L’eschatologie individuelle égyptienne peut être considérée comme le pendant de la cosmogonie, la question des fins dernières et la question des origines constituant les deux préoccupations religieuses et éthiques majeures de la sagesse idéologique qui nous occupe. Face aux croyances funéraires, cependant, l’attitude générale des Égyptiens est beaucoup plus pratique et rituelle que face aux croyances cosmogoniques. À cet égard, il est remarquable que la réflexion sur la mort et le destin des morts se conjuguent constamment avec des préoccupations religieuses et personnelles d’ordre pratique. Cela dit, il me semble possible de dégager une certaine théorie eschatologique; c’est de là qu’il faut partir pour donner cohérence à un ensemble de pratiques funéraires qui autrement resteraient presque inintelligibles.
Partons d’un point de vue très général mais qui commande tout de même la majeure partie de la réflexion eschatologique égyptienne: je veux parler du monisme fondamental de son point de vue sur la vie et sur l’être humain. Ainsi, chez les Sémites qui ont peuplé le Proche-Orient asiatique (Mésopotamie* Syrie, Palestine…), c’est un point de vue nettement dualiste qui l’a emporté; chez eux, la mort est à l’opposé de la vie, elle apporte un risque de désordre et de désintégration à l’intérieur de la vie et il faut, pour contrer cette menace puissante et permanente, séparer le plus radicalement possible la mort de la vie. Cela n’exclut évidemment pas certains soins apportés aux morts mais ces devoirs sont limités, tout comme la survie même des morts est limitée, et il s’agit bien surtout d’établir une certaine distance face aux morts et souvent même de se protéger contre eux. Nous aurons l’occasion de nuancer cet aperçu trop général dans le lieu approprié.
Dans le cas des Égyptiens, il n’a pas semblé possible d’évacuer aussi simplement le monde des morts et de le séparer de celui des vivants. Dans la perspective absolutiste et holistique des Égyptiens, la mort et la vie font partie d’un ensemble unique tout comme l’ordre et le désordre s’articulent nécessairement l’un sur l’autre et doivent arriver à cohabiter ensemble. Comme on va le constater, cela ne signifie pas qu’il ne soit resté dans leurs conceptions eschatologiques bien des éléments dualistes, les uns renvoyant à une valorisation sans ambiguïté de la vie face à la mort et les autres à une vision de la mort comme une épreuve remplie de risques et de dangers. Mais au total, il me semble juste d’envisager les croyances funéraires égyptiennes dans une perspective essentiellement moniste.
Les aspects majeurs de l’eschatologie. Nous allons d’abord examiner sommairement l’arrière-plan mythologique de ces conceptions funéraires. Si on laisse de côté les questions ayant trait à l’évolution des croyances et à leurs combinaisons souvent complexes, ce qu’on trouve au centre des conceptions funéraires égyptiennes, c’est le grand mythe d’Osiris*, qui prend forme vers la fin de l’Ancien Empire et traverse toute l’histoire égyptienne. Ce mythe raconte essentiellement comment Osiris est devenu le maître du monde d’en bas et le grand juge des morts.
Nous ne reviendrons pas sur la généalogie d’Osiris et la place privilégiée qu’il occupe dans l’Ennéade héliopolitaine. Concentrons-nous plutôt sur le rôle qu’on lui a assigné dans le royaume des morts. Cela dérive de sa lutte à finir avec un autre grand dieu égyptien, Seth. Osiris et Seth entrent dans une lutte sans merci où le pouvoir de chacun est en jeu. Premier acte du drame: Seth parvient à vaincre Osiris et il jette son cadavre à la mer. Mais Isis, qui est à la fois la sœur et l’épouse d’Osiris, part à sa recherche, retrouve son cadavre et le ressuscite par diverses opérations magiques. Deuxième acte du drame: Seth tue à nouveau Osiris mais cette fois découpe le cadavre en pièces détachées pour en finir avec lui. Dans cette situation désespérée, Isis a recours à l’aide de Nephtys, qui est l’épouse de Seth. À elles deux, elles arrivent à reconstituer le corps d’Osiris; à partir de ce cadavre, Isis peut concevoir un nouveau dieu, Horus, tandis qu’Osiris se voit désormais attribuer la juridiction sur le royaume des morts. Ainsi, d’un côté, la lutte pour le pouvoir et l’ordre se poursuit chez les vivants entre Horus et Seth, et de l’autre côté, Osiris jouit d’un pouvoir sans partage sur le monde des morts, ce qui lui conférera une importance énorme dans la pensée religieuse égyptienne.
Ce mythe, bien qu’il représente un des récits les plus détaillés de la religion égyptienne, ne suffit manifestement pas à lui seul à rendre compte des croyances eschatologiques égyptiennes. Si l’on veut aller plus loin, il convient donc de le compléter par un bref examen du monde de l’au-delà de façon à mieux entrevoir le drame qui s’y joue.
Ce monde souterrain, c’est justement le monde où s’abîme quotidiennement le soleil (Rê) au bout de sa course, ou encore le monde où se retrouve le pharaon à la fin de son règne. C’est donc, aux yeux des Égyptiens, le monde de la nuit, du désordre et de la mort, mais aussi cet univers mystérieux où la vie déclinante du soleil et du pharaon, en particulier, va se régénérer ou se perdre définitivement. On se trouve ainsi partagé entre la possibilité d’un regain vital essentiel et le risque d’une déperdition définitive. Dans l’univers mental moniste des Égyptiens, on n’échappe pas à ce problème. Osiris a pour fonction de revaloriser ce monde nocturne et de le transformer en un univers où la vie se régénère et reprend forme.
Dans les Guides de l’Au-Delà égyptiens, ce travail de renouveau est assuré par l’association de Rê et d’Osiris. Le premier qui parcourt le chemin initiatique vers le royaume des morts et en ressurgit plus vivant que jamais, c’est Rê, le grand dieu soleil. Lorsque le soir tombe, le ciel (Nout) l’enveloppe dans sa nuit, il l’avale et l’entraîne vers le monde d’en bas. Dans ce grand parcours nocturne, le ciel (Nout) est relayé par les eaux souterraines (Noun), ce qui permet au soleil de poursuivre son chemin du jour vers la nuit, de traverser la nuit et de revenir au jour. Dans ce parcours périlleux, le soleil vient éveiller les morts et les entraîne à sa suite vers la vie.
Évidemment, ce parcours est d’une complexité que mon schéma explicatif ne laisse pas soupçonner, l’eschatologie égyptienne se permettant ici une richesse de détails comme nulle part ailleurs. Le résultat net du processus est au demeurant fort simple: à la mort, le corps et l’âme (le bâ) du défunt s’étaient séparés, le corps allant vers la terre et le bâ vers le ciel; or le soleil entraîne à sa suite tous les bâs dans sa course et ils se trouvent à nouveau réunis à leur corps lors du parcours nocturne du soleil dans le monde souterrain. Ainsi le corps d’Osiris et le bâ de Rê se régénèrent-ils mutuellement lors de leur rencontre dans le monde souterrain; de même, le mort se voit régénéré par la réunion de son corps et de son bâ; de la sorte, il devient lui aussi un Osiris, c’est-à-dire un être justifié, complet et bienheureux. Son séjour dans le monde d’en bas lui permet donc finalement de vivre de la même vie bienheureuse que les dieux. Cela ne va pas sans risques, comme nous le verrons, mais c’est le destin espéré, attendu, dans l’au-delà.
Pour compléter notre survol schématique des conceptions eschatologiques égyptiennes, il semble souhaitable d’adjoindre à notre mythologie et à notre topographie de l’au-delà une certaine anthropologie qui complétera du reste les éléments déjà évoqués lors de notre examen des conceptions cosmogoniques. On va ainsi retrouver sur un plan plus concret le monisme égyptien dont nous sommes partis. En effet, le monisme vie-mort et aussi celui ordre-désordre sont ancrés dans un monisme anthropologique et c’est ce monisme fonctionnel qui me paraît être à la base de tout le reste.
En simplifiant un peu, on peut affirmer que tous les dangers qui accompagnent la mort comme expérience métaphysique de dégénérescence, de désintégration et éventuellement de disparition pure et simple, tous ces dangers, dis-je, tiennent au fait que la mort semble impliquer une séparation de l’âme et du corps et par conséquent une déperdition vitale et spirituelle, un risque d’anéantissement. Or justement, les Égyptiens n’ont jamais accepté cela et ils se sont toujours efforcés au contraire d’assurer au défunt une survie qui soit aussi enviable que sa vie terrestre.
Pour y parvenir, leur stratégie eschatologique est relativement simple: d’une part, il s’agit pour eux d’assurer au mort la jouissance de son corps et par suite d’en assurer l’intégrité (nous y reviendrons); d’autre part, il faut absolument réunifier l’âme et le corps qui ont été séparés au moment du décès. C’est ce dernier point qui importe le plus au stade actuel de notre analyse. La réunification de l’âme et du corps implique un travail de restauration et de divinisation: pour que le défunt devienne un Osiris, un être complet et bienheureux, il faut le nourrir, le régénérer, lui redonner vie et force; cette opération concerne tant son âme que son corps et elle aboutit à une reconstitution pleine et entière de son identité, c’est-à-dire de tous les éléments qui la constituent. Ainsi, d’un côté, on doit procéder à une régénération (à une osirisation, devrait-on dire) de chaque partie et de chaque fonction de son corps; de l’autre côté, on procède parallèlement et conjointement à une récupération de chaque «partie» de son âme ou de sa personnalité totale, ce qui revient pratiquement au même dans un contexte moniste. Ce travail de récupération de la personnalité du défunt comporte plusieurs dimensions.
La première dimension, c’est le kâ, à la fois énergie vitale et double quasi physique de l’homme. Il constitue un intermédiaire entre le bâ plus spirituel et le corps matériel, une sorte de corps spirituel qui quitte le corps à sa mort et qui doit donc être nourri et réintégré au corps pour assurer sa survie. La deuxième dimension, c’est le cœur, qui semble très proche du kâ. C’est la source, le foyer des désirs et de la volonté mais aussi des intuitions et des choix moraux, bref l’organe central qui oriente l’être humain à l’égard de l’ordre (Maât) ou du désordre (Isfet) et qui subit l’essentiel du jugement post mortem. Dans une moindre mesure, la bouche et la langue sont associées à ce travail volontaire et mental du cœur et interviennent dans l’orientation de l’être humain face au bien et au mal. On peut encore ajouter une troisième dimension, le nom, qui contient l’identité personnelle qu’on peut récupérer via un hiéroglyphe ou une image et qu’on peut donc manipuler par le biais de pratiques magiques, comme nous l’expliquerons plus loin. On peut adjoindre au nom (ou à l’image) l’ombre qui est porteuse d’énergie vitale tout comme le kâ mais qui a plutôt tendance à rester attachée au corps ou à se poser au-dessus de lui lorsqu’il passe de vie à trépas. Le travail posthume d’intégration porte ainsi sur chaque aspect de la personnalité du défunt de façon à ce que l’âme (bâ) soit réunifiée au corps et que la survie soit enfin assurée.
Les trois aspects de l’eschatologie égyptienne que nous venons d’exposer à grands traits, soit la mythologie, la topographie et l’anthropologie de l’au-delà, condensent la conception idéale que les Égyptiens se faisaient de la mort et de la survie. Ce schéma relativement général mérite cependant quelques précisions, si l’on souhaite faire ressortir les implications les plus décisives des croyances funéraires égyptiennes.
Prenons d’abord la peine de bien situer la question. Le problème crucial pour nous est de savoir si la sagesse idéologique égyptienne comporte véritablement une dimension morale. Sa réflexion cosmogonique conduit à une vision cosmique et politique qui justifie un absolutisme et un passéisme très radicaux: les hommes doivent s’aligner sur l’ordre primordial instauré par les dieux et travailler à préserver ou reconstituer cet ordre sans relâche, d’autant qu’il est sans cesse menacé par la dégénérescence des forces du bien et les assauts des forces du mal. Cela nous incite donc à nuancer nos analyses antérieures sur l’idéologie sociopolitique égyptienne, analyses qui pouvaient donner à croire que le régime pharaonique s’engageait dans une lutte gagnée d’avance pour l’ordre, un peu comme si le désordre n’était qu’une excroissance ou un parasite insignifiant à la périphérie de l’ordre et qu’il n’avait aucune chance d’en entamer la substance immuable.
Nous savons maintenant, en dépit de tous les textes de la propagande impériale égyptienne, que le désordre n’est pas un épiphénomène; il est plutôt présent depuis l’origine du monde et il est constamment susceptible de s’infiltrer au sein de la nature et de la société et de venir ainsi en pervertir la valeur. Dans une telle perspective, tous les Égyptiens doivent être mis à contribution dans la lutte contre le désordre et il est clair qu’il s’agit là d’un combat de tous les instants et d’un combat sans fin. Il semble bien à cet égard que le passéisme égyptien justifie un certain optimisme — fort mitigé d’après certains commentateurs —, mais il s’agit de toute manière d’un optimisme militant où rien n’est acquis une fois pour toutes.
On peut enfin ajouter que cette réflexion sur l’instauration puis la restauration permanente de l’ordre n’implique aucune eschatologie collective et historique à proprement parler, puisqu’on a ici affaire à une vision de l’histoire de type répétitif et cyclique, et qu’un tel mélange de passéisme et de traditionalisme ne nécessite aucun recours à une véritable eschatologie. Le poids de la réflexion eschatologique est donc tout entier reporté sur le plan individuel et c’est sans doute pour une part ce qui confère une telle importance à la question de la justification de la vie personnelle et de son destin dans l’au-delà. Le monisme eschatologique évoqué plus haut se déduit de là.
Notre considération préliminaire de l’eschatologie égyptienne nous amène maintenant à rectifier davantage encore l’idée que nous avions tendance à soutenir à propos des rapports entre l’ordre et le désordre. Le récit de la confrontation entre Osiris et Seth aboutit selon toute apparence à un combat fort douteux: d’abord, le rôle d’Osiris est de plus en plus strictement confiné au royaume des morts et il est difficile à ce propos de parler d’une victoire de l’ordre sur le désordre; ensuite, ce combat est pour ainsi dire reporté vers un affrontement entre Horus et Seth, affrontement indécis et interminable; enfin, il semble tout à fait incontestable que, pour la suite du monde, les forces de l’ordre, et tout particulièrement le pharaon et ses collaborateurs, auront à apprendre à utiliser à leur avantage et à harmoniser entre elles tant la puissance d’Horus que celle de Seth, ces deux puissances divines véhiculant chacune à sa manière des énergies indispensables à la grande lutte pour l’ordre cosmique et politique. On voit donc se dégager de nos analyses une pensée de type holistique où le monisme domine constamment, que ce soit sur le plan cosmique et politique des rapports entre l’ordre et le désordre, sur le plan anthropologique des rapports entre l’âme et le corps ou sur le plan eschatologique des rapports entre la vie et la mort.
Les implications morales de l’eschatologie. Cette mise au point d’ensemble nous ramène donc au problème déterminant de la dimension morale de la réflexion eschatologique égyptienne. S’il est vrai qu’il n’est pas de sagesse achevée sans la mise en œuvre d’une telle dimension morale, est-il légitime de la chercher dans l’eschatologie individuelle égyptienne? En d’autres termes, existe-t-il dans cette eschatologie une réflexion de niveau éthique qui permettrait à chaque individu d’espérer justifier sa vie dans l’au-delà? En clair, existe-t-il un jugement des morts, un jugement moral portant sur l’ensemble de la vie du défunt et ayant cours devant les juges de l’au-delà?
Ce que notre analyse préliminaire nous a permis d’établir, c’est que le défunt entreprend alors un parcours initiatique long et périlleux, qu’il doit, pour le mener à bien, recouvrer son intégrité physique et psychique complète, et que le but de toute l’opération est sa justification, sa glorification et sa divinisation, ce que les Égyptiens appellent «devenir un Osiris». Cela étant posé, la question demeure de savoir si un tel processus eschatologique comporte des implications éthiques et jusqu’à quel point. Reprenons donc notre enquête et commençons par tracer le tableau très schématique de l’évolution historique qu’a subie l’eschatologie égyptienne pour en arriver à une certaine idée de la confession des péchés et du jugement des morts.
Pendant tout l’Ancien Empire et une bonne partie de la première période intermédiaire, la survie individuelle est le fait du pharaon seul et les Textes des Pyramides témoignent de ce statut particulier du roi, d’abord en ce qu’il est d’emblée possesseur de Maât, donc justifié, et ensuite en ce qu’il est de par sa fonction même une incarnation divine et un homme aux pouvoirs magiques quasi divins. Ainsi, il n’a pas à être jugé, mais il doit être en mesure de bien s’orienter dans le labyrinthe du monde d’en bas et d’affronter avec succès les gardiens qui cherchent à le mettre à l’épreuve.
Dès l’Ancien Empire, cependant, on se rend compte que les nobles et les plus hauts dignitaires commencent à leur tour à avoir accès à cette survie individuelle. Dans leur cas aussi, la survie semble dépendre essentiellement d’un ensemble d’opérations magiques, mais à cela s’ajoutent deux éléments tout à fait significatifs: d’abord, on trouve à leur propos de nombreuses inscriptions dans lesquelles le mort exige, sous la menace ou le chantage d’un éventuel jugement divin, le respect de sa sépulture; ensuite et surtout, apparaissent alors toute une série de textes appelés «autobiographies» dont le dessein très explicite est de persuader les vivants de la valeur insigne de la personnalité et de la carrière du défunt. On est encore loin, dans ces plaidoyers pro domo, d’un véritable jugement du mort, mais il reste que ces textes ont une connotation morale évidente, comme on pourra le constater plus loin.
Un autre élément digne de mention, c’est l’évocation, dans certains Enseignements (des sages), d’un tribunal divin devant lequel l’individu aura éventuellement à comparaître et à rendre compte de ses actions. Tout cela reste assez vague jusqu’à l’Enseignement à Mérikarê, qui fait référence beaucoup plus explicitement à un jugement des morts et qui semble d’ailleurs douter de la valeur du jugement terrestre des vivants entre eux. La notion d’un jugement des morts est donc bel et bien présente, il faut le reconnaître, mais sans doute faut-il l’interpréter dans la perspective plus large de la tradition sapientiale égyptienne pour qui l’idée de rétribution et habituellement de rétribution terrestre est une pièce centrale de la réflexion morale.
Une nouvelle étape dans l’évolution de l’eschatologie est marquée par les Textes des Sarcophages, essentiellement au Moyen Empire. On y parle bien d’un jugement du mort, mais le noyau du processus consiste dans l’identification du défunt à Osiris et dans un verdict qui le justifie ou le glorifie en vertu de cette identification. L’important semble bien que le défunt réussisse à entrer dans le cycle des rites mortuaires et à s’identifier sur un mode foncièrement magique à Osiris pour pouvoir profiter, si l’on peut dire, du statut mythique d’Osiris, premier glorifié du monde d’en bas.
Ces Textes des Sarcophages aboutiront, au Nouvel Empire, au Livre des Morts et à un certain nombre de textes apparentés qui proposent la synthèse d’une tradition déjà bien enracinée et qui ne doit plus évoluer de façon substantielle. Le procédé du jugement posthume s’est démocratisé progressivement mais il ne varie plus guère.
Si l’on espère apprécier à sa juste valeur cette procédure de jugement posthume, il convient d’abord d’en restituer le cadre matériel, à tout le moins dans ses grandes lignes. Au premier chef, ce cadre comporte une dimension technique qui ne se laisse pas oublier. Comme on le sait, dans le monisme égyptien, la mort est un drame parce qu’elle entraîne une dissociation du corps et des éléments spirituels de l’individu, et ce drame ne peut être surmonté que par la réunification du corps et de l’âme et plus particulièrement par la préservation du corps. Sans entrer dans des détails qui ne nous concernent guère, il n’est pas exagéré d’affirmer que les rites funéraires s’adressent autant au corps qu’à l’âme et que ces rites sont accompagnés d’un énorme travail technique sur la dépouille mortuaire. En tenant compte de sa condition sociale, on peut normalement s’attendre à un traitement de base du mort comportant les éléments suivants: embaumement et momification, funérailles plus ou moins élaborées, offrandes et libations diverses, formules magiques sans fin à toutes les phases du processus, construction de sarcophage, de tombeau, de statue, accompagnement du mort par un matériel funéraire souvent abondant, etc.
Un des aspects les plus significatifs des rites funéraires, c’est l’importance attachée à l’habitat et au mobilier du mort. Par une opération magique tout à fait caractéristique, il s’agit ici d’assurer au mort une continuation paisible de sa vie antérieure dans cette vie postérieure qu’est la mort. Ainsi est-il constamment représenté comme étant dans une forme parfaite, vaquant à ses occupations préférées selon son bon plaisir; à cela s’ajoute évidemment l’importance variable des offrandes alimentaires, des objets personnels de toutes sortes et de tout ce qui peut contribuer à reconstituer sa vie de naguère; dans bon nombre de cas, on trouvera encore des figurines masculines (habituellement des serviteurs) et féminines (pour éviter que la rigidité cadavérique ne s’éternise…), mais aussi parfois divers animaux de compagnie momifiés et, très couramment, les restes et viscères du défunt dans des vases conçus à cette fin.
Par ailleurs, toute cette représentation que l’on offre du mort au mort lui-même n’empêche pas qu’en réalité le cadavre jouisse d’un repos total et d’une protection à toute épreuve, selon sa condition sociale bien entendu. La tombe est un habitat essentiel pour le défunt mais son environnement immédiat et bien concret, c’est le sarcophage; or ce sarcophage est bien souvent double et bourré d’inscriptions et de dessins, le plus petit sarcophage comportant parfois un masque mortuaire et la momie étant presque toujours protégée par un linceul et des bandelettes. Je passe outre les procédés de momification, mais il faut savoir que c’est la partie la plus longue et complexe du processus et celle qui offre les meilleures garanties pour une survie posthume. Tout cet ensemble de techniques et de rituels n’est pas plus risible que bien des «démonstrations» funéraires modernes, mais il reste qu’il s’agit là pour l’essentiel d’un processus magique auquel on a pu adjoindre avec le temps un savoir-faire technique d’assez grande envergure.
Qu’en est-il maintenant des soins mortuaires qui concernent l’âme ou pour mieux dire l’ensemble du défunt? La momification et la mise en sarcophage étant effectuées, les offrandes et purifications étant assurées et le tombeau préparé, tout est en place pour des cérémonies qui s’adressent davantage à l’âme et qui ont pour but d’assurer la survie posthume de la personne tout entière. Le meilleur compte rendu d’ensemble de ces rituels se trouve dans le célèbre Livre des Morts (Nouvel Empire) qui constitue l’aboutissement de la réflexion égyptienne sur la mort et qui provient dans ses grandes lignes des Textes des Sarcophages (Moyen Empire) et des Textes des Pyramides *(Ancien Empire). À ce Livre des Morts, on peut adjoindre bien d’autres textes parfois plus sophistiqués mais l’impression générale ne varie pas. Ce livre est constitué d’une longue série de «Formules» (le terme consacré est «Spells») dont le caractère magique ne laisse aucun doute.
Il y a d’abord un ensemble de rituels qui ont pour fonction de reconstituer la personne du défunt. Le plus important est le rituel de l’ouverture de la bouche grâce auquel on redonne au défunt le souffle de vie et la possibilité de mener à nouveau une vie posthume semblable à sa vie terrestre. Le mort retrouvera ainsi peu à peu ses énergies vitales, son pouvoir magique, son nom et enfin son cœur, qui figure ni plus ni moins sa conscience. C’est cet ensemble de rituels qui rendront ensuite possible sa divinisation et qui lui donneront la force de franchir avec succès les diverses épreuves qui l’attendent.
L’autre ensemble de rituels concernent cette fois la confession du mort. Le défunt est conduit devant Osiris pour l’épreuve du jugement final. C’est ici que doit se jouer la justification ou la condamnation définitives du mort, son élection ou sa mort finales. Toute la question est pour nous de savoir si cette cérémonie peut être considérée comme une véritable confession des péchés (comportant un examen de conscience de type moral) et un véritable jugement final (comportant une évaluation des mérites du défunt).
Disons d’abord que plusieurs textes donnent l’impression qu’il doit y avoir eu un jugement terrestre avant ce jugement final. Ce jugement antérieur est évoqué à plusieurs reprises dans le Livre des Morts (chapitre 1er et chapitre 64, par exemple) et il s’avère en parfaite cohérence avec l’idée, évoquée dans les textes d’Enseignements , que la rétribution terrestre est d’une importance fondamentale pour les Égyptiens.
En second lieu, on trouve dans le Livre des Morts des formules qui donnent à entendre que le défunt a de puissants recours contre ses ennemis et qu’il ne se contente pas de subir le jugement final de façon passive. Le mort se cherche des défenseurs auprès des juges, il peut ensorceler des témoins, il se livre à toutes sortes d’incantations, etc. Une des manœuvres les plus révélatrices est celle du chapitre 30 où le défunt tente de se prémunir contre son propre cœur. Il s’adresse ainsi à son cœur: «Ne dis pas à mon sujet: “Il a fait cela, en vérité!” à l’égard de ce que j’ai fait; ne le fais pas se produire contre moi devant le grand dieu, maître de l’Occident.» Je ne sais pas s’il convient de parler ici de simple restriction mentale ou carrément de duplicité, mais il est clair que dans ce contexte la confession du mort n’a rien de transparent.
En troisième lieu, on en arrive à la fameuse déclaration d’innocence rapportée au chapitre 125 du Livre des Morts. Ici, le mort évoque, dans une énumération entièrement ritualisée, les divers péchés qu’on pourrait lui reprocher mais chaque fois pour s’en disculper de façon péremptoire et sans autre examen. La litanie est longue et je n’en cite qu’un bref extrait: «Je n’ai pas commis l’iniquité contre les hommes. Je n’ai pas maltraité les gens. Je n’ai pas commis de péchés dans la Place de Vérité. Je n’ai pas cherché à connaître ce qui n’est pas à connaître. Je n’ai pas fait le mal. Etc.» L’expression classique de «confession négative» me semble caractériser assez adéquatement pareille opération où il ne s’agit jamais pour le défunt de confesser ses fautes, de faire pénitence, d’en appeler à la miséricorde des juges ou d’examiner les reproches qu’on pourrait lui faire. La seule déclaration d’innocence se suffit à elle-même, toute-puissante, massive, sans discussion, concession ou repartie. Cette déclaration elle-même se termine par un simple: «Je suis pur» répété quatre fois. Puis, à la fin du texte, on trouve ces mots très suspects: « Celui sur qui ce livre est récité, […] il sera dans la suite d’Osiris. Cela a été véritablement efficace des millions de fois.» Il me semble donc abusif, dans ce contexte, de parler de confession des péchés. On est ici dans le droit fil des autobiographies idéalisantes, mais simplement, la déclaration a été cette fois reportée dans le monde de l’au-delà.
On doit mentionner, en quatrième lieu, le cérémonial de la pesée du cœur qui n’est en somme qu’une forme complémentaire de confession négative. Des images nous renseignent sur cette pesée où l’on met dans la balance, d’un côté, Maât et, de l’autre, le cœur, qui doit être léger comme une plume, c’est-à-dire n’être lesté d’aucune mauvaise action. Si la balance reste en équilibre, notre homme est sauvé. Cette deuxième déclaration d’innocence, outre qu’elle n’est pas exempte de magie, représente un rituel purement symbolique et il est bien difficile d’en déduire autre chose que ce que nous a déjà révélé très explicitement la première.
Un cinquième point mérite d’être mentionné. D’après les reconstructions les plus vraisemblables, le mort qui passe ainsi en jugement est un être déjà identifié à Rê, installé dans la barque solaire et prêt pour le parcours qui le glorifiera, qui en fera un Osiris. Même s’il est très difficile d’établir une séquence claire dans tout ce processus, il semble tout de même que le jugement posthume ne constitue tout au plus qu’une confirmation après coup soit d’un jugement antérieur, soit d’un état dans lequel se trouve déjà le mort (l’état d’être justifié).
Signalons en dernier lieu que divers indices nous laissent croire malgré tout que le mort qui passe en jugement court un véritable risque et que, même une fois disculpé et entré pour de bon dans le monde souterrain, il aura encore à subir diverses épreuves et à trouver son chemin dans le dédale qui conduit au séjour des bienheureux.
Je ne serais pas porté à une sévérité excessive dans mon jugement sur l’ensemble de ces pratiques mortuaires. Peut-être après tout ce vaste cérémonial n’est-il pas fondamentalement différent des versions chrétiennes les plus radicales du jugement des morts où il suffit que le défunt se reconnaisse globalement comme pécheur et qu’il espère le salut de la grâce de son dieu. Dans un cas comme dans l’autre, il y a fort peu de place pour la réflexion morale. S’il existe une différence, je la chercherais plutôt dans les moyens utilisés: alors que la prière et l’humble soumission semblent suffire au chrétien, le recours à la magie sous toutes ses formes domine du côté égyptien, malgré l’importance évidente accordée à la prière.