D'ailleurs Gabrieli en convient indirectement, puisqu'il note lui aussi que ce sont “les lieux communs de la piété chrétienne“ (29) que More emprunte à Pic.

De plus, il n'y a évidemment pas lieu de s'étonner que les thèmes de la lutte contre la tentation, de la fuite hors du monde, vallée de larmes ou prison de l’âme, se retrouvent parallèlement chez les deux auteurs, profondément chrétiens l'un et l'autre et nourris d’une même tradition, quelles que soient par ailleurs les différences déjà fondamentales qui commençaient à séparer leurs époques et leurs cultures respectives. Ceci vaut également pour certaines similitudes textuelles. Lecteurs assidus de la Bible, interprétant dans un même esprit les mêmes références scripturaires, il est a priori probable que les commentaires de More rejoindront ceux de Pic, sans qu'il soit aucunement nécessaire de supposer entre les deux auteurs une quelconque filiation (30).

Notes
26. Vittorio Gabrieli, “Giovanni Pico and Thomas More”, Moreana 15/ 16 (1967): 44.
27. Ibid., p. 43.
28. Ibid., p. 46.
29. "Echoes and analogues of Pico's commonplaces of Christian piety (…) crop up (…). The echoes chiefly regard the problems of virtue and sin, of death and doom, of temporary pleasure and everlasting joy." Ibíd., p. 50.
30. En particulier en ce qui concerne l'exemple donné, puisque l’auteur reconnaît que le thème de The Four Last Things (Les Quatre Fins Dernières) est inspiré de “Quoi que tu fasses, souviens-toi de ta fin et jamais tu ne pécheras”, et que “Pico had probably the same passage of Scripture in mind (…).” La référence Ecclésiastique 7.27 comme source de ce texte est une coquille; c'est Ecclésiastique 7.40 selon la Vulgate, Siracide 7.36 dans les bibles modernes.

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