La transmission du corpus aristotélicien

Louis Valcke

Comme on l’a dit ci-dessus, de prime abord, la rencontre du christianisme avec la pensée hellénique s’effectua sans heurt, puisque c’est à travers la philosophie platonicienne, dont Plotin avait encore exalté le caractère mystique, que ce premier contact eut lieu.

La situation changera de manière radicale au XIIIe siècle, alors que l’Occident chrétien se verra confronté à la pensée d’Aristote, dont, jusque-là, seuls les ouvrages de logique étaient connus (25).

Peu après la mort d’Aristote en 322 av. ].-C., le Lycée entra en une longue période de déclin, par manque de personnalité suffisamment puissante pour assurer la relève, d’une part, et, d’autre part, par l’oubli et la perte des écrits aristotéliciens authentiques.

La redécouverte de ces derniers et leur publication par Andronicos de Rhodes, vers la fin du premier siècle avant Jésus-Christ, allait donner une nouvelle impulsion aux études aristotéliciennes qui, en Grèce même, jusqu’au milieu du troisième siècle après ].-C., puis par après, à Byzance, allaient connaître une période d’activité intense (26). Andronicos, en effet, fut le premier d’une longue lignée de Commentateurs, lignée qui comprendra les plus grands noms de la philosophie arabe, par l’entremise de laquelle l'Occident chrétien entrera finalement en contact avec la pensée d’Aristote.

Au sein de ce courant péripatéticien, l’autorité d’Aristote faisait figure d’absolu : le Stagirite avait découvert et exposé la vérité de l’Être et des êtres, dans toute la mesure où l’intelligence humaine est capable de l’atteindre et de la dire. Aristote est donc le philosophe, tel il restera pour l’ensemble de la philosophie arabe, et tel il apparaîtra encore lors de sa renaissance en Occident à partir du XIIIe siècle.

On prendra garde de donner une connotation dépréciative à ce titre de « Commentateurs » que se donnaient les porte-parole de l’aristotélisme, car désormais, il était admis par tous que la vérité ayant été découverte par Aristote, les études philosophiques devaient se borner à explorer les écrits du Stagirite en vue d’en exprimer la pensée aussi fidèlement que possible.

Parmi ces commentateurs, le plus important sans doute sera Alexandre d’Aphrodise qui vécut à Athènes aux alentours de l’an 200 après J.-C. (27). Son analyse des œuvres d’Aristote aura une influence considérable car, insistant sur l’orientation antiplatonicienne de la doctrine du Stagirite, il en donnera une interprétation nettement naturaliste. C’est ainsi que, selon lui, l’âme, forme du corps, ne serait qu’une puissance résultant de la juste proportion des éléments dont le corps est composé (28). Elle ne peut donc survivre à la décomposition du corps qu’entraîne la mort.

Cette interprétation à son tour conduira Alexandre à poser une problématique extrêmement complexe, qui sera au cœur de l’« aristotélisme arabe », et qui, plus tard, constituera, pour la scolastique un défi majeur (29).

Aristote, en effet, dans le troisième livre de son De anima, au chapitre cinquième, avait posé la question de savoir comment l’intellect humain peut connaître les « substances séparées (30)». L’exposé d’Aristote ne comporte qu’une quinzaine de lignes, ouvertes aux interprétations les plus diverses, et Alexandre sera le premier à aborder ce thème de façon suffisamment exhaustive. Du fait que l’homme, partant de ses impressions sensibles, peut acquérir une compréhension rationnelle par concepts, Alexandre déduit que le corps humain possède la puissance, purement organique, que suppose cette connaissance intellectuelle : c’est là, dit-il, ce qu’Aristote nomme l’intellect possible, qui se rapporte à la connaissance qu'il pourra acquérir « comme la tablette de cire se rapporte à l’écriture qui s’imprimera en elle (31) ». Mais l’intellect possible ne peut acquérir cette connaissance conceptuelle et donc passer au stade d’intellect acquis, que pour autant qu’il ait été illuminé par l’opération de l’intellect agent. Or, l’intellect agent ne ferait pas partie du composé hylémorphique qu’est l’individu concret, puisqu’« il est séparé, sans mélange et impassible », selon ce qu’en affirme Aristote (32). Subsistant sans être uni à la matière, il serait, de soi, forme pure et donc éternel, mais, comme le veut aussi Aristote, il serait, dans ce cas, nécessairement unique en son espèce, et, partant, unique également pour l’ensemble de l°espèce humaine. C’est à partir de ces considérations que naîtra plus tard la théorie dite du monopsychisme.

Cet intellect unique est identifié par Alexandre à l’Intellect divin, ou, par d’autres commentateurs, à cette « âme du monde » dont parle Platon, mais, quoi qu’il en soit, et c’est là évidemment le point qui importe ici, il découle de cette conception que l’individu qui ne fait que participer temporairement à cet Intellect unique ne saurait survivre à l’opération des sens et doit donc disparaître avec la mort biologique. C’est là un autre argument qui conclut à la négation de l’immortalité de l’âme individuelle.

Après Alexandre, les grands commentateurs arabes ont abordé cette problématique à nouveaux frais, tentant à chaque fois de résoudre les difficultés sans doute insurmontables qui surviennent dès qu’il s’agit de comprendre de quelle façon un organisme nécessairement spatio-temporel peut s’élever à la connaissance abstraite, donc universelle et atemporelle. Car c’est bien, fondamentalement, de ce problème – dirons-nous de ce mystère ? – qu’il s’agit...

En 313, l’Édit de Milan avait été proclamé par Constantin, premier empereur chrétien. Cet édit accordait droit de cité au christianisme, qui, sous l’empereurThéodose Ier, allait en 380 devenir religion d’État. En 383, un édit interdisant la pratique des anciens cultes païens mettait officiellement fin au paganisme et, en un geste qui devait frapper les imaginations, le même empereur interdit la tenue des Jeux Olympiques en 393 (293e Olympiade), puis il ferma le temple de Delphes en 394.

Pourtant, même en ces circonstances peu favorables, l’activité philosophique proprement dite réussit à se maintenir et après sa longue période de déclin, la tradition aristotélicienne avait repris une certaine vigueur à Athènes même, où elle s’était maintenue et développée jusqu'en 529, date de la fermeture de l'École ordonnée par l’empereur Justinien.

Le corpus aristotélicien – les œuvres d’Aristote et les commentaires auxquels cette œuvre donnera lieu – va alors se répandre en Syrie où des moines le traduiront en syriaque. Par la suite, ces traductions furent à leur tour transposées en langue arabe et c’est ainsi que les penseurs arabes prirent le relais dans la transmission du patrimoine grec.

Dans cette tradition aristotélicienne renaissante, le Commentaire d’Alexandre au De anima d’Aristote faisait autorité : on croyait y découvrir la véritable pensée d’Aristote en ce qui concerne les « articulations » de l’activité intellectuelle.

Reprenant le raisonnement d’Alexandre, Alkindi, qui vécut au neuvième siècle de notre ère et fut le premier philosophe arabe de renom, conclut, comme Alexandre, que l’intelligence potentielle, cette puissance du corps organique, ne peut passer à l’acte de connaître que par l’action exercée sur elle par l’intellect agent. Et Alkindi, comme Alexandre, rappelle qu’Aristote avait souligné que cet intellect agent « vient de l’extérieur ». Forme pure, il est éternel et unique; lui seul subsiste à la décomposition des corps, qui entraîne donc la disparition des individus.

Cette interprétation de la psychologie aristotélicienne prévaudra au sein de la philosophie arabe et elle y acquerra sa forme la plus explicite chez Averroès, sans doute le plus grand et certainement le plus influent de cette longue lignée de philosophes.

Averroès, né en 1126 à Cordoue, eut une formation encyclopédique conforme à celle des milieux les plus éclairés de l°Espagne arabe. Aussi connut-il une vie très active, entre autres comme juriste. En tant que philosophe, fidèle à sa vocation de Commentateur, il rédigea un grand et un moyen Commentaires, qui exercèrent une influence prépondérante sur la pensée scolastique. Assez étonnamment, il n’eut aucun successeur dans le monde arabe et dans les années qui suivirent sa mort en 1198, l’activité philosophique y connut un déclin rapide, alors qu’en Occident, la découverte progressive d’un corpus aristotélicien intégral allait donner un nouvel essor à la scolastique : c’est donc en son sein qu’allait naître et se développer l’« averroïsme ».

Comme Alexandre d’Aphrodise et comme toute la lignée des commentateurs, Averroès, ou Ibn Rush de son vrai nom, était convaincu qu’Aristote avait, une fois pour toutes, découvert et révélé la vérité philosophique. Dans la tradition péripatéticienne, il n’y avait là rien d’original, mais c’est de manière répétée et avec une force particulière qu’Averroès exprime cette conviction, ce dont le passage suivant fait foi :

La doctrine d’Aristote est la vérité suprême, car son intelligence fut le parachèvement de l’intelligence humaine. C'est pourquoi on peut dire avec raison, qu’il fut créé et qu’il nous fut donné par la divine providence, pour que nous puissions connaître tout ce qu’il est possible de connaître (33).

Reprenant l’argumentation d’Alexandre d’Aphrodise, Averroès conclura lui aussi à l’unicité de l’Intellect agent. C’est la théorie dite du monopsychisme, qui, désormais, sera liée à son nom : jusqu’à tout récemment, la postérité unanime parlera du « monopsychisme averroïste » (34). Et cette thèse entraîne, comme chez Alexandre d’Aphrodise, la négation de toute immortalité individuelle. 

Il y a plus encore. Avec Aristote, héraut de la Vérité et philosophe par excellence, Averroès se sent obligé, en tant que philosophe, de reprendre à son compte les thèses fondamentales communes à toute la philosophie grecque que sont le nécessitarisme, la négation d'une Providence qui se ferait souci du monde, l’affirmation de l’éternité du monde et donc la négation de toute création ex nihílo. Ce sont là toutes thèses qui découlent logiquement, et donc, pour un Grec, nécessairement et réellement, de l'affirmation du Logos, c'est-à-dire, de la fondamentale rationalité qui préside au déploiement de l’être. Or, ces thèses sont aussi incompatibles avec l’Islam et le Coran, qu'avec la pensée judéo-chrétienne et la Bible.

Que faire en cas de contradiction entre le langage de la raison et le langage de la foi ? Le croyant qu’était, ou que se prétendait être Averroès, distingue radicalement le discours démonstratif de la philosophie, du discours intuitif de la foi. Un même texte du Coran pourra donc donner lieu à deux interprétations différentes, celle de la philosophie, soumise aux normes d’Aristote, et celle de la croyance (35).

Si cependant il y a ainsi coupure radicale entre la certitude du philosophe et la foi du simple croyant, il y aura coupure radicale aussi entre les deux types de discours, soit entre le discours fondé sur la raison et le discours fondé sur la foi. Dans ce cas, faudrait-il admettre qu’il puisse y avoir discordance entre ces deux discours, et qu’une affirmation de raison puisse contredire une affirmation de foi, et réciproquement ? C’est ce qu’Averroès semble penser, à lire certaines de ses affirmations telle celle-ci : « En raison, je conclus nécessairement que l’intellect est unique, mais selon la foi, je maintiens fermement le contraire » (36). Y aurait-il dès lors deux ordres de vérité ne se recouvrant pas? Averroès ne le dit pas explicitement, mais ce fut pour de telles ambiguïtés qu’on lui attribua la théorie de la double vérité. Cette théorie ne fut explicitement défendue par aucun philosophe, ni par Averroès lui-même, ni par aucun des « averroïstes latins », mais on en trouve des traces évidentes chez plusieurs scolastiques, tel Siger de Brabant, Boèce de Dacie ou ]ean de Jandun et l'on verra également Jean Pic de la Mirandole frôler de près cette conception.

Notes
25. L’aristotélisme n’avait survécu dans la mémoire occidentale qu’à travers les traductions par Boèce des Catégories et du Peri hermeneias, ainsi que celles de l’Isagogè de Porphyre, ce Traité des prédicables que le disciple de Plotin avait écrit dans l’esprit du Stagirite.
26. Notons que si les Pères de l’Église avaient pour la plupart accueilli favorablement la doctrine platonicienne dont le spiritualisme semblait confirmer la théologie chrétienne et, par là, confirmer leur apologétique, ce fut, par contre, le courant aristotélicien qui trouva un terrain favorable à Byzance et ce, dans la mesure même où Aristote, « le physicien », ne s’aventurait guère sur le terrain de la théologie. En ce sens, le péripatétisme posait moins de risques immédiats à la doctrine chrétienne, alors que Platon en était le concurrent direct. D’ailleurs, la renaissance du platonisme espérée par Pléthon au XIVe siècle, sera d’abord et avant tout une résurgence antichrétierme du paganisme spiritualiste de l’Hellénisme, et cette renaissance était aussi dirigée contre Aristote, dans la mesure où l’aristotélisme était, à Byzance, devenu le support de la théologie, comme il le deviendra en Occident à partir du XIIIe siècle.
27. Outre un commentaire au De anima d’Aristote, qui est perdu, Alexandre d’Aphrodise a écrit son propre traité De anima, ainsi qu’un De intellectu, dont, cependant, l’authenticité a été mise en cause par Paul Moraux, cf. Schroeder-Todd, p. 6.
28. Paul Moraux souligne qu’« on ne saurait trouver manière de voir plus diamétralement opposée au platonisme, pour lequel l’âme ne possède sa vraie nature qu’une fois délivrée de la prison qu’est le corps » (Moraux, p. 37).
29. Nous renvoyons ici à la section couvrant « l’Islam occidental » de l°ouvrage d’Alain de Libera, La philosophie médiévale, pp. 137-185, ainsi qu’à l’essai déjà cité de Bruno Nardi.
30. De anima III, c. 5, 430 a, l. 10-26.
31. Ibid., l. 1-2.
32. Ibid., I. 16-17.
33. Cité par Gilson (Moyen Âge), p. 361. On trouvera plusieurs citations analogues et aussi explicites dans Libera (1995), p. 164.
34. Van Steenberghen fait du monopsychisme « la doctrine la plus caractéristique d’Averroès en psychologie », Cf. Steenberghen, p. 150.
35. Entre les deux cependant se situe le discours de la théologie, discours hybride auquel Averroès n’attache aucun crédit; cf. Libera, (1993), p. 167.
36. Cité par Gilson, (Moyen Âge), p. 360.
 

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