Reniement du don d'asile

Pierre-Jean Dessertine

La très âpre polémique provoquée par les comparutions en tribunaux correctionnels de citoyens qui ont donné asile à des exilés errant dans le plus grand dénuement ne révèle-t-elle pas un conflit de valeurs aigu dans la société ?

  errance d'exilés

  Le don d’asile est le fait d’apporter refuge et protection à autrui lorsque celui-ci est dans un état de dénuement tel que sa sécurité vitale est en jeu.

   Dans l’ensemble des cultures le don d’asile est considéré comme un devoir – en quelque sorte un prolongement du devoir d’assistance à personne en danger. La seule restriction semble bien être lorsque la personne qui a besoin d’asile est identifiée comme un ennemi dans un pays en guerre.

   Aujourd’hui en France, on fait comparaître en justice des citoyens qui ont donné asile à des exilés en dérive sur les routes de France, dans un dénuement complet, quelquefois enfants, quelquefois malades ou blessés.

   Le délit motivant les poursuites est l’« aide au séjour d’étrangers en situation irrégulière ».

   On peut être choqué – on est choqué – par la faiblesse de cet argument juridique qu’on prétend opposer au devoir d’asile.

   Du point de vue simplement humain comment mettre en balance le devoir de don d’asile et une disposition légale parfaitement contingente ? Rousseau dans son Discours sur l’inégalité (1755) ne discernait-il pas la racine universelle du devoir de secourir autrui dans la pitié naturelle : « la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir … » ?

   Du point de vue de la responsabilité, comment mettre en balance la nécessité dans laquelle se sont trouvés des individus de s’arracher à leur terre natale, et ce faisant de tout perdre – même le nom qui leur permettait une reconnaissance sociale – pour aller vers quelque lieu où ils pourraient se redonner un avenir, et le formalisme juridique de l’État français totalement inaccessible à ces gens, ignorant la langue et la culture française, dans l’état d’urgence où ils vivent ?

   Du point de vue simplement juridique, l’article L622-1 du Code pénal stipule : « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 Euros. » Il y a bien une exception à cet état délictueux « lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci. » (622-4), mais cette notion de « contrepartie » est tellement vague qu’elle vaut comme menace pour toute personne qui secoure un immigré en errance en France : le Ministère public n’a pas hésité à arguer d’un « bénéfice militant » pour requérir contre un donneur d’asile. Or cette loi est clairement illégitime du point de vue des textes fondamentaux régissant notre droit. Rappelons que la devise « liberté, égalité, fraternité » est inscrite dans notre Constitution. Et la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne, qui engage la France (elle l’a signé en 2000), affirme en son Préambule que l'Union « assure la libre circulation des personnes ».

   On voit la logique qui guide l’État français en ces poursuites ; elle s’exprime en un discours qui semble pétri de bon sens : « Il faut bien réguler ces masses de migrants qui confluent vers notre pays, la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, ces donneurs d’asile mettent en risque nos ressortissants en pouvant favoriser, en période d’attentats islamistes aveugles, l’introduction de loups dans la bergerie, et de toutes façons leur générosité est bien naïve car pratiquement ils contribuent à créer un appel d’air qui rendra encore plus aigu le problème des migrants. » Sauf que ce discours se trouve complètement ruiné lorsque l’on rencontre des étrangers exilés en état d’extrême vulnérabilité, qui portent dans leur regard le vécu d’expériences ineffablement difficiles, et dont le destin est suspendu à un signe d’accueil – à votre signe d’accueil.

   La vérité est que ces personnes sont nos semblables, ce qui veut dire qu’en leur rencontre nous nous reconnaissons nous-mêmes en tant que nous pourrions éprouver les sentiments dont ils font signes. C’est ce qu’on appelle l’empathie. Ce qu’il faut préciser, c’est que notre empathie envers l’exilé n’est pas une faiblesse – complaisance à notre sentimentalité – car elle a un fort fondement objectif. En réalité nous sommes tous des exilés. Nous sommes tous passés par la détresse d’une attente vitale d’un signe d’accueil. Car telle est la condition du nouveau-né humain entre le moment de son expulsion de la matrice maternelle et celui de son accueil contre le corps de la mère.

   Il faut alors comprendre qu’il n’a été possible de concevoir la pénalisation du don d’asile que par un déni radical de sa condition d’exilé. Pour ce déni, le psychanalyste parlerait d’une « forclusion » en ce que, dans le vocabulaire donnant leur monde aux fonctionnaires d’État promouvant cette pénalisation, il n’y a aucun mot qui pourrait la signifier. Si l’on reprend les propositions écrites plus haut sur la logique de la pénalisation, on s’aperçoit qu’elles font constamment signe de l’appartenance par l’usage de cette fameuse première personne du pluriel, « nous », « nos ». Car, en effet, le bon sens apparent de ces propositions vient de cette évidence de l’appartenance qui procède d’une dichotomie du monde entre « nous », qui appartenons au bon groupe (ou au groupe des bons), et les autres, les « étrangers », les « migrants », fauteurs de troubles potentiels[1].

   Bien sûr, ce « nous » s’abreuve d’un symbolisme prolifique : nous, les blancs, les chrétiens, les dépositaires de l’idéal des Droits de l’homme, les contributeurs pour l’humanité d’une culture sans pareil, etc. Mais si l’on gratte un peu on s’aperçoit que ce « nous » pimpant est illusoire. On pourrait le faire pour chacun des caractères cités ci-dessus. Mais pensons simplement à ce que tous les exilés des totalitarismes du XXème siècle, les Castoriadis, Grothendieck, Ionesco, Picasso, Cioran, etc. ont apporté à la culture française ! Car quoiqu’on veuille, la vérité de l’humanité n’est pas l’appartenance, mais l’errance, c’est-à-dire que les humains n’ont jamais de place définitivement assignée dans le monde, et restent toujours en instance de se déplacer – et l’invention technique est aussi une manière de se déplacer en déplaçant son rapport au monde. C’est parce qu’elle est errante que l’espèce humaine est historique. C’est pourquoi le monde de l’appartenance développe toujours le sentiment négateur de l’histoire : la nostalgie. La logique de l’appartenance est proprement réactionnaire, et c’est pour cela qu’elle devient si volontiers le terreau des fascismes.

   Dès lors on comprend mieux l’indignation que peut précipiter en chacun la pénalisation du don d’asile. Elle révèle un conflit des valeurs qui se joue aujourd’hui dans nos sociétés occidentalisées (c’est-à-dire plutôt riches et pacifiées, donc attrayantes pour ceux qui ont perdu leur terre natale).

   Il y a d’un côté l’humanisme, qui considère que tout être humain a une valeur absolue fondée sur sa liberté propre qui est une liberté d’inconfort dans le monde car il ne sait pas d’emblée où se mettre, mais qui peut s’appuyer sur la raison pour choisir son lieu et donc en quoi consiste son bien. L’humanisme a été pensé dès l’Antiquité avec Socrate (Qu’est-ce que le bien ?), les Cyniques (le cosmopolitisme) et les Stoïciens (l’homme participe de la Raison universelle). L’humanisme a été revivifié à la Renaissance à partir de la critique du diktat du dogme chrétien (Pic de la Mirandole, Montaigne, Bruno). Il s’est épanoui au XVIIIème siècle avec la reconnaissance politique de la valeur de l’homme libre et rationnel par la Déclaration d'indépendance des États-Unis (1776) et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen par l’Assemblée constituante française de 1789. Nos institutions politiques contemporaines sont héritières de cet humanisme, entre autres par la devise de la République française « Liberté, égalité, fraternité », par la Déclaration universelle des droits de l'Homme de l’ONU (1948) et par la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne (2000).

   Dans ce cadre la libre circulation des exilés et le don d’asile des citoyens à leur égard devraient aller de soi.

   Seulement, il y a de l’autre côté l’insistance de ce « nous » à être reconnu comme valeur d’un monde dichotomisé. Nous avons vu que l’identification de ce « nous » était fort problématique. Mais il faut aussi éclairer cette valeur dont il serait porteur et pour laquelle il faudrait le défendre contre les menaces extérieures.

   Or il est impossible de soutenir que ce sont les valeurs de la République – les Droits de l’homme, la trilogie « liberté, égalité, fraternité » – ou même la culture française dans son rayonnement universel, qui justifieraient les dispositions de pénalisation du don d’asile puisque justement elles sont alors mises en défaut. On ne peut pas dire non plus que c’est la sécurité physique de ce « nous » qui serait mise en péril par le don d’asile, car c’est justement la raison d’être des forces de police d’assurer la sécurité de tous dans le cadre du respect des droits et libertés de chacun garantis par la République[2].

   Il faut avoir les idées claires sur les comportements dangereux des étrangers qui viennent sur notre territoire. Ce sont des gens qui ont les comportements humains qui sont requis par les conditions qui leur sont faites. S’il ne sont pas accueillis, s’ils sont regroupés de force dans des espaces confinés, s’ils sont harcelés par la police, s’ils sont constamment confrontés à l'indifférence ou au mépris, bref s’ils se sentent en environnement humain hostile, il est inévitable qu’il s’efforcent de se retrouver selon des affinités communautaires, et qu’à partir de là ils développent de l’hostilité par rapport à un milieu social dont ils se sentent rejetés. Et si parmi eux se trouve un endoctriné qui leur fournit une idéologie « prêt-à-penser » qui prône la violence contre les mécréants, alors certains peuvent y être sensibles.

   Le mot d’ordre des autorités devrait être « Facilitez le travail des forces de l’ordre, soyez accueillants envers les exilés ! »

   On n’en est pas du tout là. Au contraire, on nous alarme contre la présence – et même contre la simple possibilité de présence – d’exilés. On pénalise les comportements d’accueil sous prétexte que nous serions menacés dans « notre » civilisation, « notre » culture, « notre » manière de vivre, « notre » liberté. C’est là que s’opère le basculement des valeurs fondées sur la réalité universelle de la condition humaine – l’humanisme – aux valeurs illusoires d’appartenance. Prenons la valeur « notre liberté » dont on peut dire qu’elle intègre toutes les autres. À quelles expériences partagées renvoie-t-elle que pourrait menacer l’accueil de quelques exilés[3] ici et là ?

   Personne ne peut prendre au sérieux qu’une telle cohabitation pourrait un tant soit peu restreindre la laïcité – qui n’est que la cohabitation de la pluralité des visions du monde dans l’espace public sous l’autorité bienveillante et neutre de l’État[4] – la liberté de se déplacer, de se vêtir etc. Si l’on interroge les habitants des communes qui ont accueillis des exilés, ils répondent toujours que, loin de limiter leurs possibilités, ils les ont augmentées en stimulant la vie sociale.

   Il faut dénoncer dans l’usage du levier de la peur par l’État pour détourner de l’accueil des exilés l’amalgame qui est fait avec les populations autochtones de souche immigrée des quartiers déclassés de nos cités qui ont des comportements hostiles voire violents envers les autres habitants, quand ils n’entrent pas en rébellion ouverte (comme en 2005). Faut-il rappeler que ces populations ont subi des décennies durant des comportements assez généralisés de ségrégation ? Ils restent que les exilés d’aujourd’hui sont dans une histoire totalement hétérogène, et que, outre leurs meurtrissures d’exilés, leur dénuement, leur errance, il est douloureusement injuste de leur faire porter le poids de cette hostilité.

  Mais tout cela, nos dirigeant politiques et magistrats qui pénalisent le don d’asile le savent fort bien (ou au moins savent-ils qu’ils ne veulent pas le savoir). Quel est donc leur intérêt à vouloir que la population autochtone ne réponde pas à la détresse des exilés ?

   Pour le comprendre il faut en revenir à « notre liberté » laquelle, dans les sociétés occidentalisées inondées de biens marchands, signifie massivement « liberté-d’accéder-aux-biens marchands-et-de-composer-son-bonheur-par-leur-consommation ». Par exemple la liberté de circuler est fondamentalement indexée à la production des biens marchands – mobilité du travail – et à leur consommation – pour se rendre sur les zones commerciales mais aussi pour accéder aux biens sur sites : lieux touristiques, parcs de loisir, etc. Ce qui signifie que l’essence de notre liberté est la capacité d’accéder à un certain niveau de bien-être par le moyen des consommations et en se soumettant à la contrainte qu’une part de notre énergie vitale soit dédiée à un travail rémunérateur.

   Cette conception de « notre liberté » implique une vision du monde strictement individualiste : le monde est l’instrument de mon épanouissement personnel (pensé comme maximisation de sensations positives)

   C’est la vision du monde incessamment diffusée par les vecteurs idéologiques du pouvoir marchand – les publicités qui envahissent l’espace public certes, mais aussi tous les média de masse qui, la plupart du temps par images animées (télévision, Internet), abreuvent leurs spectateurs de modèles de réussites de personnalités qui auraient atteint un niveau enviable de bien-être.

   On appelle volontiers cette vision du monde le libéralisme. Et le mot « libéralisme » est effectivement une déclinaison du mot « liberté ». Mais cette déclinaison particularise la liberté selon deux caractères essentiels :
   - C’est une liberté qui est entièrement dépendante de la liberté d’écoulement des flux marchands. Il faut entendre par là tout ce qui favorise la production, la circulation, l’appropriation et la destruction des biens marchands. C’est pourquoi la liberté du libéralisme c’est d’abord la liberté de circulation des biens marchands. Et lorsque des personnes humaines ne sont pas utiles à l’activation des flux marchands, comme les exilés qui n’ont rien, elles peuvent être empêchées de circuler librement si elles sont considérées comme un obstacle. Ne s’aperçoit-on pas à quel point le libéralisme consacre de l’énergie aux négociations pour lever les obstacles culturels à la circulation des marchandises, et comme il est prompt à fermer les frontières aux humains qui pourraient gêner la fluidité de la circulation des marchandises ?
   - C’est une liberté qui isole. Car les types de biens en lesquels elle se déploie valent d’abord pour soi (son ego) et s’acquièrent par l’argent. Or l’argent, moyen universel d’acquisition de biens en régime marchand, est nécessairement le bien le plus convoité et le plus rare. Il met impitoyablement les gens en compétition. C’est pourquoi le libéralisme tend inexorablement à détruire les solidarités humaines.

   Pourquoi aujourd’hui, en France, pays des Droits de l’homme et de la devise « Liberté, égalité, fraternité » traîne-t-on dans les tribunaux des citoyens qui ont donné asile à des exilés totalement démunis ?

   La solidarité envers l’exilé venu de très loin au-delà des mers et des montagnes a plus de sens que toute autre, car l’écart culturel est tel qu’elle ne peut faire fond que sur le cœur de l’humanité des hommes.

   Se pourrait-il que le pire cauchemar du libéralisme marchand soit que se renouent ainsi des solidarités humaines ?

 


 

[1] Il convient de distinguer l’« appartenance » de l’« habitation ». L’habitation est le fait de délimiter un espace sécurisé, en particulier pour le repos et la reproduction, entre deux sorties dans le monde aventureux. Habiter, c’est aussi toujours ravauder son habitation, et c’est savoir qu’elle se place entre deux déménagements (de séquence plus ou moins longue entre le nomadisme et la demeure familiale héritée des ancêtres). L’habitation, contrairement à l’appartenance, implique donc la reconnaissance que l’homme n’a pas de place assignée, qu’il est errant. Elle est la dichotomisation du monde légitime car reconnue comme artificielle et provisoire.

[2] Ce qu’ont très bien compris les autorités allemandes dans leur gestion des suites des agressions sexistes de Cologne dans la nuit du Nouvel An 2016.

[3] Car le nombre d’exilés se rendant sur le territoire français reste infime eu égard à la population totale. L’effet de masse n’apparaît qu’à partir du moment où l’on installe des verrous à leur libre circulation.

[4] Il faudrait quand même bien s’apercevoir que la principale entorse au principe de laïcité aujourd’hui est l'omniprésence dans l’espace public de la vision du monde consumériste : le bonheur comme sommation de bien-être par l’achat de biens marchands. Tout comme pour une religion, il s’agit d’une vision du monde fondée sur une croyance et portée par une iconographie édifiante.

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