Lettre de Noël à une amie française sur l'écrivain québécois Mario Pelletier
Lettre de Noël à une amie française, qui a connu le Québec. Sur un écrivain québécois très près de la France, Mario Pelletier.
Chère amie,
Connaissant ton amour du livre aux pages feuilletées et annotées et ton désamour d’internet dont tu as divorcé avant même de l’adopter, je viens de te poster ton cadeau de Noël : Chants de nuit pour un jour à à venir, des poèmes d’un auteur connu de mon pays, Mario Pelletier.[1]
Ces chants sont des poèmes; beaucoup de livres à l’heure actuelle, tu le sais trop bien, usurpent cette appellation, Cet auteur a une œuvre importante et mérite le titre de poète mais aussi celui de philosophe ou d’historien pour la façon très particulière dont il a réuni les divers thèmes de son inspiration sous l’un ou l’autre de ses chapeaux! : de prime abord c’est le philosophe qui se livre à une critique exacerbée de notre incivilisation créée par la websphère goulag des esprits captifs : :
« (…) dans ce siècle goulag
perdues les ailes de l’enfance
et la boussole de l’histoire
en nous crient des poètes aveugles
enfermés dans des odyssées autistes
cernés par des vautours d’insignifiance
et plus un centimètre d’espace pour
la pensée qui tourne sur elle-même
dans un cachot qui s’épaissit
sous la masse de plomb de la non-pensance »
Je ne doute pas chère amie que tu partageras cette extrême dénonciation de notre époque et que tu te sentiras moins seule, toi qui vis maintenant en solitaire dans ta campagne, depuis que tu as quitté ton enseignement dans un lycée de la région parisienne. L’auteur a décrit la ruée dont tu fus trop souvent victime quand tu rentrais chez toi dans une banlieue située à plusieurs kms de ton lycée. Cette ruée…
«… sur des autoroutes frénétiques
le cerveau guidé par satellite
l’âme perdue sans guide ni étoile
(…) on fonce dans la fureur motorisée (…)
Plus d’autre horizon
que chaos d’images et de sons
(…) le chiendent d’incivilisation gagne du terrain
gruge du pays étouffe la culture séculaire …
Dans les écoles de ton pays, comme dans le nôtre, l’incivilisation détruit la culture séculaire. Tous les doigts des écoliers rebaptisés étudiants sont sollicités pour taper sur des claviers, malheur à qui n’entre pas dans la course. Fini le manuscrit, la lente découverte des lettres à orthographier lisiblement sous peine de perdre des points dans la dictée. Et finie l’écriture personnelle, identitaire, permettant de reconnaître joyeusement l’expéditeur d’une lettre. Le facteur, ou parfois son robot, ne nous apporte que des comptes ou des avis gouvernementaux. Et bientôt la poste ne servira plus qu’à faire le relais des achats par le web et leur retour à l’expéditeur quand ils nous déçoivent ou ne nous conviennent pas. C’est ce qui reste de liberté aux cerveaux des consommateurs guidés par satellite!
Trouves-tu que l’auteur exagère ? Je t’ai entendue faire des critiques impubliables sur ce sujet…
Tu accrois le nombre maintenant des syndiqués privilégiés; tu es devenue une retraitée. Mais ta retraite est amputée puisque tu t’es retirée prématurément de l’enseignement. Une retraite est un retrait. Une coupure intolérable d’avec leur vie de travail pour certains, et une merveille pour d’autres, dont toi-même, pour qui c‘est la liberté enfin retrouvée. C’est aussi la reconnaissance inéluctable du début de la vieillesse. À ce mot qui nous fige dans le temp, je préfère celui de vieillissement. C’est alors notre passé, tout ce que nous avons vécu depuis l’âge de raison ou de la déraison qui remonte vers nous de toute sorte de façons, un mélange de souvenirs étonnants de gens et de lieux oubliés, de regrets éclatant soudainement dans une claire ou sombre réalité.
Comment ne pas nous retrouver dans ce regard jeté par Pelletier sur notre siècle ?
Nous les humains du vingt-et-unième siècle
qui avançons de plus en plus enténébrés
dans un vide sidéral d’esprit
la chaîne invisible de l’esclavage
accrochée à l’ouïe et à l’œil
sous un déluge de pacotilles clinquantes
et sans arche de Noé
pour nous garder de sombrer
dans le cyber-cerveau fou du monde
nous pauvres humains du vingt-et-unième siècle
quand nous n’aurons plus que la mer acide à boire
et des îles de plastique comme seules bouées
serons-nous les derniers de l’espèce.»
D’autres poèmes sont inspirés par notre histoire. Pelletier est aussi dans d’autres livres un analyste de notre passé. Dans certains poèmes, est évoqué ce que tu as ressenti lors de ton séjour dans notre campagne estrienne : ton émerveillement devant toutes ces routes de terre traversant forêts et champs cultivés depuis des siècles. Tu te perdais dans les bois, revivant tout le dur travail des bûcherons. Je te mets l’eau à la bouche mais aussi les larmes aux yeux dans cette entrevue de l’auteur avec un ancien bûcheur de la race de ceux qui l’ont précédé et ont permis à un pays d’advenir, le nôtre. Voici un passage de Alors quelqu’un disait :
« (…)
c’est au temps d’une longue désespérance
que j’ai couché là ma vie
et c’était si poignant qu’on en pleurait
au bord des lacs des grands bois sauvages
où les appels des huards déchiraient les solitudes
et cela fendait le cœur jusqu’à la moelle des os. »
Surgit ensuite la désespérance de l’historien à la recherche du pays perdu :
Au bout des chemins
« sous les violacés de deuils
je n’arrive plus à toi pays perdu
je souffre mille pertes
j’avance désâmé
vers la fin de nous »
« (…) la cognée tombée des mains des ancêtres
les descendants ne l’ont pas ramassée
l’ont laissée rouiller quelque part
entre démission et trahison » (…)
Et en lisant ces mots douloureux, j’ai beaucoup pensé à ta compassion pour ce pays perdu (tu étais en vacances avec nous en novembre 1980) Nous revivions cette année le quarantième anniversaire de l’effondrement de nos espoirs.
Je te quitte sur un poème sur l’incendie de Notre-Dame de Paris survenu en 2019. Pelletier a beaucoup vécu et voyagé en France. Cet incendie si bouleversant m’est apparu comme un terrible symbole des innombrables petits incendies, au propre et au figuré, de tant d’églises du Québec. Une autre « fin de nous » ? Désespérer du passé ou en renaître ? Les Français ont opté pour la renaissance d’un lieu de culte qu’ils désirent indestructible.
Notre-Dame en feu
« Le dernier lundi saint de la décennie
un feu d’enfer sur Notre-Dame s’est déchaîné
ravageant de Paris le cœur sacré
brûlant neuf siècles de France
la grande flèche de la cathédrale
sous l’assaut des flammes s’est inclinée
tombant avec la nuit sur la Cité
sinistre office des ténèbres
que crépitait l’immense brasier
la grandiose cathédrale gothique
vaisseau amiral des siècles de Foi
maintenant éventrée défoncée
nef à ciel ouvert
plaie vive d’une France réoccupée
quel diable d’inattention
ou de malintention
a jeté la puissante étincelle ?
la cathédrale de Louis VII et de saint Louis
tant de fois esquintée et menacée
par la Révolution la Commune les nazis
cette fois n’a pas échappé à la dévastation
et peut-être ne se relèvera plus
c’était à quelques jours de la crucifixion
en l’an de disgrâce deux mil dix-neuf. »
Je te quitte sans te quitter tu le sais. Tu peux conclure de mon silence sur notre vie qu’elle nous est bénéfique en dépit de tout. Ne faut-il pas passer à travers ce qui se passe et qui passe?
Une bien chaleureuse accolade de nous deux,
Hélène
[1] Dossier Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mario_Pelletier. Une recherche sur Mario Pelletier dans agora.qc.ca vous fera découvrir les articles qu’il y a signés et ceux dont ses œuvres antérieures ont l objet.