Lettre à Ève

Jacques Larochelle

Reconnassant le bien-fondé des droits que la femme s’est acquis au cours des 100 dernières années, l'auteur s’inquiète aussi de la voir délaisser les champs de l’amour où elle excelle, pour rivaliser avec l’homme et convoiter les honneurs factices que distribue la société.

Photo: Pawel Szvmanski / Unspash

Je ne peux pour un seul instant perdre la mémoire de tout ce que je te dois, Ève, et oublier que tu fus tour à tour ma mère, ma sœur, mon amante et mon épouse.

Cette vie mystérieuse où j’avance entre émerveillement et terreur, c’est à ta divine fécondité que je la dois, c’est ton dévouement qui me l’a conservée dans le temps de ma faiblesse, et c’est ton ineffable amour qui me l’a rendue chère dans le temps de ma force. Sans doute c’est aussi ton regard qui m’accompagnera dans mes derniers instants, et ta main si douce qui fermera mes paupières pour jamais.

Non seulement je ne conteste pas que tu sois l’être de chair le plus parfait sorti des mains de Dieu, et celui qui lui ressemble le plus, puisqu’il est Amour et Bonté, mais je m’en réjouis, et je me plais à te vénérer comme une déesse et à t’aimer comme un reflet de la Beauté qui surpasse toute beauté, comme un souvenir lointain des joies pures du Paradis.

Mais souviens-toi que selon ce livre dont les histoires merveilleuses regorgent de plus de vérité et de sens que celles de tout autre livre, Dieu à l’origine nous a créés homme et femme, et il vit que cela était bon. Nous n’avons donc pas à inventer les différences qui nous constituent, mais à les découvrir, sans nous départir jamais de cette humilité fondamentale de ceux qui n’ont rien contribué à la création et à l’histoire du monde, et qui doivent tendre de toutes leurs forces à le voir tel qu’il est, non pas tel qu’ils le souhaitent.

Il est donc arrivé, Ève, que depuis cent ans tu t’es lassée de la vie que tu avais menée presque partout et presque depuis toujours. Cette vie découlait de la malédiction qui consomma notre chute, et qui nous condamna, toi à enfanter dans la douleur, moi à gagner notre vie à la sueur de mon front. La sentence ne le disait pas, mais nous eûmes vite fait de découvrir que la chaîne qui nous liait l’un à l’autre était aussi une chaîne d’amour qui faisait plus que tempérer la rigueur de la condamnation qui nous avait atteints.

Il est donc arrivé, Ève, que depuis cent ans tu t’es lassée de la vie que tu avais menée presque partout et presque depuis toujours.

Et voici que depuis un siècle tu revendiques de partager la peine qui m’avait frappé, sans pour autant cesser d’assumer tout le poids de la tienne. Tu réclames le droit de gagner ta vie à la sueur de ton front, tout en continuant à enfanter dans la douleur. Examinons ensemble la nature exacte et les conséquences probables de cette revendication, qui a changé, sans doute à jamais, la face du monde.

Elle peut surprendre au premier regard, puisqu’elle consiste en apparence en un triomphe complet de l’élément masculin de l’humanité. Comme c’est le cas pour l’homme, désormais, ta vie se passe en grande partie à convoiter les honneurs factices que distribue la société, la richesse illusoire qui ferme le cœur à des biens infiniment plus précieux, ou le plaisir peu sain d’exercer le pouvoir. Ce même pouvoir dont il est connu depuis toujours qu’il corrompt ce qu’il touche, comme un poison lent mais sûr, en procurant à ses adorateurs un faux sentiment de leur valeur qui les dispense subtilement de chercher les moyens d’acquérir une valeur véritable.

La raison que tu donnes pour doubler ainsi ton labeur, c’est que seulement de cette manière pourras-tu conquérir ton indépendance et t’affranchir enfin de ta sujétion à l’homme, souvent indigne, hélas! de la confiance que tu plaçais en lui.

Et tu as raison, pleinement raison. Mais cette raison, bien loin d’être la fin de notre examen, n’en doit être que le début, en ce qu’elle permet de poser clairement la question. Cette question est toute simple, mais terrible. Ta volonté bien compréhensible et si légitime de t’affranchir de ta dépendance à l’homme, ultimement ton égal et nullement ton supérieur en dignité, peut-elle s’accomplir avantageusement pour toi et pour les autres, dans ce monde et dans cette vie tels qu’ils sont?

Le plus grand malheur de notre époque, je le vois pour ma part dans l’impossibilité absolue de discuter franchement cette question et toutes celles qui en dérivent, ou même simplement de les poser clairement et de rappeler qu’elles existent et devraient être résolues. Tu as réussi à les rendre irrecevables, et anathèmes ceux qui oseraient les énoncer, grâce à cette redoutable faculté que te donnent ta séduction, l’amour que tu inspires et la finesse de ton esprit, de te rendre aisément maîtresse de l’opinion et de jeter l’opprobre ou l’admiration de la multitude sur les objets de ton choix. Tu as fait généralement servir cette arme dans le passé au bien commun. Mais est-ce le cas ici?

Tu crois peut-être agir habilement de cette manière, en facilitant la conquête des biens que tu désires. Mais en bannissant la recherche désintéressée de la vérité sur ton entreprise, tu en facilites il est vrai la réussite, mais à un prix trop lourd. Tu t’empêches de savoir si cette réussite est un bien pour toi, et pour autrui. Quelle personne sensée voudrait gagner à ce prix?

Es-tu sûre, Ève mon amie, que tu trouveras le vrai bonheur dans la vie que tu t’es faite, en assumant à la fois ta tâche sacrée de donner et de conserver la vie, tout en usant tes forces dans la rude course aux biens terrestres? L’une des deux tâches n’en souffre-t-elle pas, le plus souvent, et ne t’es-tu pas condamnée dans ce cas à négliger ou tes devoirs de mère ou ta tâche professionnelle? Dans le premier cas, quelle joie tes enfants te donneront-ils, et ton travail dans le second?

Et ta conviction inébranlable que tes aptitudes, sauf la force musculaire à laquelle tu n’attribues aucune valeur, sont de tout point égales à celles des hommes, que vaut-elle? Regarde le monde autour de toi, tout ce qui n’a pas été créé par Dieu le fut par le génie inventif de ton compagnon, l’homme. Toutes les inventions de la technique, les mathématiques, les sciences théoriques, la philosophie lui sont dues. Les sommets de la littérature et de la musique, ne s’appellent-ils pas Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Hugo, Bach, Mozart, Beethoven? Et pourquoi l’homme encore domine-t-il complètement les jeux de réflexion, au point où les hommes et les femmes ne s’affrontent pas plus dans ces sports de l’esprit que dans ceux du corps. Après tout, ta supériorité dans d’autres domaines de la vie spirituelle est si éclatante, qu’il ne serait que juste que l’homme par compensation l’emporte ailleurs. Ne crois-tu pas que ces considérations méritent réflexion et rendent opportune la discussion sereine des talents, peut-être divers, de l’homme et de la femme? Le seul prérequis raisonnable qu’exige cette recherche, n’est-ce pas de réaliser que ces qualités, du corps et de l’esprit, propres à l’un et l’autre sexe, méritent évidemment un égal respect parce qu’elles contribuent également au bien commun de tous?

Et que dis-tu de ce qu’est devenu l’amour entre les sexes, cette source féconde qui assurait à la fois le renouvellement de l’humanité et la félicité des amoureux? Réponds-moi franchement : cet homme, désormais ton concurrent et dont tout t’apprend à te méfier, le choisis-tu, comme avant, parce que tu l’admires et le préfères-tu aussi fort que possible, pour assurer le meilleur père à tes enfants, ou vois-tu en lui un rival de ton ambition dont il faudra bien veiller à ce qu’il ne te dépasse pas, ou ne pose pas d’obstacle à ta chère carrière?

Et, au surplus, souhaites-tu encore te perdre dans un amour si passionné et si ardent qu’il te mène à l’oubli de toi-même et des trivialités du monde? Ne t’a-t-on pas appris que les plaisirs plus sûrs du succès professionnel et de l’exercice du pouvoir sont à préférer? Es-tu toujours disponible, Ève, pour l’aventure vraie et le rêve non frelaté?

Au surplus, peux-tu t’assurer que cette révolution que tu as opérée convient à toutes les femmes sans distinction, et que certaines, plusieurs peut-être, ne préféreraient pas assumer en paix leur rôle de mère et y puiser un bonheur et une plénitude que, sans mauvaise volonté, elles ne peuvent trouver dans la vie que tu as rêvée pour elles? Pourquoi poursuivre ces femmes de ton mépris et les regarder comme traîtresses à ta cause? Est-il indispensable à ton succès qu’elles passent de la domination des hommes à la tienne?

Je garde pour la fin la question la plus importante, peut-être, parce qu’elle concerne notre survie comme nation. Et la même question se pose pour toutes les nations qui composent l’Occident. En reléguant ton rôle de mère au second plan, ou tout simplement en réduisant son importance comme tu l’as fait, tu as déclenché une chute de la fécondité de nos peuples qui eut comme conséquence inéluctable l’afflux massif de migrants originaires de pays peu ou pas touchés par le féminisme. Le résultat est trop visible pour être nié, même par les sectaires les plus aveugles. Cet afflux migratoire d’éléments culturels étrangers, quand ce n’est pas même ennemis de notre culture, en a d’ores et déjà profondément modifié la nature. Et cette dilution risque fort d’aller croissant, puisque d’une part la venue de migrants ne cessera pas, et que d’autre part cet apport étranger, justement parce qu’il origine surtout des régions du monde où le féminisme a fait peu de progrès, a conservé une fécondité bien supérieure à la nôtre.

Je garde pour la fin la question la plus importante, peut-être, parce qu’elle concerne notre survie comme nation.

De sorte que l’aboutissement de tous tes efforts d’émancipation pourrait bien être la disparition de notre peuple, du moins tel qu’il se conçoit encore et s’est toujours conçu, tout au long de son histoire tourmentée qui lui a fabriqué sa physionomie si particulière, irremplaçable peut-être. Et peux-tu prédire le rôle que cette société nouvelle, de plus en plus influencée par des conceptions de la vie et de la société aux antipodes du féminisme, réservera aux femmes du prochain siècle?

Toutes ces questions, et mille autres que j’omets, je regrette que tu les ignores, que tu les nies, et que même tu les ais rendues taboues et infamantes, alors qu’elles découlent simplement du besoin qu’éprouve la raison d’examiner le plus profondément possible une question si difficile avant de la résoudre.

 Je termine en te disant que je ne prétends pas détenir la réponse aux interrogations que je soulève, et que d’ailleurs j’en suis empêché précisément par l’absence totale de débat public et éclairé à leur sujet.

J’admets donc qu’il se pourrait que l’évolution de ta condition depuis cent ans soit l’un des plus heureux progrès qui ait marqué le cours tumultueux de l’histoire humaine.

Je déplore simplement que les conditions actuelles de fanatisme et d’irrationalité qui règnent sur ce point en rendent l’éclaircissement impossible. Et je peine à comprendre pourquoi tu as imposé ces ténèbres, comme si tu craignais la discussion et la lumière qu’on en peut espérer.

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