L'outil et l'abstraction

Jacques Dufresne
L'outil qui prolonge le cerveau, l'ordinateur, est aussi celui qui suppose le plus haut degré d'abstraction.
Machine qui manipule efficacement des abstractions, l'ordinateur est l'aboutissement d'une très longue histoire, dont le point de départ a de quoi étonner puisqu'il s'agit de la hache.
De la hache, du pic ou de tout autre outil primitif. À ce niveau, apparaît déjà une première spécialisation qui est aussi une première étape dans le processus d'abstraction. Quand je regarde une bûche avec l'intention de la fendre à l'aide d'une hache, j'ai en effet tendance à la réduire à son aspect tranchable et à faire abstraction des autres aspects.
Ce triple effort de spécialisation, d'abstraction et de réduction s'accentue au fur et à mesure que l'on progresse dans la hiérarchie des outils et des machines.
Voici le levier. La planche qui en est l'élément principal ne peut que lever des charges. Spécialisation! Et pour expliquer l'étonnante efficacité de cette planche, il faut réfléchir. La hache prolongeait le tranchant de la main, le pic n'était qu'un doigt aiguisé. Il n'y a rien d'aussi évident dans le cas du levier. Ce n'est plus un simple outil, c'est déjà une machine. Pour comprendre son efficacité, il faut pousser la réflexion jusqu'à la découverte d'une loi scientifique: l'efficacité du levier varie en fonction de la différence de longueur entre les parties de la planche situées de part et d'autre du point d'appui. Le secret de l'efficacité de cet objet n'est donc pas son tranchant ou son piquant, c'est une relation entre deux longueurs, deux quantités. Nous sommes ici au second degré d'abstraction.
Remarquons une chose importante: «Donnez-moi un point d'appui et je soulèverai le monde», a dit Archimède en pensant au levier. La tentation de la démesure accompagne déjà cette machine. Comme si la saisie d'une loi physique et la réduction du réel à cette loi entraînait automatiquement un rêve de puissance.
Le processus d'abstraction devient plus manifeste à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie des outils et des machines. Pour dessiner des avions rapides, il faut utiliser des équations où entrent des grandeurs telles que racine carrée de -1. Abstraction pure! Et pour guider ces avions, il faut exécuter des opérations mathématiques complexes si rapidement que, sans ordinateur, la chose serait impossible.
L'ordinateur est lui-même au sommet de la hiérarchie des machines. Il est aussi au sommet de la pyramide de l'abstraction.

Autres articles associés à ce dossier

L'abstraction du social

Jacques Ellul

L'abstraction s'oppose au sens, quand elle a pour conséquence l'effacement du principe même de réalité.

Matière et abstraction

Gilbert Romeyer-Dherbey

Voici un article, écrit en 1976, qui paraît de plus en plus prophétique au fur et à mesure que l'humanité glisse - on est tenté de dire s'évap

À lire également du même auteur

Le retour des classiques dans les classes du Québec
Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal

Culture médicale: un ABC
La culture médicale est la première condition de l'autonomie des personnes face &a

Du salut à la santé, de la santé à la vie
Cet article a d'abord paru dans la revue Relations à l'automne 2020. On peut

Du droit naturel aux droits de l'homme
Extrait de Le procès du droit, par Jacques Dufresne, Institut québécoi

De la règle de droit à la philia
Réflexions de Jacques Dufresne en marge du Symposium sur l'accès à la justi




Articles récents