Les corporations de la santé et les médecines douces

Gilles Dussault

Les thérapies parallèles et la médecine officielle doivent entretenir un dialogue, voire se compléter mutuellement, mais il est inutile (et peut-être nuisible) de «professionnaliser» toutes les pratiques de guérison.

Le système de santé québécois n'en est pas un de libéralisme thérapeutique; seules les personnes qui sont reconnues et accréditées peuvent soigner. Jusqu'à tout récemment, seules les personnes qui adhéraient aux canons de la médecine expérimentale pouvaient espérer être reconnues. Encore aujourd'hui, parmi la vingtaine d'occupations dont les membres sont autorisés à soigner, seuls les chiropraticiens se sont développés en marge de la médecine officielle. Toutes les autres se sont développées dans son sillage.

Les activités des membres de ces occupations sont réglementées par des lois qui définissent avec plus ou moins de précision ce que chacun est autorisé à faire.

Selon la loi, les médecins ont le monopole des soins: la Loi Médicale définit l'exercice de la médecine comme «tout acte qui a pour objet de diagnostiquer ou de traiter toute déficience de la santé d'un être humain. L'exercice de la médecine comprend notamment la consultation médicale, la prescription de médicaments ou de traitements, la radiothérapie, la pratique des accouchements, l'établissement et le contrôle d'un diagnostic, le traitement de maladies ou d'affections». Les autres catégories de thérapeutes reconnus exercent en vertu d'une délégation consentie par les médecins. Certains d'entres eux sont autonomes dans un champ d'exercice limité, comme les dentistes ou les optométristes, les autres exercent sur ordonnance d'un médecin ou d'un autre professionnel de la santé.

Pourtant, on n'a qu'à ouvrir un journal ou parcourir les pages jaunes du bottin téléphonique, pour voir que tout un éventail de thérapeutes non reconnus offrent leurs services au public. Un article de La Presse estimait en avril dernier (Plus, 85-04-27), qu'il y en avait environ deux mille cinq cent dans la Région métropolitaine de Montréal. On parle d'eux comme des praticiens des médecines douces, probablement parce qu'ils ne font pas de chirurgie et ne prescrivent pas de produits chimiques.

Pour ma part, je trouve que l'expression «médecines douces» implique un certain jugement de valeur; elles seraient douces (qualificatif éminemment positif) par rapport à la médecine dure, invasive, interventionniste, que serait la médecine officielle. D'un côté, la vertu, de l'autre, le mal ! Le terme «médecines parallèles», au sens de pratiques qui se développent en dehors de la médecine officielle me paraît plus neutre et plus utile. Il permet de désigner, sans préjuger de leur valeur, toutes les pratiques, douces ou pas (la chiropratique utilise abondamment les radiographies et des manipulations qui peuvent être douloureuses), qui n'ont pas été reconnues et intégrées au système de santé.

De la même façon, je préfère utiliser le terme «professions de la santé» au lieu de corporations de la santé, expression qui, au Québec, a un sens juridique précis. Elle désigne des organismes publics créés par une loi de l'Assemblée Nationale pour réglementer et surveiller l'exercice de certaines professions, comme la médecine, le droit, la dentisterie, etc. Il y a vingt corporations professionnelles dans le secteur de la santé. Ces organismes ont pour mandat de protéger le public en assurant la qualité de la pratique de leurs membres. Ceux-ci ont formé, en dehors de leurs corporations, des syndicats et autres associations professionnelles pour défendre leurs intérêts socio-économiques. Si on veut comprendre les réactions des professions reconnues face aux pratiques parallèles, il est insuffisant de considérer seulement les attitudes et actions des corporations.

La question que je suggère donc d'examiner est la suivante: à quel accueil les médecines parallèles peuvent-elles s'attendre de la part des professions de la santé? Pour répondre à cette question, je crois utile de distinguer entre l'accueil fait aux pratiques parallèles et celui fait aux praticiens eux-mêmes. Le point de vue que je vais développer est qu'on peut prévoir en même temps une intégration graduelle de certaines pratiques à la médecine officielle, et l'exclusion (ou l'assimilation) de ceux qui les pratiquent présentement. Cette hypothèse est fondée sur l'histoire des rapports entre la médecine orthodoxe et les médecine parallèles, et sur l'analyse du processus qui conduit à la reconnaissance de certaines occupations et à l'exclusion de certaines autres.

Si j'avais à résumer ce processus en une phrase, je dirais qu'il s'agit d'un processus de légitimation des pratiques d'une occupation. Pour être reconnus et éventuellement être intégrés au système de santé et avoir accès aux avantages que cela procure, les praticiens parallèles doivent convaincre les consommateurs, les professions établies, et ultimement le législateur, qu'il y a un avantage à ce que leurs services soient disponibles à la communauté. Tous ne jugent pas de la crédibilité des thérapeutes parallèles à partir des mêmes critères.

Pour les consommateurs, il peut être plus important que ces thérapeutes soient à leur écoute et qu'ils considèrent leurs problèmes dans leur totalité, alors que pour les médecins, c'est le caractère scientifique du savoir et des techniques utilisées qui donne à un praticien sa crédibilité. Les législateurs peuvent trouver ces critères plus ou moins importants selon qu'ils sont plus sensibles aux pressions des consommateurs ou à celles des professions, ce qui peut varier selon l'époque ou le gouvernement en place. En somme, l'intégration des médecines parallèles au système de santé dépend de leur capacité d'établir leur légitimité auprès des acteurs sociaux qui peuvent amener l'État à les reconnaître: ces acteurs sont les consommateurs, les professions en place, les universités, les partis politiques, les technocrates et ainsi de suite.

L'opposition des professions sanitaires, les médecins en tête, peut devenir l'obstacle le plus difficile à surmonter. Ce sont elles qui ont le plus à perdre, dans la mesure où les médecines parallèles leur font concurrence ou les remettent en question; ce sont elles aussi qui sont le mieux placées pour leur faire obstacle. Elles sont déjà reconnues et en vertu de leur monopole légal, elles s'estiment justifiées de nier la légitimité des médecines parallèles; ils ont d'importants moyens financiers et leurs membres occupent des places stratégiques à différents niveaux du système de santé, et sont souvent près du pouvoir politique. L'histoire de la chiropratique, de l'acupuncture et de la naturopathie, pour ne donner que ces exemples, montre clairement que l'opposition des professions établies peut être l'obstacle le plus important sur la route de la reconnaissance.

Attitudes des professions sanitaires à l'égard des thérapies parallèles

En général, le premier réflexe des professions de la santé est de rejeter les médecines parallèles en invoquant leur caractère non scientifique. Elles ne seraient pas fondées sur un savoir articulé et cohérent et leur efficacité ne serait pas démontrée. Les bienfaits qu'elles procureraient à l'occasion tiendraient de l'effet placebo. Même si les traitements qu'elles proposent comportent peu de risques inhérents pour les consommateurs, elles sont dangereuses parce qu'elles détournent de la médecine scientifique des personnes qui en auraient besoin et pourraient en bénéficier. Faute d'avoir la légitimité que confère le savoir scientifique, les médecines parallèles doivent être interdites.

Dans les faits, certains facteurs font que les thérapies parallèles ne sont pas toujours rejetées. D'abord, la pratique de la médecine et des autres professions sanitaires n'est pas entièrement scientifique et les praticiens le savent très bien. La science médicale ne permet pas de répondre à toutes les demandes des consommateurs et, très souvent, le médecin se trouve démuni devant les problèmes qui lui sont présentés. Certains d'entre eux sont prêts à utiliser des thérapies parallèles, même si leur validité scientifique n'est pas établie, pour ajouter à leur arsenal thérapeutique. Ensuite, la demande des consommateurs pour des thérapies différentes semble se faire plus pressante, reflétant ainsi un manque de confiance dans la médecine officielle, dont les services sont pourtant gratuits; les consommateurs rejettent de plus en plus l'approche mécaniciste qui fait d'eux un assemblage de membres et d'organes qui relèvent de spécialistes différents. Par exemple, depuis quinze ou vingt ans, les mouvements de femmes ont remis en question la médicalisation à outrance de la grossesse et de l'accouchement; il y a aussi eu prolifération des groupes d'entraide qui encouragent la prise en charge des malades par eux-mêmes. Les médecins et autres professionnels de la santé ne peuvent rester entièrement indifférents à ces messages; ils vont de plus en plus chercher à contenir le détournement de clients vers des pratiques parallèles, surtout dans le contexte actuel de surplus croissant d'effectifs sanitaires.

Je ne connais pas d'étude québécoise qui indique à quel point certaines pratiques issues de l'homéopathie, de l'acupuncture, de la chiropratique et autres courants thérapeutiques ont été incorporées par des professionnels de la santé dans leur pratique courante, mais je suis prêt à supposer qu'une telle étude réserverait des surprises.

En Angleterre, où les médecines parallèles suscitent aussi un intérêt considérable (il y a trois ans, le prince Charles a fait un plaidoyer remarqué en faveur des médecines parallèles devant la British Médical Association qui, devant l'enthousiasme de la réaction du public, s'est empressée de créer un comité d'étude sur leur intégration au système de santé), une enquête récente a révélé des choses tout à fait intéressantes (The Times, 85-03-13, p.10). Un sondage auprès d'un échantillon représentatif d'omnipraticiens a montré qu'une majorité, 57 %, utilisaient (ou souhaitaient apprendre à utiliser) au moins une thérapie parallèle.

Mieux, 23 % des répondants disaient avoir déjà utilisé de telles thérapies pour eux-mêmes. Il n'y a pas si longtemps, ce genre d'aveu les auraient conduits au Conseil de discipline de leur association professionnelle. Une autre enquête, auprès d'un échantillon d'étudiants cette fois, a indiqué que huit répondants sur dix souhaitaient apprendre à utiliser une ou plusieurs thérapies parallèles (British Medical Journal, 83-07-30). Ce que ces sondages suggèrent, c'est qu'individuellement, les professionnels de la santé sont probablement plus ouverts à ces thérapies que ne le sont les organisations qui les représentent. Cependant, avant de généraliser ces conclusions et de les appliquer ici, il faut se rappeler que les médecins britanniques sont rémunérés selon la méthode de la capitation, ce qui signifie qu'ils ne perdent rien lorsque leurs clients consultent d'autres thérapeutes. La situation risque d'être différente chez nous, où les médecins sont rémunérés à l'acte.

Les thérapies parallèles n'ont pas toutes le même potentiel d'intégration aux pratiques traditionnelles, parce que leur compatibilité avec elles est variable. Certaines thérapies qui prônent une approche holistique de la santé (homéopathie, sages-femmes) ou qui seraient complémentaires à ce qui se pratique déjà (ostéopathie, acupuncture), sont plus facilement assimilables. Chez-nous, plusieurs médecins pratiquent l'homéopathie. Aux États-Unis, l'ostéopathie a été presque entièrement absorbée par la médecine.

Le récent règlement québécois sur l'acupuncture ouvre la voie à un scénario du même genre pour les acupuncteurs. Les infirmières souhaitent, de leur côté, absorber les sages-femmes. Quant aux thérapies qui se définissent comme des substituts à la médecine (naturopathie, chiropractie), leur intégration est plus problématique.


Attitudes des professions sanitaires à l'égard des thérapeutes parallèles

Quant aux thérapeutes parallèles, on peut s'attendre à ce que les professions établies continuent à s'opposer à ceux qui prétendent se substituer à la médecine officielle. Cette opposition a pris diverses formes historiquement, incluant les poursuites judiciaires pour pratique illégale, ou encore des campagnes de presse pour décourager le public de consulter ces thérapeutes. Le plus souvent, par contre, les professions utilisent les pressions sur les instances gouvernementales, sur les universités, sur les fabricants d'équipement et de produits sanitaires, sur les compagnies d'assurance, pour les convaincre de ne pas supporter les pratiques parallèles. Ce lobbying est généralement d'autant plus efficace, que les victimes potentielles sont peu organisées et souvent divisées.

Les naturopathes et les chiropraticiens connaissent bien ces tactiques pour en avoir été si souvent l'objet: les premiers sont considérés par les médecins comme des praticiens illégaux et des charlatans; leurs efforts pour se faire reconnaître sont systématiquement combattus. Les chiropraticiens eux, ont pratiqué dans l'illégalité jusqu'en 1973, alors qu'ils ont été reconnus par une loi de l'Assemblée Nationale en dépit de l'opposition soutenue des médecins. Cette reconnaissance survenait après de nombreuses tentatives pour obtenir le droit d'exercer; même les recommandations favorables d'une commission royale d'enquête (Commission Lacroix) au début des années 1960 étaient restées lettre morte devant les pressions des médecins.

Toutefois, la création d'une corporation professionnelle des chiropraticiens n'a signifié pour eux qu'une intégration minimale au système de santé. Car il y a différents degrés d'intégration auxquels les praticiens des médecines parallèles peuvent aspirer. Le premier est celui de la simple reconnaissance du droit de pratique, par la création d'une corporation professionnelle ou l'inclusion dans une corporation existante. Il y a ensuite celui de l'accès aux institutions hospitalières et d'hébergement, aux institutions d'enseignement – ce qui permet à une profession de se reproduire et se perpétuer – et aux fonds de recherche – ce qui permet de développer le savoir qui fonde et légitime l'exercice d'une profession. Le degré supérieur d'intégration est atteint lorsque le coût des services offerts par les membres du groupe est pris en charge par la collectivité, comme c'est le cas des services médicaux dans notre régime d'assurance maladie. Les chiropraticiens n'ont guère dépassé le premier degré.

Dans le cas des thérapeutes dont la pratique peut être vue comme compatible avec celle de la médecine officielle, les scénarios de leur avenir vont varier selon le degré de concurrence qu'ils font ou qu'ils veulent faire aux professionnels en place et aussi selon leur force comme occupation (ressources humaines, financières et politiques).


Les scénarios
1) Les professions en place récupèrent les éléments principaux d'une pratique parallèle et éliminent ses praticiens comme groupe distinct soit en les absorbant, soit en les faisant interdire. Un exemple est le projet de la Corporation des infirmières d'intégrer la pratique de sage-femme. Les infirmières se disent en accord avec le discours des sages-femmes qui dénoncent la médicalisation de l'accouchement. Du même souffle, elles affirment que seule une infirmière a la compétence d'agir comme sage-femme et réclament l'inclusion de cette pratique dans leur champ d'exercice. C'est le scénario de l'assimilation/exclusion.

2) Les professions en place sont contraintes d'accepter l'existence d'un groupe de thérapeutes parallèles, mais réussissent à les confiner à un champ d'exercice restreint, à limiter leur intégration au système de santé ou encore à les subordonner à elles, en les obligeant à travailler sur ordonnance, par exemple. C'est ce qui s'est passé pour les chiropraticiens et ce qui s'annonce pour les acupuncteurs. C'est le scénario de la limitation/subordination.

3) Les pressions du public sont plus fortes que celles des professions sanitaires, et l'État intègre certaines médecines parallèles au système de santé actuel. Elles se professionnalisent et deviennent aussi jalouses de leur monopole que les autres professions. Les tensions interprofessionnelles s'accroissent et le système de soins devient de plus en plus compartimenté et probablement plus coûteux. C'est le scénario de la professionnalisation.

4) Les pressions du public sont très fortes en faveur du pluralisme médical; la résistance des professions est minée par leurs divisions et conflits internes; l'État en profite pour abolir les corporations professionnelles et ouvre la porte aux médecines parallèles. Logiquement, il doit alors cesser de subventionner seulement quelques groupes de thérapeutes ou les subventionner tous, ce qui est probablement au-dessus de ses moyens. Il doit aussi prévoir des moyens de garantir la qualité des soins disponibles. C'est le scénario de la déprofessionnalisation.

Les deux premiers scénarios satisferaient les professionnels en place, mais pas du tout les thérapeutes parallèles, qui réussiront peut-être à s'y opposer s'ils ont l'opinion publique avec eux. Le troisième n'est pas impossible mais pour moi, il est le moins souhaitable: il signifierait une multiplication des chapelles, une augmentation des coûts et une dispersion inutile des ressources. Le dernier est celui que privilégient les tenants de la déréglementation et de la libéralisation du marché des soins. Il sera certainement combattu farouchement par les professions et ne m'apparaît pas réalisable à court terme. Un tel choix exige une réflexion en profondeur sur ses conséquences pour la santé de la communauté, et je doute qu'un gouvernement, de quelqu'allégeance qu'il soit, fasse ce choix sans l'avoir longuement mûri.

Si l'État laisse jouer les forces sociales, je pense que ce qui attend les médecines parallèles c'est, pour certaines, la récupération par les professions établies, pour d'autres, une reconnaissance minimale sans intégration au réseau de soins, pour la majorité, le maintien dans l'illégalité actuelle.

Si, par contre, l'État décide de mettre un peu d'ordre dans ce qui semble être la prolifération des médecines parallèles, il devra répondre à au moins trois questions. Doit-on reconnaître leurs praticiens formellement, ou les empêcher de pratiquer? Si on accepte qu'ils pratiquent, à quelle sorte de contrôle doit-on les soumettre? Doit-on subventionner leurs services?

À la première question, je réponds qu'un tri doit être fait pour identifier les pratiques qui produisent des résultats de celles qui relèvent de la fumisterie. En matière de santé, l'État a la responsabilité de s'assurer que le consommateur, qui est souvent dans un état vulnérable lorsqu'il consulte, est bien servi; il m'apparaît légitime d'exiger de ceux qui offrent des soins, des preuves de leur efficacité. Ce pourrait être le rôle de l'Office des professions d'évaluer la crédibilité des pratiques parallèles. L'Office pourrait former un comité d'experts tout à fait indépendants (de formations diverses, choisis pour leur compétence et leur indépendance d'esprit) qui accréditeraient les différentes catégories de thérapeutes sur la base de leur efficacité démontrée, indépendamment de leur compatibilité avec le modèle médical dominant. La méthode des essais contrôlés pourrait être utilisée avantageusement. Ce comité déterminerait aussi les limites du champ d'exercice des praticiens reconnus, limites qui pourraient se recouper à l'occasion; ce serait au consommateur de choisir qui il veut consulter parmi les thérapeutes dont les champs d'exercice se chevauchent. Ces règles s'appliqueraient évidement au système de santé.

Pour ce qui est du contrôle, plusieurs groupes comme les acupuncteurs, naturopathes, sages-femmes, réclament le droit de s'autogérer dans le cadre d'une corporation professionnelle. Ce serait une erreur que de céder trop rapidement à cette revendication. La multiplication des corporations professionnelles ne ferait qu'accroître la compartimentation du secteur de la santé qui est déjà suffisamment divisé en fiefs dont les frontières font continuellement l'objet de disputes. Aussi, ces groupes sont trop petits pour s'autocontrôler efficacement; cette remarque s'applique aussi à la majorité des corporations professionnelles qui ne sont pas équipées pour faire l'inspection professionnelle, qui reste le mécanisme le plus efficace de contrôle professionnel. Je ne vois pas pourquoi cette fonction de contrôle et de surveillance de la qualité de la pratique ne serait pas exercée par un organisme indépendant qui pourrait se substituer aux corporations actuelles. La procédure y gagnerait en crédibilité, et les professionnels agréés aussi.

Si des médecines parallèles étaient reconnues valables comme complément ou substitut à des services médicaux, infirmiers ou autres, il faudrait décider si leur coûts doivent être pris en charge par l'État. Même si rien ne s'y oppose logiquement, cette possibilité est plutôt utopique dans le contexte économique actuel; déjà, l'État est incapable de tout financer (services dentaires, chiropratiques, podiatriques, etc.). Il faut donc penser à d'autres formules. Tous les services dispensés dans les institutions publiques devraient être subventionnés, comme c'est le cas présentement. Il reviendrait aux hôpitaux et autres organismes de décider qui ils embauchent parmi les praticiens reconnus. Ceux qui seraient embauchés auraient le statut d'employés et seraient rémunérés par l'institution. Pour les services offerts à l'extérieur du secteur public, il faudrait revoir les modalités du régime d'assurance-maladie et étudier la meilleure façon d'utiliser les sommes qui sont présentement consacrées à la rémunération des actes médicaux et de certains actes dentaires et optométriques. Le régime doit-il couvrir tous les actes de tous les professionnels reconnus? Sinon, comment justifier la couverture de certains actes et pas des autres? Doit-on maintenir le mode de la rémunération à l'acte? Doit-on exiger une contribution des consommateurs de soins? Est-il préférable de subventionner les consommateurs plutôt que les professionnels (bon de santé)? L'examen de ces questions déborde les limites de mon sujet, mais il devra être fait dans le cadre du débat sur l'intégration des médecines parallèles.


Conclusion
Ce n'est pas d'aujourd'hui que toutes sortes de groupes de thérapeutes se font concurrence pour soigner la population. Toutefois, ce n'est que depuis le milieu du XXe siècle que les gouvernements ont commencé à réglementer la production de soins en faveur de certains groupes. Au Québec, cette réglementation a pris la forme de la création de corporations professionnelles dont les membres devenaient les seules personnes autorisées à donner des soins. Les médecins ont été les premiers à être reconnus en 1847, puis les homéopathes (1865), les dentistes (1869 , les pharmaciens (1870) et plus tard, les optométristes 1906) et les infirmières (1920) l'ont été. Les autres professions sanitaires ont toutes été reconnues après 1940. Aujourd'hui, il y a neuf corporations de titre réservé, seuls leurs membres ont le droit d'utiliser un titre professionnel donné, comme celui de physiothérapeute, hygiéniste dentaire, infirmier auxiliaire et quelques autres. Onze autres corporations sont des corporations d'exercice exclusif, c.-à-d. leurs membres sont les seules personnes autorisées par la loi à fournir certains services ou à poser certains actes. En théorie, ces corporations d'exercice exclusif jouissent du monopole de certaines activités, mais dans les faits, les frontières entre leurs champs d'exercice restent floues, et il y a des chevauchements importants, ce qui crée évidemment des tensions et des conflits et donne lieu à une négociation quasi permanente des frontières entre les nombreux groupes de producteurs de soins.

Même si, en principe, toutes les professions sanitaires oeuvrent en vue du bien commun, elles n'en ont pas nécessairement toutes la même définition. Par exemple, les pharmaciens revendiquent le droit d'interpréter les prescriptions que rédigent les médecins, dans le but de mieux servir le public, alors que les médecins insistent pour qu'elles soient respectées à la lettre. Les dentistes invoquent le bien du patient pour interdire à quiconque n'est pas dentiste de faire des opérations sur des tissus vivants, alors que les hygiénistes dentaires assurent qu'elles sont parfaitement capables de faire certaines opérations sans danger pour le patient. Ce qui détermine ultimement qui fera quoi, est fonction autant du pouvoir politique des groupes en présence que de leur compétence réelle à faire certaines choses. La même situation vaut pour les médecines parallèles: leur intégration au système de santé dépend tout autant de leur force comme groupe de pression que de leur efficacité.

Ce que les professionnels de la santé tirent de leur pratique, ce n'est pas seulement la satisfaction d'aider leurs semblables, mais aussi d'autres gratifications: un revenu, un statut, un certain prestige, etc. Pour accéder à ces avantages, les membres des corporations doivent consentir des efforts personnels importants. Les corporations elles-mêmes sont soumises à des obligations qui exigent l'investissement d'efforts financiers et humains qui peuvent être considérables. Elles ne sont pas prêtes à renoncer à leurs privilèges sans résistance.

C'est dans ce contexte qu'il faut examiner la question de l'intégration des médecines parallèles à notre système de santé. Ce contexte, c'est aussi celui des contraintes budgétaires, des surplus d'effectifs et de plus en plus, du changement technique qui remet en question les pratiques traditionnelles. Le système de santé est un espace déjà passablement habité. Ses occupants actuels estiment avoir des droits acquis d'occupation d'une partie de cet espace, et sont prêts à les défendre contre les envahisseurs.

Dans ce débat, les professions établies et les groupes qui aspirent à la reconnaissance ont des intérêts à préserver ou à promouvoir. Indépendamment de leur légitimité, ces intérêts doivent néanmoins rester secondaires et ne pas remplacer ceux du public au premier rang. La question de l'intégration des médecines parallèles doit être tranchée en faveur du consommateur de soins, d'abord et avant tout. L'État pourra agir en ce sens, s'il se donne les moyens de juger en toute objectivité la contribution de chaque groupe de thérapeutes. Ce serait une façon de dépolitiser une question qui mérite d'être discutée à partir d'une analyse sereine des faits plutôt que de continuer à faire l'objet d'un débat idéologique, comme c'est présentement le cas.

Autres articles associés à ce dossier

Rites et règlements des collèges professionnels

Émile Levasseur

Extrait de l'Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789 publié en 1900.

Développement des collèges professionnels à Rome après les Antonins

Émile Levasseur

À toutes les époques, le pouvoir politique a redouté les associations de travailleurs. Au gré des régimes, on leur accordait ou on leur retirait

La Commission européenne demande la suppression des restrictions de concurrence non justifiées dans le secteur des professions libérales

Commission européenne

La Commission européenne demande aux États membres, professions libérales et leurs organes de régulation de revoir ou supprimer les honoraires fix

À propos de la déprofessionnalisation

Edgar Morin

Voici le texte de la conférence que prononça Edgar Morin au terme d'un colloque sur la déprofessionalisation organisé par la revue Critère à Mon




Articles récents