Sourd
«Qui ne peut entendre par suite de quelque vice ou obstruction de l’organe de l’ouie.» Nous nous satisfaisons pour plupart de cette définition de Littré,qui limite la surdité à un phénomène physiologique. Elle est pour nous une simple déficience, alors qu’elle est aussi vécue par la majorité des sourds comme un handicap, c’est-à-dire comme un malaise social produit par l’attitude des entendants normaux.
Nous résumons ici la thèse de doctorat que Mme Marguerite Blais a consacrée à cette question. Cette thèse s'intitule La culture sourde.1 Les sourds seraient-ils donc assimilables à un groupe ethnique?
Dans Le pays des aveugles, H.G. Wells raconte l'aventure d'un explorateur du nom de Nunez qui, égaré dans une vallée andine, trouve le salut auprès d'une communauté constituée exclusivement d'aveugles, tous descendants de quelques couples ayant réussi à prendre racine en ce lieu en dépit de leur cécité. Notre explorateur doit s'initier à une langue dont tous les mots rattachés au sens de la vue sont remplacés par des mots rattachés au sens de l'ouie, du toucher ou de l'odorat. Il doit apprendre aussi qu'un toucher vaut mille regards.
Ce voyant ne devient toutefois pas roi au pays des aveugles. Pour avoir le droit d'épouser la jeune fille dont il est tombé amoureux, il lui faut épouser d'abord la culture de la communauté entière, y compris la culture médicale. Les habitants du pays ont les paupières lisses et fermés. Les yeux de Nunez sont pour eux des protubérances anormales qui expliquent ses hallucinations. Pour épouser la belle Medina-Sarote (belle à ses yeux, car selon les critères du lieu, elle était dénuée de toute grâce), il devra subir une ablation de ses protubérances oculaires. Medina-Sarote lui arrachera la promesse de ce supplice, mais le moment du sacrifice venu, à la vue du paysage andin, il reprendra sa liberté
Imaginons des sourds à la place des aveugles. C'est à une culture de ce genre que bien des sourds rêvent désormais d'appartenir. Ce phénomène s'explique en partie par l'histoire. Les personnes handicapées ont généralement le choix entre deux voies opposées: tout mettre en oeuvre pour s'intégrer à la société des gens normaux, des entendants dans le cas des sourds, ou vivre avec leurs semblables, dans leur langue et selon leurs normes. Dans leur langue? Le mot a un sens bien déterminé pour les sourds depuis qu'un savant, William Stokoe, a démontré que leur système de signes est bien une langue au sens que Saussure donne à ce mot.
Le recours aux signes comme moyen d'expression est la pierre d'assise de la culture sourde. Ceux qui préfèrent s'identifier à la grande société auront plutôt recours à l'oralisme, «l'approche qui vise le développement et le maintien de la communication orale en utilisant l'audition résiduelle et l'amplification, la lecture labiale, les gestes naturels et le langage parlé complété.»
Ces deux approches, les signes et l'oralisme ont une histoire semblable à celle de deux partis politiques rivaux. L'oralisme est le parti de droite. Seuls les riches pouvaient recourir à cette méthode.
«Quant à la méthode d'enseignement par les signes, elle s'adresse aux laissés-pour-compte. Il s'agit donc davantage, comme nous le disions précédemment, d'une opposition entre deux classes sociales que d'un choix entre deux types d'enseignement. Le chef de file de l'enseignement des signes, l'abbé Charles Michel de L'Épée (1712-1789), sans être opposé au langage oral, trouve plus important de donner aux sourds un moyen de communication et d'apprentissage rapide. Son projet d'éducation s'étend à tous les sourds, indépendamment de leur origine sociale. De plus, il ne supporte pas l'idée que des âmes meurent dans le péché et, pour leur salut, il va s'efforcer d'éduquer les sourds pauvres. Il désire sortir les sourds de l'exclusion et les tirer de la condition quasi bestiale dans laquelle on les laisse croupir. Il ne perçoit pas les sourds comme des êtres inférieurs, même si, à l'époque, ces derniers sont généralement placés dans des asiles ou abandonnés à leur triste sort. En outre, de L'Épée ne met pas en doute l'intelligence des personnes sourdes, et l'ambiguïté qui prévaut autour de la surdité ne se pose même pas pour lui. Lorsque les élèves quittent son institution, ils sont de bons ouvriers et possèdent, grâce à son enseignement, un statut social supérieur à la moyenne des Français de l'époque. Ajoutons que de L'Épée a exposé et divulgué cette méthode d'enseignement facilement accessible, ce qui favorisa le recrutement d'élèves, notamment ceux qui ne pouvaient s'offrir un précepteur. Il a regroupé les sourds afin qu'ils développent une véritable langue gestuelle qui évoluerait en fonction des besoins liés à la communication interpersonnelle'. Pendant ce temps, les techniques d'enseignement par la méthode orale de Jacob Rodrigues Pereire (1715-1780), son contemporain, qui s'intéressait également à l'éducation des sourds, étaient gardées secrètes et ses élèves étaient peu nombreux. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, entre 1755 et 1789, 21 écoles ayant pour précepte la démarche de de L'Épée s'ouvriront en France et ailleurs en Europe. »2
Les oralistes devaient cependant conserver encore longtemps leur position dominante, laquelle fut confirmée par un congrès sur l'éducation des sourds tenu à Milan en 1880. Cent ans plus tard, les étudiants de l'Université Gallaudet obtientront, suite à une longue protestation, que le président de leur université soit un sourd. L'année suivante, «6 000 personnes de tous les coins de la planète convergent vers l'université Gallaudet afin de célébrer le premier Deaf Way, une véritable fête de la culture sourde. Au cours de ce festival culturel jumelé à des conférences, le psychologue, linguiste et historien entendant Harlan Lane rapporte les termes de certains leaders Sourds: « Il y en a pour dire que nous ne pouvons pas célébrer la surdité, que nous ne pouvons que la regretter. Laissez-les venir et qu'ils apprennent. Il y a des gens qui ne mesurent la surdité qu'en termes de gain ou de perte. Ici, ils découvriront l'art, une culture, une communication et non pas des audiogrammes; un langage et non pas une laryngologie. Laissez-les venir et qu'ils apprennent. Il y a ceux qui disent que le monde est entendant, laissez-les venir ici et qu'ils observent ce qu'est également le monde Sourd". » 3 |
Étiquetage social et surdité
«Il existe bel et bien une culture sourde et une langue qui lui est propre, ainsi que des institutions et des moyens d'expression culturelle, mais cela ne garantit en rien l'intégration sociale aux adhérents à cette culture menacée de marginalisation, voire d'exclusion. S'appuyant sur la théorie de l'étiquetage, les travaux de James Roots et de Harlan Lane sur la catégorisation sociale interne et externe des sourds mettent en évidence leurs difficultés d'insertion sociale.
D'après James Roots,5 on peut classer les sourds en quatre catégories distinctes . En premier lieu, expliquons que le mot « sourd » écrit avec une minuscule initiale désigne les individus dont le sens auditif n'est pas fonctionnel et fait référence à l'aspect physiologique de la surdité.
Première catégorie:
Le mot « Sourd » écrit avec la majuscule initiale sert, quant à lui, d'identification sociologique et fait référence aux individus sourds qui sont reconnus et acceptés en tant que membres de la communauté et de la culture sourdes. Les signes constituent la langue de base de cette culture.
Deuxième catégorie:
Se retrouvent dans la seconde catégorie les oralistes, c'est-à-dire les sourds qui développent et maintiennent la communication orale en utilisant l'audition résiduelle et l'amplification, la lecture labiale, les gestes naturels, le langage parlé complété, etc., donc ceux qui se conforment aux normes de la société dominante entendante. L'oralisme est considéré par les Sourds comme une approche fondée sur la pathologie, une extension de la médicalisation de la surdité. Les oralistes sont donc considérés comme des sourds avec une minuscule initiale en référence à l'étiquette médicale de la surdité"'. Ajoutons que les enfants sourds sont toujours désignés avec le «s» minuscule. Roots assume qu'ils n'ont pas encore été acculturés dans un sens ou dans l'autre. Autre précision, on assume à tort que Sourd et signeur - celui qui s'exprime en langue des signes - sont synonymes. Un entendant, tout comme un sourd d'ailleurs, peut très bien être signeur sans être Sourd. De même, un oraliste adhère assurément aux valeurs de l'oralisme, mais toute personne sourde n'est pas forcément oraliste. Un Sourd peut très bien avoir été éduqué par la méthode orale, utiliser ses compétences vocales pour s'exprimer, mais préférer communiquer par les signes et s'identifier à la culture sourde.
Troisième catégorie:
Le terme « malentendant » désigne les individus qui, après avoir acquis et développé des compétences langagières tout en ayant été acculturés à la société dominante entendante, perdent jusqu'à un certain degré leurs capacités auditives, ou ceux qui entendent assez bien pour développer leur compétence orale. Ils ne sont pas « médicalement » sourds et désirent rester actifs, autant que possible, au sein de la société entendante. Pour d'autres, la perte auditive est légère et ne les empêche pas d'apprendre une langue orale et d'être acculturés à la société dominante entendante. Ils utilisent pour communiquer des appareils auditifs ainsi que la lecture labiale, plutôt que les signes, afin d'utiliser de façon maximale leurs capacités résiduelles166.
Quatrième catégorie:
Les «devenus-sourds », tout comme les malentendants, sont des individus qui ont grandi sans être privés de l'ouïe, ou parfois partiellement, et qui ont intégré les valeurs véhiculées par la société dominante entendante. Ces personnes sont devenues sourdes profondes ou sévères à un moment précis de leur existence. Plus la surdité arrive tardivement, plus ce sera difficile pour la personne atteinte d'acquérir des compétences et des habiletés en langue des signes et de s'intégrer pleinement à la culture sourde. Les devenus-sourds sont également différents des sourds oralistes, en raison de l'acquisition naturelle de la langue orale et d'une parfois longue pratique de leurs compétences auditives et langagières. En même temps, leur surdité sévère ou profonde les laisse à une distance appréciable des malentendants.
165. Stokoe, 1980; Padden et Humphries, 1988; Sacks, 1989; Wilcox, 1989; Lane, 1992.
166. Au Québec, on utilise souvent le terme malentendant au lieu de celui de sourd pour désigner les personnes sourdes. Certains sourds oralistes s'identifient en tant que malentendants.» 4
1- Marguerite Blais, La culture sourde, Presses de L'Université Laval, Québec 2006.
2- Ibid., p. 6.
3-Ibid., p. 14
4-Ibid ,p. 86
5-James Roots, The politics of Visual language: Deafness, Language choice, and Political Socialization, Canada, Carleton University Press, p.13