L'effondrement du système des connaissances

Le critique culturel Ted Gioia, une des vedettes de Substack avec ses 240 000 abonnés, qui s'est fait connaître entre autres par ses articles sur la culture de la dopamine, y va une fois de plus d'une de ses prédictions audacieuses: 

«Les changements les plus importants se produisent souvent bien avant qu'on leur donne un nom. On peut penser à la Renaissance, aux Lumières, à la naissance des grandes religions. Lorsque les scribes s'en aperçoivent, le monde est déjà en train de renaître. Si le New York Times remarque le Bouddha, c'est que l'illuminé a déjà quitté la ville. Nous vivons actuellement une telle situation [...] un changement total, comme l'inversion des pôles magnétiques. Mais ce changement n'a pas encore de nom. Appelons-le : l'effondrement du système des connaissances. »

Quelques signes précurseurs de ce bouleversement:

Gioia se réjouit en fait de cet effondrement, car, croit-il, «la technocratie devient si oppressive et manipulatrice qu'elle va susciter un retour du pendule. Notre rébellion pourrait ressembler au mouvement romantique du début du XIXe siècle. Nous avons besoin d'un nouveau romantisme

 

Est-ce que le déclin de la lecture explique la crise de la démocratie ?

Selon plusieurs commentateurs, dont le théoricien des médias Andrey Mir, les modes de pensée et de discours de l'ère numérique ressemblent de plus en plus à ceux des cultures orales pré-alphabétisées. Ces auteurs s'appuient largement sur les travaux du philosophe Walter Ong, qui a développé dans Orality and Literacy une théorie très influente, quoique controversée, sur la façon dont les cultures orales et littéraires divergent. 

« Andrey Mir affirme que l'"oralité numérique" a plongé de nombreux conservateurs et progressistes dans l'abîme de la caverne de Platon - le royaume allégorique où les intuitions subjectives sont prises pour des vérités objectives. La droite subordonne la raison au culte de la personnalité de Trump, tandis que la gauche accorde moins de valeur à l'empirisme qu'à l'"intersectionnalité". Il en résulte un "tribalisme identitaire", une polarisation et une crise de la démocratie représentative.»

Quelques traits de l'oralité
«Dans une culture orale, toutes les idées importantes doivent être exprimées d'une manière qui soit à la fois mémorable et facile à réciter.»

«Cela implique, entre autres, l'utilisation intensive de répétitions, de formules, de moyens mnémotechniques et d'épithètes.»

«Par ailleurs, dans une société orale, la communication doit toujours se faire face à face, souvent à portée de voix des autres villageois ou hommes de clan. Selon Ong, cela imprègne le discours d'un esprit combatif, car les déclarations ont tendance à se doubler de demandes de statut et d'affirmation sociale.»

«Plus important encore peut-être, ces limites de l'oralité l'ont rendue incapable d'accueillir la pensée abstraite.»

Un essai à lire dans Vox (en anglais).