Degas et l'Impressionnisme

Gustave Kahn
Degas, avant de mourir, a vu s'épanouir toute sa gloire et a pu connaître, qu'il prenait rang, dans l'histoire de l'art, parmi les maîtres les plus incontestés. L'assurance lui en était apportée par l'admiration des artistes et les suffrages profanes manifestés par les fortes enchères dans les grandes ventes. Il n'est pas certain qu'il en ait éprouvé de très vives joies, car c'était une âme hautaine, difficile et soucieuse surtout de sa propre approbation. Les enthousiasmes dont il était l'objet lui apparaissaient le plus souvent maladroitement fondés ou entachés d'impropriété dans leur expression. La grande gloire d'ailleurs lui était venue: assez tardive, pour, que les rayons en aient pu perdre quelque peu de leur chaleur.

Il y avait longtemps que les artistes lui rendaient justice et qu'un mot de lui fixait l'opinion sur les questions d'art. Les adversaires irréconciliables du mouvement dont il avait été un des représentants les mieux inspirés,et dont il fut un moment le chef, avaient depuis longtemps désarmé devant lui. Mais c'était moins par déférence que par crainte, car Degas excellait dans l'épigramme où son succès balançait celui de Becque et ses mots avaient souvent les honneurs d'une célébrité durable.

Du côté de l'Institut, des peintres habitués à penser souvent à Apollon et à Marsyas comme sujets de concours pour le prix de Rome, ne se souciaient pas d'être écorchés vifs. Aussi M. Degas avait à peine dépassé la cinquantaine qu'il était un homme considérable, admiré des uns pour son talent, loué des autres par égard pour sa causticité.

Degas fut un des fondateurs de l'Impressionnisme. Après la mort de Manet, ce fut lui qui guida quelques années le groupe. Parmi les maîtres qui, par le refus obstiné des jurys de Salon à les recevoir, des administrations des Beaux-Arts à les accueillir dans les Musées, des critiques d'attache officielle à leur trouver du talent, prirent l'habitude d'exposer ensemble et d'accord dans des expositions particulières admirables et pittoresques, il en est qui déclarent qu'il n'y eut jamais d'École Impressionniste et que, si cette École avait existé, elle n'avait pas et n'avait jamais eu de chef.

M. Degas a pu être à certains moments de cet avis. Mais si c'est la vérité, le contraire n'en est pas moins exact pour une grande part; s'il n'y a pas eu une École impressionniste, l'Impressionisme a existé et s'il n'y a pas eu de Chef d'école, il y eut des initiateurs, des guides; il y eut des amitiés déférentes, des influences écoutées et des accords de technique et de tactique. Il y eut lien et serré.

L'impressionnisme avait des partis pris de deux sortes. Les uns concernaient la technique du tableau, les autres son sujet. Peindre d'une façon neuve et logique la vie réelle et la nature réelle comportait tout ensemble une évolution dans l'art de reproduire la lumière et ses reflets sur les choses et aussi de peindre au mieux ce qu'on voyait. La lutte d'Apollon et de Marsyas ou celle de Jacob avec l'Ange, on peut les voir, c'est-à-dire les figurer à l'atelier par des modèles affublés selon la tradition. On peut les reconstituer par l'imagination s'appuyant sur des éléments physiques palpables, mais on ne les voit pas. Sur ce point l'Impressionnisme rompt avec Delacroix qu'il admire, en passant à un autre principe, et s'éprend de la vie moderne. Il suit sur ce point l'enseignement d'une série d'artistes qui, insoucieux des Grecs, des Romains et des médailles d'honneur, avaient tenté la synthèse de la vie moderne par le crayon, Daumier, Gavarni, Guys, qui influencèrent les impressionnistes diversement, mais de façon certaine.

Manet ne pouvait que porter attention à cette profusion d'éléments nouveaux que créaient les grands caractéristes du dessin, de même qu'il savait que depuis Constable le paysage s'affranchissait de vieux procédés, que la nature se reflétait dans Corot, et dans Théodore Rousseau et Daubigny. Il devait admettre, en cherchant un autre mode d'interprétation, la vision réaliste de Courbet. Il savait que Jongkind et que Boudin, très affranchis des modes anciennes, traduisaient un paysage vu avec des yeux neufs. Il y eut pourtant assez de nouveauté dans l'Impressionnisme tel que le conçut Manet pour exciter toutes les colères de gens qui admettaient à regret, avec réticence, bien loin de les mettre à leur haute et vraie place, mais les admettaient, Corot et Daubigny. Ces nouveautés, chez Manet et les autres impressionnistes, consistaient dans une compréhension de la luminosité plus franche et plus franche que chez les devanciers et dans l'étude de la carrure des personnages, dont les poses sont moins conventionnelles que chez Courbet ou chez Millet, ingénument théâtral. Avant que s'affirmât le mouvement littéraire réaliste,les peintres allaient à la description franche des choses. Quand l'esthétique naturaliste fut promulguée, les impressionnistes y virent une confirmation de leur doctrine et de leurs intuitions. Au début, le groupe dont Manet est le représentant le plus en vue a pour lien principal la recherche de la sincérité artistique. Fan tin-Latour y passe auprès de Manet, Renoir, Bazille.

Whistler voisine avec eux. Pissarro s'y joint. Degas s'y accorde, puis Cézanne, Raffaëlli et Guillaumin, Gauguin, Sisley, puis Forain. Une influence émane du groupe qui rallie des artistes comme de Nittis, influe sur toute la jeune peinture, décide les prix de Rome à peindre clair et les élèves de l'Ecole à rajeunir leur palette pour retracer des coins de Paris et des scènes populaires; le groupe impressionniste pur (c'est-à-dire ceux qui ont apporté au groupe un idéal personnel et offrent immédiatement entre eux des différences tranchées qui ne firent que s'accentuer par la suite, ceux qui deviendront profondément dissemblables, de par le libre exercice de leur génie et le droit à un terroir d'art différent) ne cessa de s'obstiner sur ces deux points, faire clair et faire moderne. Il y parvient sous les espèces du paysage, du portrait, du tableau de genre et affirma, par des tempéraments divers, la recherche des mêmes vérités. Les contacts les plus opposés, la connaissance de Turner, créateur de féeries, ou la fréquentation des écrivains naturalistes ne firent que confirmer, par des raisons différentes, les novateurs dans leurs affirmations.

Degas venait rejoindre Manet vers 1865. Il modifiait pour cela sa route. Manet, élève de Couture, admirateur exercé de Velasquez et de Goya, n'en avait pas moins pris ses meilleures leçons de la rue de Paris. Degas débutait par le goût de la peinture classique et l'admiration d`lngres. Ses recherches l'orientaient vers la disposition de groupes aux allures nobles, à l'étude des attitudes et des draperies, mais, tout de même, un souci de réalisme, d'exactitude, de pénétration de la psychologie du modèle éclate dans les premiers portraits que Degas aborda, avec une évidente dilection pour cet art difficile du portrait, si exigeant pour 1'artiste consciencieux, soucieux de dire juste et complet. Très rapidement l'influence réaliste se fait, sentir par des recherches de mise en page où se fait sentir aussi le goût intelligent de l'art japonais, comme dans la Femme aux Chrysanthèmes, un des premiers tableaux où Degas rompt avec les traditions ingresques. Ce tableau est de 1865. C'est de ce moment qu'on peut dater la pleine participation de Degas à l'art impressionniste.

Que lui apporte-t-il, à l'impressionnisme? Des qualités de primitif, son obstination heureuse à saisir l'intelligence du modèle, une vision aiguë, un sens du moderne réfléchi, littéraire, car ce peintre, qui détesta l'intrusion de la littérature dans la critique d'art et dans la peinture, était, parmi les peintres, un des plus lettrés; encore que ses amitiés d'art aient été moins notoires que celle de. Manet, il fréquenta les gens de lettres, mais le nom même de l'écrivain le plus célèbre qui se rencontre le plus souvent auprès du sien explique sur quel point il admettait la rencontre de la littérature et de l'art. Cet écrivain était Ludovic Halévy; leur terrain commun était sans doute l'observation parisienne, l'évaluation, exacte de la vie brillante des coulisses, du turf, de laa galanterie, du spectacle de la rue.

Degas fut un observateur très clairvoyant, sans bienveillance, sans trop de rudesse, très sensible à la grâce, mais la saisissant sûrement et sans enjolivement. De ce que le geste de la danseuse est harmonieux, paradoxal, que la femme s'offre en un développement de blanc papilIon, s'ensuivra-t-il forcément que les lignes de son corps soient d'une harmonie parfaite et que son masque rappelle la beauté pure et que son profil soit celui d'une médaille grecque? Un peintre non moderniste, pour obtenir une eurythmie et une beauté d'ensemble, ayant suivi un joli mouvement, voudra que son harmonie soit totale, et si le modèle ne lui donne pas de beauté physique, ou de grâce plastique, il juxtaposera sur la danseuse des traits et des formes d'origines différentes, faisant poser un modèle pour le mouvement, empruntant la tête à une jolie femme, les mains à une autre. Cuisine d'école, pour Degas! Le spectacle de ses danseuses est homogène; il ne traduit pas un geste de danseuse, mais un épisode de beauté, de luxe, de plaisir, d'art contemporain. Il y a certainement dans l'art et l'oeuvre de Degas trois périodes, la période de tâtonnement, la période de recherche de la grâce, la période d'amertume et de mysoginie. Ses danseuses appartiennent presque toutes à sa période de grâce. Cette recherche s'affirme d'abord par son souci de mise en page. Elle est neuve et ingénieuse; le détail y joue pour la constitution des fonds, pour l'arabesque du premier plan un rôle toujours heureux, inspiré par le japonisme, mais traduit dans notre langue picturale, très nettement, sans à peu près; l'arabesque est tirée de la présentation normale des choses. Dans la composition on sent une préoccupation voisine de celle qui animait les Goncourt lorsqu'ils parlent, dans Manette Salomon, du mélange possible du nu et du costume moderne, et qu'ils esquissent en une page célèbre le tableau de la Revision que peint Corialis.

Degas a voulu, dans ses tableaux de danseuses, donner la marge de son sujet et mettre en place sa féerie moderne. Il y introduit le dilettante, l'instrumentiste, le maître de ballet en manches de chemise, l'abonné en habit noir; il colore le portant du décor; sur ce fond très ordonné il fait jaillir sa libellule. Son souci d'observation le mène aux salles d'étude des danseuses; on le sent épris du mouvement rythmique; on le voit se conformer scrupuleusement aux déformations du métier dans ces corps souples, car il veut donner de la grâce réelle et aussi indiquer ce qu'il est permis d'en trouver dans nos spectacles d'apparat. Que ce soit d'un air ironique qu'il apporte ce bilan, cela n'empêche point qu'il soit très sensible à la beauté de la forme et du visage.

Quelques portraits de femme, précis comme des études de primitifs, fouillés dans une interprétation stricte, comme la Tête de femme de la collection Viau, en sont la marque certaine; mais il veut détailler, et où un classique, convié à faire danser sous nos yeux le corps de ballet, se croira forcé d'obéir à l'idée générale de grâce harmonieuse qu'implique cette présentation, l'observateur, le vériste qu'est Degas proclame les droits de la réalité de ne mettre de la beauté qu'où elle lui apparait manifeste. Il atteint ainsi dans ces études de danseuses à une élégance suprême et ordonnée,en même temps qu'à une parfaite évocation du détail, et précise la date de son œuvre.

Lorsque plus tard, devenu plus amer, et parfois irrité, il aborde sa série des femmes à leur toilette, trahissant ainsi un besoin littéraire de légitimer l'emploi du nu, d'expliquer l'emploi qu'il en fait, on pourra noter le même souci d'art. Certes, on peut évoquer le vers de Baudelaire: «Je laisse à Gavarni, poète des chloroses », on peut aussi songer à l'esthétique naturaliste qui veut peindre la femme comme elle est, en tenant compte des déformations du corset, des talures de la vie, des fatigues de, la maternité. Jamais Degas n'enjolive; il ne fait pas d'académies ; il entend que les femmes nous donnent leur vérité. Là aussi, il voudra, dans la description d'un éliment, de plaisir et d'esthétique, trouver la note juste. Mais ce besoin de vérité, qu'on a pu, sans trop d'erreur, présenter comme une tendance au pessimisme, ne l'empêche point d'obéir encore à des recherches de grâce. ll ne les dirigera pas vers l'illusion; il dit ce qu'il voit, avec rigueur, non sans un plaisir un peu âcre, mais la grâce est dans la disposition générale, dans le geste, dans la courbe du corps qu'il veut vraie, elliptique et qui est rarement sans élégance.

Les études de café-concert, comme certaines études de danseuses, ressortent de cette préoccupation de.l'impressionnisme qu'a si nettement dégagée Whistler dans son célèbre Ten o'clock, à savoir que s'est surtout le soir, à l'heure des lumières, que l'heure vraie de la peinture sonne et que les plus belles recherches sont possibles. La doctrine est vraie, si à côté on laisse subsister que rien n'est plus beau que la parfaite traduction d'un ensoleillement. Les impressionnistes ont pu d'ailleurs être attirés vers ces études de soir par les modifications et les améliorations des lumières scéniques nouvelles, par les belles intensités qu'ils y trouvaient et les surprises qu'ils y découvraient dans l'étincellement des chairs et le miroitement des étoffes. Degas observe les cafés-concérts pour y saisir des gestes et des allures, du même esprit qui lui faisait dans son quartier regarder les tanières claires des blanchisseuses. C'était la même recherche du caractère, du mouvement féminin; son ironie a pu se plaire à juxtaposer dans son œuvre les gestes d'apparat les plus futiles et les gestes de travail les plus monotones de la femme; vieillissant, il accentua les études dont le réalisme paraîtra sévère, mais il y trouva la satisfaction de son besoin de rejeter l'idée toute faite et de peindre les êtres et choses dans leur intimité vraie, même si la vision en peut sembler sardonique à quelqu'un qui saura regarder d'un œil moins juste et moins avisé que le sien.

A l'encontre des autres impressionnistes, Degas n'est pas un paysagiste excellent. Souvent les tableaux où il fait défiler des chevaux de course, vus finement et joliment, plaisent par des fonds très frais d'un vert calme et doux, mais le paysage n'est qu'un hors-d'œuvre dans la conception d'art de cet observateur de la vie des grandes villes.

L'Impressionnisme a été un peu la découverte des moyens de transcription du Paris nouveau qu'avait créé sous le second Empire des aspects de la vie jusque là inconnus. Degas se fit là une part considérable, car il fut longtemps le seul avec Manet à prendre pour terroir les endroits de luxe, de lumière et de décor. Ses études préalables, son passage par le classicisme ne lui ont pas nui, car on voit par ses copies que les Primitifs ou les peintres de l'Ecole anglaise avaient dans ses admirations une place plus haute que ses maîtres immédiats. Ses sympathies pour Ingres, n'ont pas, heureusement, influencés son goût de coloriste qui s'est toujours développé très pur et très délicat, car ce n'est certes pas là qu'il eût trouvé un modèle à l'éclat des carnations de ses danseuses. Il était d'ailleurs dans sa nature réfléchie de se rendre compte très exactement de ce que l'art pouvait donner au moment où il se crut capable d'y ajouter.

Il n'était pas né, comme Manet, doué de l'esprit de mécontentement; il ne fut pas tout de suite soucieux de renouveler la peinture. Mais il s'y mit vite, et une fois qu'il se fut persuadé et eut fixé ses tendances, il pratiqua l'art le plus personnel, le plus neuf et le moins obéissant aux leçons du passé. Intelligence très claire, doué de dons de métier exceptionnels, il a le droit d'être traité de grand peintre, pour avoir été souverain dans une province de l'art.

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