La Petite danseuse de cire de Degas

Joris-Karl Huysmans
Exposition des Indépendants de 1881

Monsieur Degas s'est montré singulièrement chiche. Il s'est contenté d'exposer une vue de coulisses, un monsieur serrant de près une femme lui étreignant presque les jambes entre ses cuisses, derrière un portant illuminé par le rouge brasier de la salle qu'on entrevoit et quelques dessins et esquisses représentant des chanteuses en scène tendant des pattes qui remuent comme celles des magots abrutis de Saxe et bénissant les têtes des musiciens au-dessus desquelles émerge, au premier plan, comme un cinq énorme, le manche d'un violoncelle, ou bien se déhanchant et beuglant dans ces ineptes convulsions qui ont procuré une quasi célébrité à cette poupée épileptique, la Bécat.

Ajoutez encore deux ébauches: des physionomies de criminels, des mufles animaux, avec des fronts bas, des maxillaires en saillie, des mentons courts, des yeux écillés et fuyants et une très étonnante femme nue, au bout d'une chambre, et vous aurez la liste des œuvres dessinées ou peintes, apportées par cet artiste.

Dans ses plus insouciants croquis, comme dans ses œuvres achevées, la personnalité de M. Degas sourd; ce dessin bref et nerveux, saisissant comme celui des Japonais, le vol d'un mouvement, la prise d'une attitude, n'appartient qu'à lui; mais la curiosité de son exposition n'est pas, cette année, dans son œuvre dessinée ou peinte, qui n'ajoute rien à celle qu'il exhiba en 1880 et dont j'ai rendu compte; elle est toute entière dans une statue de cire intitulée Petite danseuse de quatorze ans devant laquelle le public, très ahuri et comme gêné, se sauve.

La terrible réalité de cette statuette lui produit un évident malaise; toutes ses idées sur la sculpture, sur ces froides blancheurs inanimées, sur ces mémorables poncifs recopiés depuis des siècles, se bouleversent. Le fait est que, du premier coup, M. Degas a culbuté les traditions de la sculpture comme il a depuis longtemps secoué les conventions de la peinture.

Tout en reprenant la méthode des vieux maîtres espagnols, M. Degas l'a immédiatement faite toute particulière, toute moderne, par l'originalité de son talent.

De même que certaines madones maquillées et vêtues de robes, de même que ce Christ de la cathédrale de Burgos dont les cheveux sont de vrais cheveux, les épines de vraies épines, la draperie une véritable étoffe, la danseuse de M. Degas a de vraies jupes, de vrais rubans, un vrai corsage, de vrais cheveux.

La tête peinte, un peu renversée, le menton en l'air, entr'ouvrant la bouche dans la face maladive et bise, tirée et vieille avant l'âge, les mains ramenées derrière le dos et jointes, la gorge plate moulée par un blanc corsage dont l'étoffe est pétrie de cire, les jambes en place pour la lutte, d'admirables jambes rompues aux exercices, nerveuses et tordues, surmontées comme d'un pavillon par la mousseline des jupes, le cou raide, cerclé d'un ruban porreau, les cheveux retombant sur l'épaule et arborant, dans le chignon orné d'un ruban pareil à celui du cou, de réels crins, telle est cette danseuse qui s'anime sous le regard et semble prête à quitter son socle.

Tout à la fois raffinée et barbare avec son industrieux costume, et ses chairs colorées qui palpitent, sillonnées par le travail des muscles, cette statuette est la seule tentative vraiment moderne que je connaisse, dans la sculpture.

Je ne vois pas, en effet, quelle voie suivra cet art s'il ne rejette résolument l'étude de l'antique et l'emploi du marbre, de la pierre ou du bronze. Une chance de sortir des sentiers battus lui a été jadis offerte par M. Cordier, avec ses œuvres polychromes. Cette invite a été repoussée. Depuis des milliers d'ans, les sculpteurs ont négligé le bois qui s'adapterait merveilleusement, selon moi, à un art vivant et réel; les sculptures peintes du moyen âge, les retables de la cathédrale d'Amiens et du musée de Hall, par exemple, le prouvent, et les statues qui se dressent à Sainte-Gudule et dans la plupart des églises belges, des figures grandeur nature de Verbruggen d'Anvers et des autres vieux sculpteurs des Flandres, sont plus affirmatives encore, s'il est possible.

Il y a, dans ces œuvres si réalistes, si humaines, un jeu de traits, une vie de corps qui n'ont jamais été retrouvés par la sculpture. Puis, voyez comme le bois est malléable et souple, docile et presque onctueux sous la volonté de ces maîtres; voyez comme est, et légère et précise, l'étoffe des costumes taillée en plein chêne, comme elle s'attache à la personne qui la porte, comme elle suit ses attitudes, comme elle aide à exprimer ses fonctions et son caractère.

Eh bien, transférez ce procédé, cette matière, à Paris, maintenant mettez-les entre les mains d'un artiste qui sente le moderne comme M. Degas, et la Parisienne dont la très spéciale beauté est faite d'un mélange pondéré de naturel et d'artifice, de la fonte en un seul tout des charmes de son corps et des grâces de sa toilette, la Parisienne avortée de M. Chatrousse viendra à terme.

Mais aujourd'hui le bois n'est plus sculpté que par les ornemanistes et les marchands de meubles; c'est un art auquel il faut souhaiter que l'on revienne de préférence même à celui de la cire si expressive et si obéissante, mais si indurable et si fragile, un art qui devra combiner les éléments de la peinture et de la sculpture; car, en dépit de ses tons vivants et chauds, le bois à l'état de nature demeurerait trop incomplet et trop restreint, puisque les traits d'une physionomie s'atténuent ou se fortifient, selon la couleur des parures qui les assistent, puisque ce je sais quoi qui fait le caractère d'une figure de femme, est, en grande partie, donné par le ton de la toilette dont elle est vêtue. Forcément, cette conclusion se pose: ou bien l'inéluctable nécessité d'employer certaines matières de préférence à d'autres et le despotique besoin d'allier deux arts, reconnu dès l'antiquité puisque les Grecs mêmes avaient adopté la sculpture peinte, seront compris et reconnus par les artistes actuels qui pourront alors aborder les scènes de la vie moderne, ou bien, usée et flétrie, la sculpture ira, s'ankylosant, d'année en année, davantage et finira par tomber, à jamais paralysée et radoteuse.

Pour en revenir à la danseuse de M. Degas, je doute fort qu'elle obtienne le plus léger succès; pas plus que sa peinture dont l'exquisité est inintelligible pour le public, sa sculpture si originale, si téméraire, ne sera même pas soupçonnée; je crois savoir, du reste, que, par excès de modestie ou d'orgueil, M. Degas professe un hautain mépris pour le succès; eh bien, j'ai grand peur qu'il n'ait, une fois de plus, à propos de son œuvre, l'occasion de ne pas s'insurger contre le goût des foules.

Autres articles associés à ce dossier

Souvenirs sur Degas

Georges Jeanniot

M. Georges Jeanniot publie ses «Souvenirs sur Degas» à La Revue Universelle (15 octobre). Ils font entendre opportunément la voix d'un grand maît

Degas au Salon des indépendants de 1880

Joris-Karl Huysmans

«Aucun peintre, depuis Delacroix, n'a compris, comme M. Degas, le mariage et l'adultère des couleurs ; aucun actuellement n'a un dessin aussi préci

À lire également du même auteur

Verlaine
Et puis... et puis... le goût de la solitude qui l'aurait pu préserver de ces hontes, est rare même chez ceux dont l'existence est, et réglée et douce. C'est une chose bien frappante que de voir, chez les artistes surtout, combien peu peuvent rester seuls avec eux-mêmes dans une ch

Propos sur Monet
« M. Monet a longtemps bafouillé, lâchant de courtes improvisations, bâclant des bouts de paysages, d'aigres salades d'écorces d'orange, de vertes ciboules et de rubans bleu-perruquier; cela simulait les eaux courantes d'une rivière. à coup sûr, l'œil de cet artiste é

Pissarro aux expositions des indépendants de 1880 et 1881
"La première salle contient les Pissarro et les Caillebotte, deux artistes qui ont figuré aux premières exhibitions des révoltés de l'art.Je laisserai de côté l'oeuvre de M. Pissarro, cernée par le violet de ses cadres entourant un papier jaune, de ce jaune des papiers à a

Manet aux Salons (1879-1880)
Le Salon de 1879M. Manet a eu, cette année, ses deux toiles reçues. L'une, intitulée Dans la serre, représente une femme assise sur un banc vert, écoutant un monsieur penché sur le dossier de ce banc. De tous côtés, des grandes plantes, et à gauche des fleurs rouges. La f

Degas au Salon des indépendants de 1880
Je ne me rappelle pas avoir éprouvé une commotion pareille à celle que je ressentis, en 1876, la première fois que je me fus mis en face des œuvres de ce maître. Pour moi qui n'avais jamais été attiré que vers les tableaux de l'école hollandaise où je trouvais la s




L'Agora - Textes récents