Entre 1887 et 1889, Vincent a adressé des lettres très personnelles au peintre et écrivain Emile Bernard (1868-1941), futur fondateur de l'École de Pont-Aven qu'il avait rencontré à Paris à l'atelier Cormon durant l'hiver 1886-87. La plupart de ces lettres commencent par «Mon cher copain Bernard" et sont accompagnées de croquis et études de la main même de Vincent qui les lui explique: Arbres fruitiers, Verger, Chambre à coucher, Semeur au soleil couchant, les landes de la Camargue et les Barques des Saintes-Maries-de-la-Mer. Le peintre y livre aussi ses commentaires parfois très critiques sur les dessins et les poèmes de son jeune ami. Il lui communique ses pensées sur la peinture et lui révèle certains aspects de sa vie intime.
Entre le peintre et Emile Bernard, son ami de 15 ans plus jeune, s'est développée une amitié durable. On retrouve Emile Bernard à l'enterrement de Vincent dont il fera une description dans sa lettre du 31 juillet 1890 à Albert Aurier.
Durant son séjour à St-Rémy, il exhorte Emile Bernard d'oublier «les choses parisiennes à la Baudelaire» et il critique sévèrement l'oeuvre de son ami : «Mais je ne trouve pas ça sain, moi. Parce que j'adore le vrai, le possible...» (2) Puisant dans sa propre expérience, il lui prodigue des bons conseils avant son service militaire :
«Tu pourras en juger, lorsque tu seras soldat. Ta mélancolie*s'en ira [...] j'ai eu une attaque de mélancolie comme la tienne, de laquelle j'eusse autant souffert que toi, si ce n'était que je la saluais avec grand plaisir, comme signe que j'allais guérir - ce qui est arrivé.
Au lieu de retourner à Paris, reste en pleine campagne, car tu as besoin de forces pour sortir comme il faut de cette épreuve d'aller en Afrique. Or, plus que tut te fais du sang, et du bon sang avant, mieux c'est, car là-bas, dans la chaleur, on s'en fabrique peut-être difficilement.
Faire de la peinture et baiser beaucoup n'est pas compatible, le cerveau s'en affaiblit. Voilà qui est bien emmerdant.
Le symbole de saint Luc, le patron des peintres, est comme tu le sais, un boeuf. Il faut donc être patient comme un boeuf si l'on veut labourer dans le champ artistique. Mais les taureaux sont bien heureux de ne pas avoir à travailler dans la sale peinture.
Mais ce que je voulais dire est ceci: après la période de mélancolie tu seras plus fort qu'auparavant, ta santé reprendra, et tu trouveras la nature environnante tellement belle que tu n'auras plus d'autre désir que de faire de la peinture.» (3)
Il s'excuse auprès de son ami de ne pas lui écrire plus souvent : «Je n'ai guère la tête à la correspondance» ; «Si je n'ai pas écrit depuis longtemps, c'est qu'ayant à lutter contre ma maladie et à calmer ma tête, je ne me sentais guère envie de discuter, et trouvais du danger à ces abstractions»; «J'aurais encore bien des choses à te dire, mais si j'écris aujourd'hui [c'est] que ma tête est un peu raffermie, auparavant je craignais de me l'échauffer avant d'être guéri.» (4)
En établissant une ressemblance entre la putain et l'artiste, il met en doute le bien-fondé de la réhabilitation sociale de la première dont le pouvoir subversif demeure important : «La putain soumise en question a davantage ma sympathie que ma compassion. Être exilé, rebut de la société, comme moi et toi artistes le sommes, elle est certes notre amie et soeur.
Et elle trouve dans cette position de rebut - de même que nous - une indépendance qui n'est pas sans avoir ses avantages, tout bien considérée, Ne nous trompons donc pas de point de vue en croyant la servir par une réhabilitation sociale, d'ailleurs peu praticable et qui lui serait funeste.» (5)
Il étale devant son ami sa fascination pour le Christ, l'artiste par excellence :
«Il n'y a que ce noyau le Christ qui, au point de vue de l'art, me semble supérieur, dans tous les cas autre chose que l'antiquité grecque, indienne, égyptienne, persane; lesquelles ont été si loin. Or, je le répète, ce Christ est plus artiste que les artistes, il travaille en esprit et chair vivants, il fait des hommes au lieu de statues. Alors...je me sens bien être boeuf - étant peintre- et j'admire le taureau, l'aigle, l'homme avec une vénération qui m'empêchera d'être un ambitieux.» (6)
Exposition Peindre avec des mots : lettres de Vincent Van Gogh à Emile Bernard, Pierpont Morgan Library & Museum, New York, du 28 septembre 2007 au 06 janvier 2008. Exposition Van Gogh et Bernard : une amitié d'artiste au Van Gogh Museum d'Amsterdam du 26 octobre 2007 au 27 janvier 2008.
Image: Le semeur au soleil couchant
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Notes
1. Verzamelde brieven, IV, p. 337-338.
2, op. cit., IV, p. 344.
3. op. cit., IV, p. 208.
4. op. cit., IV, p. 234, 236, 237.
5. op. cit., IV, p. 222.
6. op. cit., IV, p. 213.