La crise écologique au prisme du cancer

Pierre-Jean Dessertine

   « Comment une espèce, l’espèce humaine, peut-elle menacer la biosphère dont elle dépend absolument ? » Ainsi concluions-nous interrogativement notre article étayant la thèse que l’espèce humaine dépendrait absolument de la nature entendue rigoureusement comme biosphère.

    Précisons le paradoxe. C'est bien la biosphère qui a produit cette espèce vivante qui aujourd’hui remet en cause ses équilibres et les règles qui les régissent – par exemple en augmentant démesurément le taux de CO2 dans l’atmosphère, ou en modifiant le génome d’êtres vivants. Cela semble contradictoire avec la propriété essentielle d'autorégulation que l’on reconnaît à la biosphère.

   La seule ouverture logique pour surmonter ce paradoxe est l’hypothèse que ce système (qu’est la biosphère) ne soit pas si systématique et bien réglé que cela, qu’il ait des imperfections, qu’il soit faillible.

    Nous pouvons transposer le problème au niveau de l’organisme vivant qui lui aussi est un système auto-régulé et auto-régénérant (dans certaines limites puisqu’il est mortel) pour l’appréhender plus concrètement. Pour un organisme vivant la maladie n’est pas une défaillance du système dans la mesure où elle procède de l’activité dommageable d’autres êtres vivants qui l’investissent (microbes, etc.). D’ailleurs l’organisme développe des défenses et même une immunité durable pour maîtriser ces attaques exogènes.

    Pourtant il y a des maladies de l’organisme vivant qui apparaissent comme l’effet d’une défaillance du système lui-même. Ce sont, entre autres, les tumeurs cancéreuses qui sont produites par un dérèglement du processus de renouvellement des cellules. Ici, c’est la vitalité d’un élément du système – la production de cellules – qui se développe au détriment de la vitalité de l’organisme. Les biologistes ont montré que ce qui est en cause dans un cancer, c’est une altération du programme de reproduction des cellules due à une modification de certains de leurs gènes. Et ces modifications peuvent être corrélées à une action persistante d’un ou plusieurs agents extérieurs (biologiques, chimiques, ou électromagnétiques).

   Les analogies sont frappantes entre la prolifération dévastatrice de l’espèce humaine depuis 2 siècles et le développement d’un cancer :
   – même acquisition d’une autonomie dans la reproduction par la non prise en compte des messages émanant de l’environnement et donnant les règles du bon développement mesuré à l’intérêt de l’ensemble – ici la biosphère, là l’organisme,
   – même parasitisme agressif détournant les ressources de l’ensemble au profit de ce développement anomique – ici détournement des ressources vivrières vers la production industrielle de marchandises, là vascularisation détournant les ressources sanguines vers la tumeur,
   – même comportement invasif pour s’implanter là où cette implantation ne peut se faire qu’au détriment de la vitalité existante – ici on détruit une forêt bruissante de biodiversité pour implanter une monoculture à usage industriel, là une tumeur métastase sur un autre organe qu’elle saccage dans son développement.

    L’intérêt de cette analogie c’est qu’elle désigne l’issue : la disparition de la totalité vivante. Beaucoup de signes indiquent que la biosphère pourrait disparaître par l’activisme de l’humanité, tout comme l’individu vivant finit par mourir de son cancer. Après tout, une planète sans biosphère, une planète morte, on sait que c’est tout-à-fait envisageable puisque c’est le lot commun de toutes les autres planètes connues.

    Cette analogie pourrait aussi indiquer le remède : un cancer ne se guérit que par élimination de la tumeur cancéreuse. Or il faut pour cela que le cancer soit peu avancé, c’est-à-dire que les cellules cancéreuses ne diffusent pas encore dans tout l’organisme par métastase. Or, si nous exploitons notre analogie, l’humanité ravageuse – c’est-à-dire mercato-industrielle – est désormais, selon l’adjectif consacré, « mondialisée ». N’étant plus localisé, le « cancer » de la planète Terre n’est plus éradicable.

    D’ailleurs cette idée d’éradiquer une formation cancéreuse de la planète a-telle un sens ? C’est en ce point que la métaphore du cancer trouve sa limite. Car qui peut éradiquer un cancer quel qu’il soit, si ce n’est l’être humain lui-même ? La seule lutte contre un cancer qui vaille, c’est la main de l’homme – le bistouri du chirurgien. Et il est impossible que l’espèce humaine s’en prenne ainsi à elle-même.

    L’orientation « maligne » de l’humanité peut être schématiquement comprise – ce que notre livre Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ? s’est efforcé d’établir – comme la combinaison de l’apport d’une nouvelle démarche heuristique (la science expérimentale), d’un nouveau type de pouvoir (celui des « bourgeois »), et de l’activation de passions communes ancestrales touchant au rapport des hommes à la nature. Or l’apparition de chacun de ces paramètres procède de choix humains, de même que l’engagement quotidien des individus humains pour concrétiser l’activisme ravageur rendu possible par cette configuration dépend de leur liberté. Cela signifie que l’humanité ne saurait être uniforme dans ses choix de comportements vis-à-vis de son environnement naturel. Il faut donc reconnaître qu’il n’y a aucune nécessité au développement proliférant des ravages humains sur la biosphère. Alors qu’il y a un déterminisme implacable au développement proliférant d’un tumeur cancéreuse puisqu’il est uniformément inscrit dans le génome des cellules malades.

    Cette limite de la métaphore nous permet de comprendre que le cancer reste une maladie, une maladie endogène certes, mais une maladie d’individus vivants, alors que la crise écologique mondiale n’est pas une maladie. La maladie d’un individu vivant implique toujours un environnement vivant – son milieu – en lequel se trouvent des facteurs nécessaires à son déclenchement, mais aussi, quand il y en a, les moyens de ses remèdes. Autrement dit, on ne peut comprendre la maladie sans tenir compte du milieu dans lequel vit le malade. C’est un des biais de la biologie contemporaine de mettre l’accent sur les particularités génétiques de l’individu dans l’apparition du cancer. Mais il ne s’agit que de prédispositions car le déclenchement d’un cancer présuppose toujours un rapport pathogène à l’environnement. Et depuis quelques décennies se sont multipliés dans l’environnement les facteurs qui peuvent directement créer du désordre dans le génome d’une cellule (flux d’ondes électromagnétiques, radioactivité artificielle, produits phytosanitaires systémiques, perturbateurs endocriniens, nanoparticules, etc.)

    On peut considérer la biosphère comme un réseau dense de processus entre des individus vivants et leur milieu, processus qui recyclent constamment les mêmes éléments (oxygène, hydrogène, carbone, azote, soufre, phosphore, etc.) et qui sont activés par l’énergie solaire. Le cancer est une forme – pathologique du point de vue de la durabilité d’un être vivant – que peut prendre ce processus.

    La biosphère n’est donc pas cancerisable. Tout simplement parce qu’elle n’est pas en interaction avec un milieu. L’univers extra atmosphérique n’est pas son milieu parce qu’il n’y a pas interaction – au sens de processus de co-évolution par action réciproque – entre les deux. L’univers fournit éléments et énergie dont se nourrissent les processus qui font la biosphère, et c’est tout. Il ne saurait être affecté par le dépérissement de cette espèce de mousse verte qui est apparu un temps sur la surface d’une petite planète perdue dans l’infinité cosmique. C’est le sens profond de ce qu’on ressent en contemplant le ciel étoilé (en site sauf de pollution lumineuse) – ce qui a été ainsi exprimé par Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ! »

    De quoi rêvent-ils vraiment ceux qui prétendent rêver aller sur Mars ? Vivre dans un environnement où plus rien ne nous répond sinon des agencements techniques dont le moindre dysfonctionnement nous ramène à la Terre : « Allo, Terre ! Ya quelqu’un ? » – « Il y a quelqu’un ? » : ils se remémoreront alors la question essentielle.

    Le seul dehors viable à la biosphère est apporté par l’esprit humain, justement parce qu’il est capable de penser le mot « biosphère », c’est-à-dire de prendre du recul par rapport à sa position particulière pour considérer ce qui l’enveloppe comme un tout. Et il est capable de penser ainsi en vertu de cet « échappement » que lui a permis la biosphère en lui donnant l’autonomie concernant la finalité de son existence.

    Il y a donc une mauvaise nouvelle dans la métaphore du cancer pour rendre compte de la déroute écologique actuelle de l’humanité. L’activisme mercato-industriel actuel se développe à travers la planète selon la logique d’une tumeur maligne qui a métastasé. La biosphère est aujourd’hui dans la logique d’un cancer généralisé qui pointe vers son effondrement final.

    Mais il y a aussi une bonne nouvelle qui est paradoxalement dans le fait qu’il ne saurait y avoir de remède. La biosphère en effet n’est pas un organisme vivant susceptible d’être malade. Elle est autre chose : la biosphère ! C’est-à-dire un système d’êtres vivants unique. Ce qui le caractérise c’est d’être animé. Il faut prendre au sérieux l’idée stoïcienne d’une « âme du monde » qui signifiait pour eux non pas un Esprit omniscient régnant sur l’Univers, mais une énergie traversant tous les êtres – les stoïciens, qui étaient matérialistes, la pensaient comme un feu – dont le caractère essentiel est d’être imprégnée de raison.

    On voit que, jusqu’ici, la philosophie stoïcienne s’ajuste plutôt bien à notre conception de la biosphère. Mais on aurait du mal à trouver d’authentiques stoïciens aujourd’hui, car ceux-ci affirmaient que la raison du monde était infaillible et avait ordonné le monde de la meilleure manière qui puisse être. Aujourd’hui nous sommes bien obligé de reconnaître que la raison qui s’exprime dans la biosphère est faillible. Pour éclairer cette faillibilité on peut s’appuyer sur la philosophie de Maurice Pradines, en particulier dans son livre L'Aventure de l'esprit dans les espèces (1954, Flammarion) où il met en scène une raison omniprésente dans la nature, toujours incorporée, disséminée dans les êtres vivants, tâtonnante, faillible, procédant aussi par rectifications et repentirs, pour porter au plus loin les possibilités de la vie.

    L’« échappement » que constitue l’ouverture au choix de la finalité de son existence que la biosphère a inscrite dans le génome de l’espèce humaine, est un de ces essais – sans doute le plus audacieux – pour épanouir au mieux la vie sur Terre. Il apparaît aujourd’hui que c’était une voie risquée. Au mieux, peut-on penser, cela sera une catastrophe – une de plus – dont la biosphère finira par se remettre après une période de retrait désertique. Mais il n’est pas à exclure qu’elle disparaisse définitivement.

    La bonne nouvelle est que s’il n’y a pas de remède à la logique cancéreuse en laquelle est aujourd’hui prise la biosphère, il y a mieux. Il y a la pensée humaine qui est capable de penser la biosphère, la crise écologique qu’elle subit, et les choix humains qui l’ont amenée. Autrement dit, pour actualiser la pensée de Pradines, c’est à travers l’esprit humain que la biosphère peut dès à présent se dégager de cette logique mortifère. Il suffit que les humains changent les principes de leurs choix d’action sur leur environnement naturel. En sont-ils capables ? Bien sûr ! Il y a des forces sociales à l’œuvre dans ce sens depuis bien longtemps. Et beaucoup de signes amènent à penser qu’aujourd’hui elles sont plus puissantes que jamais !

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