Pater Walter
Tous ses livres en portent la trace. On sait que chacun est le fruit d’un long, d’un savant mûrissement. Jamais rien de hâtif, d’improvisé chez lui. Pendant des années, il laisse se former dans son esprit cette œuvre où il veut s’exprimer – où il s’exprimera parfois lui-même, nous le verrons plus loin, au point de substituer presque insensiblement sa personnalité à celle qu’il prétend étudier. Au fond, dans cette étude, il n’est vraiment guidé que par son intuition et son amour. J’entends bien qu’il était un érudit et de la meilleure sorte, mais rien de son travail ne laisse entrevoir l’érudit. Ce n’est point un labeur à l’allemande, avec notes, discussions et références. Quand il dit des figures de Botticelli: « Ce sont plutôt des hommes et des femmes de condition mêlée et incertaine, toujours attirants, revêtus parfois par la passion d’un caractère de beauté et d’énergie, mais attristés sans cesse par l’ombre que projettent sur eux les grandes choses auxquelles ils se refusent », rien, que sa propre chaleur de cœur, ne lui donnera cette clairvoyance.
Et il ajoute lumineusement : « Toute sa morale n’est que sympathie. Et c’est cette sympathie qui, remplissant son œuvre de plus de vérité humaine qu’on n’en peut trouver ailleurs, fait de lui, tout visionnaire qu’il est, un réaliste si puissant. » On pourrait presque en dire autant de Pater.
Roger-Cernaz nous dépeint Walter Pater dans « son étroit appartement du collège de Brasenose, qui ressemblait à la cellule d’un moine raffiné. Les murs en étaient peints d’un jaune délicat, les portes, de noir. Autour de la cheminée, s’enroulaient les rinceaux dorés d’une ornementation de goût ancien. Aucun luxe, aucune richesse; seulement il y avait toujours sur la table un bol plein de feuilles roses. » Stuart Merrill qui, lui, l’avait personnellement connu, me l’a dépeint, un jour, comme un homme maladivement délicat, plein de réserve et de réticences. « Tout en lui, me disait-il, semblait conseiller l’oubli. » Et à cause de l’atmosphère qu’il créait, il le comparait un peu à notre Mallarmé.
Walter Pater a écrit un certain nombre d’essais, sur Wordsworth et Charles Lamb, d’abord, puis des Études grecques, plus tard les Portraits imaginaires, Prosper Mérimée, Platon et le platonisme, Quelques grands églises de France, un Pascal, enfin, inachevé. Ajoutons un essai romanesque, Gaston de Latour, qu’il n’a jamais fini et qui se passe en France au temps des guerres de religion, et son admirable Marius l’Épicurien, qui est moins un roman historique au sens pittoresque que nous donnons à ce terme, que l’étude de certaines manières de sentir la vie et les idées, pendant une période particulièrement complexe de l’histoire du monde. Pour beaucoup des lecteurs de Pater, Marius l’Épicurien est son chef-d’œuvre, mais c’est peut-être bien aussi cette Renaissance dont nous avons à parler aujourd’hui.
Elle contient, en effet, deux des plus beaux portraits de Léonard de Vinci et de Michel-Ange qu’il soit possible d’imaginer, et, chose plus touchante pour nous, d’adorables pages sur de vieilles histoires françaises (Amis et Amile et Aucassin et Nicolette), et sur Joachim du Bellay. Et l’on peut essayer de démêler dans cette œuvre ce qui caractérise le style critique de Walter Pater.
Quand Taine veut nous montrer quelqu’un, il accumule les détails pittoresques, énumère les particularités physiques, il dépeint l’époque, fouille les mémoires, esquisse à grandes hachures une biographie, donne ses références, fait des citations; nous avons, au bout du compte, quand il n’est pas parti d’un point de vue faux (car il est logicien, avant tout), un portrait vivant, riche en couleurs, d’un beau relief, qui fait quelquefois penser, par sa minutie et par sa vigueur, à une figure en pied, exécutées par un vieux maître hollandais. Avec Walter Pater, il en va tout autrement; Pater n’entre jamais directement dans son sujet, il procède sans composition visible, il tourne autour de la personne à délimiter, il la tâte avec des antennes délicates, l’approche, puis la cerne de plus en plus, et ce sont alors des indications si justes, si nettes (sans paraître précises), un choix si sûr, si artistique de traits subtils, de réflexions profondes, que le visage, comme par miracle, se reforme sous nos yeux, non point matériel, non point physique, mais pour ainsi dire, intellectuel, spiritualisé, reconstitué dans ses éléments essentiels. Un tel art, la grâce presque inanalysable d’une telle critique il faut lire La Renaissance pour en goûter l’ensorcellement.
Ou il faut lire dans les Portraits imaginaires le portrait de Watteau sous le titre de Un Prince des peintres de cour. Un Prince des peintres de cour n’est pas une critique et n’est pas un roman; c’est un journal, tenu par une cousine supposée de Watteau, et cette cousine est sans doute amoureuse de lui, mais cette cousine est une fille de Walter Pater, elle n’avouera pas son secret. Et, à travers ce pâle journal, on voit se dessiner, peu à peu, la figure de l’auteur de L’Embarquement pour Cythère; elle ne s’affirme jamais : un fantôme passe et disparaît; pas de descriptions brillantes (et faciles) de la peinture de Watteau, pas d’inutile couleur locale; deux ou trois traits, mais si justes que tout Watteau y est résumé. Et soudain, voici la dernière phrase magnifique et mystérieuse, si perspicace, dans sa simplicité déchirante : « Il a été un malade toute sa vie. Il a toujours cherché dans le monde quelque chose qui n’y était pas dans une mesure satisfaisante – ou qui n’y était pas du tout. »
Je connais peu d’œuvres d’art plus parfaites que ce portrait, et je n’en sais guère qui, avec des procédés aussi unis, parviennent mieux à donner l’illusion de la vérité.
Il en est de même tout le long de La Renaissance; et c’est le secret même de ce livre exquis. Personne n’a moins d’idées toutes faites que Walter Pater. Il se place en face d’un phénomène, comme si nul ne l’avait encore regardé. Il s’en imprègne tout naturellement et finit par l’expliquer, non point comme s’il s’agissait d’une chose excentrique, mais au contraire, d’ordre intime. Il voit très bien que la Renaissance commence dès le XIIe siècle, et il s’aperçoit avec autant de lucidité que, de toutes les époques qui ont marqué dans l’histoire de l’humanité (la Réforme et la Révolution, par exemple), la Renaissance a été la seule qui ait pu créer un progrès sans susciter d’affreux conflits. « Dans les régions enchantées de la Renaissance, écrit-il, il n’est pas nécessaire d’être toujours sur ses gardes. Il n’y a pas deux partis bien définis, il n’y a pas d’exclusions absolues. Tout s’y ressent de cette unité de culture qui réconcilie les belles choses entre elles, pour l’embellissement de nos esprits. Plus un homme a été représentatif de la Renaissance, plus aussi cette condition s’est trouvée remplie en lui. »
Walter Pater était un disciple de Ruskin. Il dut à ce maître d’aimer la beauté des formes, mais il y avait en Ruskin une sorte d’apôtre protestant; le souci de la vie morale et celui de l’utilité finirent par l’emporter chez lui sur tout autre but. Et Walter Pater, à son tour, eut un disciple, qui fut Oscar Wilde et qui voulut importer dans le domaine de la réalité cette exclusive passion des choses plastiques. On sait combien il eut plus tard à s’en repentir. Seul, Walter Pater demeura fidèle à son rêve, ignorant qu’il y eût une société, ignorant que la beauté pût devenir une tentation extérieure. Il demeure un type exceptionnel dans la littérature anglaise, un artiste pur, au sens où les Français et les Italiens entendent ce mot. Tout ce qu’il a écrit est d’une adorable délicatesse et d’une extrême subtilité, mais d’une vitalité faible. Ses sens sont trop aiguisés, ils ressentent la vie sans vigueur, et lui-même, dans son interprétation d’autrui, se laisse envahir par sa propre personnalité. Le fonds de son être était cette réserve avec laquelle il perçoit le monde, il lui fallait sans cesse interposer un miroir entre son esprit et les apparences, et cette réserve était telle qu’il finissait par la voir partout. Il la voit même chez Michel-Ange, chez qui ce n’était certes pas le trait dominant. « Chez Michel-Ange, écrit-il, il y a toute la maturité d’un homme fait qui touche aux choses sérieuses avec précaution et désintéressement… » Cette précaution et ce désintéressement, voilà qui peint bien notre Walter Pater, mais non point l’homme de la Sixtine!
Ce manque de vitalité fausse quelquefois le jugement de ce grand esprit critique. Malgré sa clairvoyance, il se laisse troubler. Il voit de la caducité, de la faiblesse là où on les trouverait le moins. Il dira de Ronsard et de ses disciples: « Cette école a le charme d’une chose sans grande vigueur, ni puissante originalité, mais tout empreinte de la grâce que donnent une longue étude, des raffinements toujours renouvelés, la reprise constante des mêmes pas, l’usure patiente des mêmes angles; c’est cette fadeur exquise, cette délicatesse, cette caducité de ceux qui ne peuvent plus rien supporter de trop fort et de trop véhément. Ses mérites sont ceux de la vieillesse, la grâce, la perfection, l’achèvement dans la minutie des détails. » Cela est-il exact? Il me semble que cette définition s’appliquerait assez bien à notre poésie verlainienne ou à celle qui a suivi un chemin parallèle de l’autre côté de la Manche, à Arthur Symons, à Ernest Dowson. Mais voit-on cette décadence dans notre poésie du XVIe siècle, si drue, si vigoureuse, malgré son maniérisme plus apparent que réel, et d’une fraîcheur telle que les siècles n’ont rien pu lui enlever de son émail? Cette critique s’applique-t-elle à tel ou tel sonnet de Ronsard:
- À vous de ce lierre appartient la couronne;
Je voudrais, comme il fait, et de nuict et de jour,
Me plier contre vous, et languissant d’amour,
D’un nœud ferme enlacer votre belle colonne!
Au fond de Walter Pater, comme chez tous les grands critiques, il y avait un poète caché, un poète mort. Un critique, c’est peut-être un lyrique renversé. Ce lyrisme se retrouve dans Walter Pater au moment où, sollicitant les secrets du génie, il en vient à voir le reflet de son propre esprit apparaître à la place de ceux qu’il interroge!»
source: Edmond Jaloux, compte rendu d’une traduction de La Renaissance de M. Roger-Cornaz, «Lettres étrangères», Revue de Paris, année 26, tome 4, 1er août 1919, p. 541-546.