Qui est fou ?

Pierre-Jean Dessertine

L'adjectif "fou" est attribué largement, avec beaucoup d'assurance, et dans des occurences fort diverses. Nous proposons d'aller vers l'unité de sens qui justifierait l'emploi d'un même mot.


Pieter Brueghel l'Ancien, Le Combat de Carnaval et Carême (détail) – 1559  

   On dégaine facilement le qualificatif de « fou » pour juger des individus dont le comportement bouscule nos repères, et cela est particulièrement voyant pour quelques personnages publics élus récemment contre toute attente tant ils étaient des candidats improbables. Mais si l’on peut être catégorique pour affirmer qu’untel est fou, on l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de préciser sa folie. La question « Qui est fou ? » nous appelle ainsi à éclairer ce que vise cette notion commune de la folie. Mais cela nous confronte aussitôt au caractère confus de l’usage de l’adjectif « fou », conséquence de l’étonnante richesse de significations qu’il peut prendre.

   Au moins peut-on dire qu’il ne s’agit pas ici d’une question clinique telle qu’on pourrait la décliner en « qui est malade mental ? ». Il faudrait alors se prononcer sur des symptômes de pathologie mentale, ce qui serait hors de notre compétence.

   La question « Qui est fou ? » déborde de toutes parts cette question clinique. La preuve en est qu’elle englobe des expressions où la qualité de « fou » apparaît très désirable : « Soyons fous … », « un amour fou », « une folle aventure », etc.

   La piste à suivre pour justifier de l’usage d’un seul mot pour toute la variété d’utilisations de « fou » – et donc de la notion de « folie » – est qu’au moins tout le monde s’accorde à opposer l’homme fou à l’homme normal.

   L’être humain normal est celui dont le comportement se conforme aux normes admises.

   La notion de norme est très générale. Dérivée du latin norma = équerre, elle désigne dans le champ social, tout critère qui, en délimitant le domaine de l'admissible, permet d’évaluer le comportement humain. Toute vie humaine est prise dans une sorte de feuilletage de nombreux niveaux de normes. Il s’agit donc de déterminer à quel niveau de normes sont relatifs les comportements anormaux qu’on identifie comme fous.

   Il y a des normes écrites, authentifiées par l’autorité institutionnelle, qui constituent le Droit. Il est clair que la folie n’est pas relative à ce type de norme : le contrevenant, le délinquant, l’apostat, ne sont pas fous.

   Il y a des normes transmises essentiellement de manière verbale et qui concernent la manière de se conduire vis-à-vis d’autrui dans la vie sociale. Ce sont les règles de bienséance et de morale. Là encore ne sont pas les normes que nous recherchons : l’immoral, le goujat, le menteur, le libertin, ne sont pas fous.

   Il y a les normes plus cachées, plus profondes aussi, qui sourdent des imaginaires sociaux et transparaissent dans les opinions communes comme valeurs structurant une société (comme la prévalence de l’économie dans les sociétés occidentales contemporaines). Celui qui récuse ces normes – le révolté, le dissident – n’est pas fou pour autant.

   Si l’on va plus loin, on rencontre les normes du bon usage de l’esprit dans sa prise en compte de la réalité. N’est-ce pas ce qu’on appelle la raison ? La raison est un système de normes, dont les principales sont la règle de non-contradiction et la règle de déduction. Ne pas respecter les normes de la raison c’est faire preuve de déraison. Or, comme le montre Michel Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique (1961), il y a une tradition de pensée occidentale qui assimile la folie à la déraison. L’anormalité du fou serait dans sa déraison.

   Pourtant on peut trouver, chez des individus reconnus comme fous, des capacités au raisonnement plus brillantes que la moyenne (voir le personnage principal du film Rainman de Barry Levinson, 1989). Pour mieux comprendre la singularité de ces cas de folie, il faut distinguer deux compétences fondamentales dans l’usage de la raison. Il y a la capacité d’enchaîner déductivement les propositions : c’est la capacité rationnelle – à quoi s’oppose l’irrationnel. Il y a aussi la capacité de maîtriser les principes qui doivent être préalablement admis pour initier les déductions : c’est la capacité d’être raisonnable – à quoi s’oppose précisément la déraison. Or, il est patent que la raison du fou, lorsqu’elle se manifeste, ne porte que sur la compétence rationnelle (voir la capacité du héros de Rainman d’anticiper les cartes qui vont sortir au Black Jack).

   Le fou serait alors le déraisonnable, celui qui est dans l’incapacité de maîtriser les principes de son raisonnement (par exemple quand l’autiste de Rainman découpe son trajet en deux segments distincts et perpendiculaires au lieu de prendre simplement la diagonale).

   Un principe de raisonnement non maîtrisé est tout simplement un principe qui ne peut pas être partagé avec autrui – il n’a de valeur que subjective. Mais alors il faut accepter que le domaine de la folie se trouve énormément élargi, puisque tous les comportements qui s’appuient sur des principes purement subjectifs seraient fous. Or tout un chacun est sujet à de tels comportements lorsqu’il est dans ses expressions purement émotionnelles, telles les explosions de colère, de joie, de tristesse, mais aussi dans ses rêves et rêveries, ou l’accaparement par ses fantasmes. C’est bien pourquoi Edgar Morin propose de débaptiser Homo sapiens en Homo sapiens-demens :

   « Dès lors, surgit la face de l’homme cachée par le concept rassurant et émollient de sapiens. C’est un être d’une affectivité intense et instable qui sourit, rit, pleure, un être anxieux et angoissé, un être jouisseur, ivre, extatique, violent, furieux, aimant, un être envahi par l’imaginaire, un être qui sait la mort et ne peut y croire, un être qui sécrète le mythe et la magie, un être possédé par les esprits et les dieux, un être qui se nourrit d’illusions et de chimères, un être subjectif dont les rapports avec le monde objectif sont toujours incertains, un être soumis à l’erreur, à l’errance, un être ubrique qui produit du désordre. Et comme nous appelons folie la conjonction de l’illusion, de la démesure, de l’instabilité, de l’incertitude entre réel et imaginaire, de la confusion entre subjectif et objectif, de l’erreur, du désordre, nous sommes contraints de voir l’Homo sapiens comme Homo demens. » Le Paradigme perdu, la nature humaine (1974)

   En partant de l’idée de déraison comme adoption de principes de comportement fondés exclusivement sur la subjectivité, nous devons admettre avec Morin que nous sommes tous – en tant qu’humains – partie prenante de la folie. N’est-ce pas cette folie commune qui se manifeste dans la caractère tragique de l’histoire humaine ? C’est bien ce qu’exprimait Kant : « quand, de-ci de-là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l’ensemble qu’un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction. »  Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1789).

   Mais il nous faut aussi reconnaître que cette dimension universelle de folie, si elle est régulièrement dévastatrice – il y a les guerres, mais aussi les dommages irréversibles sur la biosphère résultant de la passion d’enrichissement – n’est pas toujours un mal. Elle peut être très bénéfique du point de vue de la santé psychologique individuelle – exprimer son émotion – comme du point de vue de la vie sociale – les fêtes comme régulatrices des émotions collectives.

   On se trouve là face à une conception de la folie devenue paradoxale puisqu’il est bien normal que l’être humain ne maîtrise pas tous ses comportements au moyen de sa raison, mais se laisse parfois envahir par son affectivité. Ce que l’on a débusqué comme l’anormalité du fou est un état finalement normal. Une voie pour dépasser cette contradiction, est d’examiner la différence entre « faire le fou » et « être fou »

   « Soyons fous ! » décidons-nous en telle occasion festive, et nous nous offrons quelques excès que nous jugeons par ailleurs déraisonnables dans la vie quotidienne. C’est ainsi que « nous faisons les fous », mais nous ne sommes pas fous pour autant, car en tâche de fond, c’est bien notre raison qui contrôle la possibilité de ces excès. N’en est-il pas de même dans les accès de colère ou autres manifestations impétueuses de notre subjectivité ? La raison semble certes submergée, mais quand même présente : nous nous gardons bien d’accès de colère en d’autres circonstances qui la motiveraient encore mieux (face à son supérieur hiérarchique, par exemple), et nous savons assez bien arrêter la montée de notre colère pour qu’elle ne provoque pas des conséquences trop nocives. Là aussi, en quelque sorte, « nous faisons les fous », car la raison garde finalement le contrôle.

   Ainsi « faire le fou », ce n’est pas « être fou ». Dans le premier cas la raison, en tant que raisonnable, est présente en arrière-plan, alors que dans le second elle est clairement disqualifiée.

   Mais si le mot « folie » n’a pas le même sens dans les deux cas pourquoi la vie de la langue n’a-telle pas suscité une discrimination signifiante autrement dit un mot nouveau qui permette de clairement désigner chacun des deux cas. Qu’est-ce qui est finalement visé par le mot « fou » qui lui fait enjamber la différence du rôle de la raison dans les deux occurrences : être fou/faire le fou ?

   Il faut rappeler un résultat précédent : la folie est le comportement en lequel l'individu a toute licence d'exprimer sa subjectivité. Le fou est ainsi dans le déni de tout intérêt autre que le sien. C’est pour cela que dans sa folie, il se situe toujours en deçà du langage, là où tous les phénomènes avec lesquels il interagit n’ont de valeur que pour lui. Il peut parler certes, mais c’est un délire, c’est-à-dire un discours en lequel les propositions perdent leur fonction de désignation objective. Le délire, en effet, ne vise pas à partager une expérience avec autrui, il ne sert que de communication avec soi-même – on a moins mal quand on a des mots pour objectiver son mal-être, même si on ne l’objective alors que pour soi, l’interlocuteur de son délire étant fantasmatique.

   Il importe de rappeler ici ce que nous avons établi ailleurs : la fonction essentielle du langage est de nous faire habiter un monde commun.

   C’est pourquoi nous pouvons proposer, comme conclusion provisoire, que le fou est celui qui n’habite plus le monde commun. Je dis « J’ai faim » et ma faim n’est plus simplement ce lancinant besoin qui accapare ma conscience et m’empêche de vivre ; par le mot « faim » j’ai transfiguré ma souffrance, laquelle devient un phénomène du monde et un problème du monde. Je ne suis plus seul avec elle. Je puis envisager tout un tas de possibilités – qui sont les possibilités du monde – pour résoudre mon problème. La langue est le lien qui me réunit à tout humain par sa capacité à faire habiter tous les locuteurs un monde commun. Tous, sauf ceux qui sont fous ! Les fous sont les humains qui ont perdu pied (ou qui n’ont pu prendre pied) dans le monde. Ces sont des personnes qui ne peuvent que s’accrocher à des lambeaux du monde ; c’est pourquoi en leurs délires ils répètent la même chose – dans Rainman le héros répète avec les mêmes mots, et d’autant plus que la situation le stresse, une phrase de reportage d’une courte séquence d’un match de base ball. Car si le délire allège la souffrance, il n’en délivre pas ; parce qu’il ne saurait retrouver autrui. Et il ne saurait le retrouver puisqu’il ne parle pas du monde commun. Quant à ceux qui font les fous, ils se mettent effectivement en deçà de la langue qui désigne le monde commun ; c'est comme s'ils prenaient congé un moment pour se reposer du monde – car habiter le monde c’est nécessairement contraindre sa subjectivité à l’intérieur de normes qui rendent possible le partage du monde.

   Il faut ici rappeler la parenté essentielle de la langue et de la raison – proximité reconnue dans la Grèce antique par le mot logos qui signifie à la fois discours et raison. Le délire est une parole qui n’est pas logos. Au contraire, c’est pour créer les conditions d’habitant du même monde que le discours se doit d’être cohérent. Et la différence des langues n’est pas un obstacle, on le sait. Car si la traduction ne réussit jamais pleinement à restituer l’expressivité d’un discours (tout ce qu’il connote de contexte culturel, de subjectivité individuelle, de style singulier), elle réussit l’essentiel qui est de restituer correctement ce qui est désigné du monde commun.

   Qui est fou ? Celui qui déserte le monde. Et il le déserte soit volontairement, lorsqu’il « fait le fou », ou par nécessité – lorsqu’il n’a pas eu les conditions physiologique pour accéder à la langue, lorsque les conditions de son accueil dans le monde n’ont pas été suffisamment bienveillantes pour qu’il y trouve sa place (voir l’anti-psychiatrie avec Laing et Cooper), ou lorsque des expériences ont été si traumatisantes qu’elles lui ont fait perdre sa confiance initiale dans le monde (voir Antonin Artaud et son vécu de « poilu »). Il est alors considéré comme fou, enfermé dans son soi hors du monde, et ne pouvant choisir d’en sortir car n’ayant pas prise sur ce monde qui le désigne ainsi.

   Ce résultat – la folie comme désertion du monde – est une base qui peut nous permettre de réfléchir avec une meilleure pertinence sur la folie du monde contemporain – nous voulons bien sûr parler de cette déraison qui conduit nos sociétés à persévérer dans des pratiques qui les mènent tout droit vers un avenir qu’elles savent être de catastrophes d’ampleur mondiale.

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