Séductions et impuissances du matérialisme

Pierre-Jean Dessertine

Où il est question de métaphysique.
Puisque notre monde est désormais massivement matérialiste et que le matérialisme est une prise de position métaphysique.
Que faut-il penser de ce matérialisme contemporain ? Est-il vraiment soutenable ?

 


Le matérialisme

La métaphysique (du grec méta = au-delà et phusis = nature) est le savoir de la réalité sous-jacente qui permet de rendre compte de cet ensemble de manifestations ordonnées qu’on appelle la nature.

Ainsi, on doit bien constater que toute notre expérience doit être partitionnée selon :

- d’une part, les réalités qui sont dans l ‘espace et dans le temps, et qui nous sont données par la perception sensible – ce sont les réalités matérielles ou la matière ;

- d’autre part, les réalités qui n’ont aucune existence spatiale et nous sont données seulement dans le temps et non pas par les sens mais « intérieurement » (dit-on par commodité de langage) – ce sont les réalités spirituelles ou l’esprit.


Le problème métaphysique fondamental consiste alors à se demander :

- si toute réalité est essentiellement matérielle – l’esprit ne serait alors qu’un épiphénomène de la matière : c’est la thèse du matérialisme ;

- ou si toute réalité est essentiellement spirituelle – la matière ne serait alors qu’une construction de l’esprit : c’est la thèse du spiritualisme.


Il existe, bien sûr, aussi la 3ème possibilité logique, la thèse du dualisme : la réalité est essentiellement esprit et matière, l’esprit insufflant des formes à la matière informe. Mais cette dernière thèse, en donnant toute l’efficience à l’esprit – de la matière informe on ne peut rien dire – peut être ici avantageusement assimilée au spiritualisme.

L’opinion commune – les idées vers lesquelles ont incline spontanément parce qu’elles sont avalisées et popularisées par les pouvoirs sociaux – est aujourd’hui matérialiste.

Le matérialisme ambiant

C’est d’abord un matérialisme pratique. Le matérialisme pratique considère que c’est dans notre rapport aux objets matériels que se joue la valorisation de notre vie. Il peut s’appuyer sur l’argument que le plaisir – qui peut être défini comme la satisfaction obtenue au moyen d’un bien matériel – est l’expérience la plus tangible de ce qui est bien. Et cela est vrai ! Mais seulement d’un point de vue : celui du besoin, lequel n’est qu’un des modes possibles du comportement humain. Le mode du besoin c’est celui en lequel nous sommes en quête de biens matériels parce qu’ils sont considérés comme une nécessité pour nous. Le plaisir étant la satisfaction apportée par le soulagement de la tension liée à la nécessité du besoin. En ce sens, qui est son sens le plus rigoureux, le plaisir implique toujours un rapport physique à un bien matériel – ce qu’on appelle sa consommation. Or, note la philosophe Hannah Arendt, la société contemporaine est dite de consommation justement parce qu’elle nous incline à fonctionner sur ce mode. C’est ainsi qu’elle nous fait accepter de consacrer autant de temps au travail, lequel se définit comme l’activité nécessaire pour se procurer les biens dont on a besoin. : « On dit souvent que nous vivons dans une société de consommateurs et puisque, nous l'avons vu, le travail et la consommation ne sont que deux stades d'un même processus imposé à l'homme par la nécessité de la vie, ce n'est qu'une autre façon de dire que nous vivons dans une société de travailleurs. » – H. Arendt, La condition de l'homme moderne (1958), chap. III. Mais en nous comportant ainsi, c’est-à-dire en vivant notre rapport aux objets matériels comme un rapport de consommation nécessaire pour satisfaire nos besoins, nous ne nous différencions pas du reste du règne animal. C’est pourquoi Hannah Arendt ajoute, dans le même passage, que pour l’homme qui travaille et consomme : « l'emploi du mot “ animal ” (…) est pleinement justifié. »

Autrement dit, notre matérialisme pratique est une sorte d’éthique (justification du bien et du mal) primaire qui donne toute la valeur aux biens matériels parce qu’ils sont jugés nécessaires pour résoudre nos besoins dans le plaisir – le plaisir étant le souverain bien de la vie. En cette éthique, qui est spontanément celle des animaux, nous n’exprimons pas encore notre humanité. Pourtant, c’est bien de cette éthique que procède, dans la société marchande, la valorisation des biens matériels. La valeur sociale d’un individu est jugée sur ses signes extérieurs de richesse, comme autant de possibilités de se faire plaisir, plutôt que sur ses idées. Et c’est la capacité toujours plus grande d’acquérir des objets de consommation qui est constamment proposée comme but allant de soi, indiscutable, de toute vie réussie.

L’individualisme contemporain est un effet de ce matérialisme pratique, tout simplement parce que le plaisir est un type de satisfaction ne valant que pour soi. Mais, tout autant, le problème écologique contemporain – encombrement par les objets, envahissement par les déchets, pollutions, dangereux déséquilibres de la biosphère – est l’effet mécanique de ce matérialisme pratique qui pousse à multiplier la consommation d’objets dans l’espoir d’accéder à un incertain bien-être. En un monde ainsi matérialiste, semble s’effacer de l’horizon commun la possibilité de valoriser sa vie par des satisfactions proprement humaines, telles la satisfaction esthétique, celle de connaître la vérité, celle de contribuer au bien commun des hommes, celle de s’accorder, de se comprendre entre humains, etc. Toutes satisfactions, on le remarquera, dont la nature est essentiellement spirituelle !

Ce matérialisme contemporain est, en général, non réfléchi puisque l’environnement médiatique pousse massivement à considérer le plaisir par consommation d’objets comme la voie exclusive pour vivre vraiment. Il peut dès lors, chez les individualités pour lesquelles les circonstances d’éducation n’ont pas permis de réaliser une socialisation suffisamment consistante, laisser apparaître brutalement sa nature animale. C’est pourquoi il faut rapporter à ce matérialisme cette sorte de retour de comportements barbares que notre civilisation croyait avoir définitivement dépassés, je veux dire cette nouvelle forme de violence, irréfléchie, aux motifs déclencheurs les plus futiles, qui se développe dans nos sociétés (jusque dans les établissements scolaires) depuis le tournant du siècle.

Le matérialisme théorique

Mais notre époque est aussi, comme on peut s’y attendre, théoriquement matérialiste. Cela se vérifie de manière particulièrement flagrante en ce qui concerne la connaissance de l’homme. La plus grande part de l’investissement social pour la recherche anthropologique va désormais vers les neurosciences : c’est par l’étude du système nerveux, et tout particulièrement du cerveau, que l’on essaie d’éclairer la détermination des comportements, l’apparition des émotions, l’acquisition des connaissances, etc. Corollairement, la médecine psychologique et psychiatrique soigne de plus en plus par médication faisant intervenir des molécules qui modifient les processus neuronaux.

Bien sûr, cette approche matérialiste de la connaissance n’est pas sans liens avec la matérialisme antique. Les Grecs avaient, en effet, déjà formulé avec la plus grande clarté la logique d’une conception matérialiste de la nature. Une telle conception, qu’on trouve déjà chez Démocrite (V° siècle avant J-C), doit rendre compte de toute la richesse de la nature uniquement par la matière. Elle ne peut donc que poser, à l’origine et de toute éternité, une matière disséminée en une infinité d’infimes particules insécables et de formes variées – les atomes – en mouvement dans le vide. Elle rend possible ainsi le devenir. Mais elle doit aussi préciser que ces mouvements sont totalement aléatoires car nul esprit n’a pu les mettre en ordre. Dès lors, au long du temps, des atomes vont se rencontrer par pur hasard et, les lois de la mécaniques s’appliquant à ces rencontres, une chaîne de conséquences nécessaires s’enclenchera : des atomes de formes convenantes s’accrocheront pour former une entité plus grande, d’autres, non convenants se dévieront pour continuer leur course et rencontrer d’autres atomes avec lesquels ils pourront éventuellement s’agréger, etc. L’Univers tel que nous le connaissons– dont nous-mêmes – est le résultat actuel de ce hasard et de cette nécessité appliqués aux atomes éternels.

Mais « Le hasard et la nécessité »(1970) est justement le titre du livre écrit par Jacques Monod, prix Nobel de médecine (en 1965), et on peut dire que ce livre est la formulation de la métaphysique matérialiste contemporaine à laquelle les scientifiques se réfèrent le plus volontiers. On comprend qu’il reprend exactement le cadre du matérialisme antique. Simplement, il l’actualise par les connaissances scientifiques acquises : les formes des atomes peuvent être précisément décrites, ainsi que leurs caractères de compatibilité/incompatibilité pour s’agréger ; l’utilisation de la génétique et de la théorie de l’évolution permet d’insérer de façon précise le hasard dans l’apparition et l’évolution du vivant ; etc.

Pourtant ce nouveau matérialisme, contrairement à son prédécesseur antique, ne produit pas une sagesse, c’est-à-dire une connaissance qui permette une conduite raisonnée et maîtrisée de son existence. Démocrite, sachant que, dans ce monde hasardeux, l’homme n’est qu’une réalité passagère et improbable, préconisait la modestie d’une vie simple et le détachement, et il se riait de ses contemporains qui s’agitaient sans cesse dans leur course aux richesses et aux pouvoirs. Un siècle plus tard, son héritier en matérialisme, Épicure, s’il affirmait que le critère du bien est le plaisir, précisait cependant que le bien-être qu’il procure est d’autant plus parfait que l’individu ne court pas après tous les plaisirs mais est capable de sélectionner rigoureusement les désirs à satisfaire au moyen de sa raison. Le matérialisme contemporain n’a pas ces sagesses. Il apporte bien aux scientifiques la métaphysique dont ils ont besoin pour poursuivre de manière sereine leurs recherches, mais il laisse leurs résultats à l’encan des jeux de pouvoir sociaux. Finalement, les sciences permettent surtout de mettre au point des techniques pour contrôler les comportements des populations et démultiplier les biens qui seront objets de leurs besoins. La recherche théorique, et la métaphysique matérialiste sur laquelle elle s’appuie, se révèlent donc tout à fait adaptées au matérialisme pratique de la société.

Mais même dans le domaine de la connaissance ce matérialisme actuel est dans une difficulté majeure à laquelle échappait le matérialisme antique. Ce dernier peut être qualifié de « naïf » car il n’hésitait pas à penser l’esprit comme composé d’atomes, et donc pleinement matériel. Prenant pour modèle les flux d’air produits par la respiration (c’est pour cela qu’il plaçait volontiers dans la poitrine le siège de l’âme), il considérait que l’esprit est une matière subtile dont les atomes sont tels – les plus petits qui soient, parfaitement ronds et lisses – qu’ils peuvent se déplacer à la vitesse la plus rapide possible, traverser les corps, etc. Mais la science contemporaine a fait le deuil de cette homogénéité. Aucun atome à découvrir dans l’esprit qui est reconnu comme une réalité d’un autre ordre, capable de transcender la matière comme on le voit en maintes occurrences, et d’abord dans le phénomène vivant : je décide de lever mon bras et je le lève. Comment rendre compte de l’émergence de l’esprit à partir d’atomes en mouvement soumis au hasard et à la nécessité ? Telle est la grande difficulté sur laquelle bute le matérialisme.

L’appel aux notions d’« émergence » – de nouvelles qualités émergent, dans certaines structures matérielles en certaines conditions, qui ne sont pas réductibles aux qualités des composants matériels (pas de causalité assignable) – ou de « téléonomie » – analyser une structure matérielle en se donnant la règle qu’elle poursuit un projet – ne sont finalement que des manières de nommer le problème sans le résoudre. D'autre part, la théorie de l’évolution, qui s’appuie sur le hasard des mutations biologiques et la nécessité de la sélection naturelle, recèle de graves insuffisances. L’œil est un appareil de captage d’images finement et ingénieusement constitué : on n’a jamais trouvé dans la nature, vivante ou fossilisée, d’autres organes pour cette fonction qui auraient témoigné d’une transition évolutive vers cet organe ; nulle part il n’existe de « sous-yeux » en lesquels le hasard aurait avancé, au-delà de la simple matière lumino-sensible, sur la voie de la vision ; on ne connaît que des yeux parfaitement finalisés.

D'ailleurs, apparemment sans s’en rendre compte, Jacques Monod échoue dans son dessein de reconstituer le vivant uniquement par le hasard et la nécessité. Certes, il proclame haut et fort : « … que le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l'évolution, cette notion centrale de la biologie moderne n'est plus aujourd'hui une hypothèse, parmi d'autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d'observation et d'expérience. » (Le hasard et la nécessité, 1970). Mais lorsqu’il essaie de rendre compte de la constitution de la plus simple unité vivante (le virus), il écrit (p. 101) : « Il y a apparition d’ordre, différenciation structurale, acquisition de fonctions à partir d’un mélange désordonné de molécules individuellement dépourvues de toute activité, de toute propriété fonctionnelle intrinsèque autre que de reconnaître les partenaires avec lesquels ils vont constituer la structure. » Mais Jacques, ces molécules capables de « reconnaître les partenaires », n’est-ce pas la négation même du hasard ? Mieux ! On ne reconnaît un partenaire qu’en fonction du savoir qu’il est bon pour soi. Les molécules « dépourvues de toute activité, de toute propriété fonctionnelle intrinsèque » ont quand même le savoir de ce qui est bien pour elles. Il y a de l’esprit en elles ! Ajoutons que l’autonomie d’un système matériel dans la position et la poursuite de son but – ce qu’on appelle sa « finalité immanente » – est une bonne définition du vivant. Les molécules en question apparaissent comme déjà vivantes !

Monod échoue à déduire le vivant du hasard et de la nécessité de la matière. Pourtant son livre est une référence comme expression exemplaire de la métaphysique de la science. Cela n’est-il pas symptomatique du caractère intenable du matérialisme théorique contemporain dès lors qu’on essaie de le réfléchir de manière un peu rigoureuse ? Faut-il alors se replier sur la thèse audacieuse du matérialisme antique en espérant mettre la main, un jour, sur ces particules extraordinairement subtiles qui constitueraient la « matière » de l’esprit ?

Mais soyons conséquents ! Cette affirmation que « même l’esprit est matériel » est une thèse théorique que le matérialiste doit expliquer comme effet de mouvements d’atomes de son esprit. Mais de cette dernière explication il doit aussi rendre compte … et ainsi à l’infini. Autrement dit, l’acte de l’esprit précédant toujours son interprétation matérialiste, il ne pourra jamais être rattrapé par elle. L’explication matérialiste de l’esprit sera toujours insuffisante. Il est impossible de réduire l’esprit à la matière car, de fait, l’esprit transcende toujours la matière.

* * *

Au fond, tous les hommes ont une affinité profonde avec le matérialisme. Leur première expérience du monde n’a-t-elle pas été celle d’une reconnaissance des biens matériels en fonction des possibilités de plaisir ou déplaisir qu’ils présentaient ? C’est pourquoi les thuriféraires du matérialisme reçoivent si facilement un bon accueil. Mais après, c’est une toute autre affaire pour eux de développer leur doctrine de manière un peu conséquente (par exemple, et en reconnaissant être un peu cavalier, on peut juger que le matérialisme de Comte-Sponville n’est pas vraiment assumé, tandis que celui de Onfray vaut surtout comme posture d’opposition à des formes de spiritualisme depuis longtemps critiquées). C’est pourquoi aussi le matérialisme pratique ambiant s’accommode si volontiers de l’irréflexion. C’est pourquoi encore les scientifiques s’adossent avec une telle bonne volonté à la métaphysique du hasard et de la nécessité en toute inconscience de ses apories. Il faut donc reconnaître un aveuglement global de l’homme contemporain quant à sa métaphysique, c’est-à-dire une incapacité à rendre compte de ses choix de comportements par une compréhension profonde de ce qu’est la nature en laquelle il agit. Cette incapacité doit être rapportée aux problèmes écologiques et sociaux majeurs qui s’annoncent. L’homme contemporain peut-il encore se contenter d’être un matérialiste inconséquent ? Pour retrouver une confiance en son avenir, n’est-ce pas jusqu'au niveau métaphysique qu’il doit questionner son savoir, et se poser à nouveaux frais la question de la place de l’esprit dans la nature ?

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