Proudhon Pierre-Joseph
Biographie de Proudhon (par H. Bourgin, «La Grande Encyclopédie»)
«PROUDHON (Pierre-Joseph), né à Besançon le 15 janvier 1809, mort à Passy le 16 janvier 1865. Ses parents étaient de très humbles gens, de souche paysanne, qui restèrent toujours pauvres; pendant qu'ils peinaient eux-mêmes dans leur modeste brasserie, lui travaillait aux champs, ou gardait les vaches. À l'âge de douze ans, il obtint de la bienfaisance d'un protecteur une bourse d'externe au collège de Besançon: il étudia avec passion et sans méthode: il avait une érudition considérable et une intelligence éveillée sur tout quand il passa, vers dix-neuf ans, de l'école à l'atelier: il entrait, en 1828, dans une grande imprimerie de Besançon, où il devint bientôt correcteur. Là il apprit encore: les ouvrages de théologie et de patrologie, qui passaient le plus souvent sous ses yeux, firent de lui un théologien; il apprit l'hébreu, et, par cette voie, s'aventura dans la grammaire comparée. Sa critique trouvait à chaque instant une occasion de s'exercer; ses idées bouillonnaient déjà; ses ambitions s'élevaient au-dessus de sa condition d'ouvrier; il attendait impatiemment le moment de produire quelque chose; ses amis espéraient beaucoup de lui, et ne le lui cachaient pas. En 1831-32, il fit son tour de France, par Paris, Lyon, Marseille, Toulon; il chôma plus d'une fois, connut le besoin, se sentit supérieur à son état, observa la société de près et sans indulgence, devint républicain. De retour à Besançon, des offres lui furent faites par le journal phalanstérien l'Impartial: il les refusa, pour conserver son indépendance et l'entière disposition de sa pensée. Après un nouveau voyage à Paris et un second tour de France (1833), il quitta, en 1836, la place qu'il occupait depuis huit ans, pour fonder, à Besançon même, avec deux associés, une petite imprimerie: il ne leur apportait d'autres capitaux que son intelligence et ses travaux projetés. Le premier prêt fut un Essai de grammaire générale qu'il ajouta, sans le signer, aux Éléments primitifs des langues, de l'abbé Bergier (1837): essai très ingénieux et très érudit de grammaire comparée de l'hébreu, du grec et du latin, enrichi de digressions sur l'histoire de l'humanité, mais construit avec des hypothèses, et dépourvu de fondement scientifique. C'était une publication très honorable, mais elle ne fut suivie d'aucune autre . l'imprimerie périclita rapidement, et, cette même année 1837, la folie de l'un des associés en causa la fermeture immédiate, suivie d'une lente et difficile liquidation.
Proudhon dut se tourner ailleurs: d'abord il reprit ses études, et bientôt une occasion s'offrit à lui d'en tirer parti en les continuant. La pension instituée à l'Académie de Besançon par la veuve de Suard en mémoire de son mari, et en faveurdu jeune littérateur reconnu par l'Académie comme le plus digne dans le département du Doubs, devint vacante: c'était une rente de 1,500 fr. pendant trois ans; Proudhon posa sa candidature, et, après s'être fait recevoir bachelier, condition indispensable, il fut choisi. En 1838, il alla s'installer à Paris, où, sous la direction de M. Droz, son tuteur, il devait préparer des ouvrages qui fissent honneur à l'Académie; mais ce devoir fut vite oublié. Il n'avait formellement promis à l'Académie qu'une chose, c'est de travailler à l'amélioration matérielle et morale de ceux qu'il appelait ses frères, les ouvriers; l'économie politique, sur laquelle se porta alors toute sa pensée, lui révéla sa tâche. Il chercha dans les bibliothèques et dans les cours publics toutes les parcelles qu'il pouvait recueillir de cette science de l'avenir; et, en même temps qu'il étudiait, il faisait la critique de ses maîtres, orateurs et écrivains, il élaborait les parties et les morceaux de théories nouvelles: dès le début de 1839, il songeait à écrire un gros livre sur la question de la propriété. Il en fut momentanément distrait par deux travaux académiques: dans le premier semestre de 1839, il envoya à l'Académie des inscriptions et belles-lettres un mémoire où il reprenait les idées contenues dans son Essai de grammaire, et, à l'Académie de Besançon, une pièce de concours sur l' Utilité de la célébration du dimanche; il jugeait cette pièce révolutionnaire, parce qu'il y entremêlait de vagues théories égalitaires une paradoxale interprétation de la loi mosaïque; l'Académie n'infirma pas son jugement, mais, tout en déclarant l'auteur audacieux et parfois dangereux, lui accorda une médaille de bronze.
Un pareil succès ne pouvait contenter Proudhon: il se résolut de frapper un grand coup avec son ouvrage sur la propriété, qu'il publia en 1840, sous ce titre: Qu'est-ce que la propriété? ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement. Passant en revue les différentes théories présentées jusqu'alors pour établir le droit de propriété, il les réfutait l'une après l'autre, et concluait que la propriété ne pouvait être fondée ni sur l'occupation ni sur le travail, qu'elle était immorale, injuste, impossible. En dépit de cette thèse violente et saisissante, l'ouvrage n'atteignit pas le grand public, la vente en fut restreinte: et déjà Proudhon, impatient d'attendre le succès, préparait un second volume pour compléter sa thèse, lorsque, enfin le premier attira l'attention du pouvoir, qui faillit poursuivre l'auteur, et de l'Académie de Besançon, qui condamna publiquement son pensionnaire et ne s'apaisa qu'après l'avoir fait comparaître à plusieurs reprises devant elle, et après avoir entendu ses explications. Cependant le second volume était achevé; il parut en 1841 sous la forme d'une Lettre à M. Blanqui, professeur d'économie politique. Il fournissait la confirmation du premier mémoire; Proudhon y insistait sur l'idée que la société a déjà porté plusieurs atteintes sur la propriété, et qu'elle doit continuer son œuvre par la restriction progressive de l'intérêt. Il fallut, cette fois, que Blanqui intervint auprès du ministre de la justice pour empêcher des poursuites; mais le gouvernement prit sa revanche sur une brochure de polémique que Proudhon publia en 1842 pour répondre aux phalanstériens, l'Avertissement aux propriétaires: la brochure fut saisie, et l'auteur cité devant la cour d'assises de Besançon: il présenta lui-même sa défense, dont la dialectique et l'idéologie, volontairement obscures, enlevèrent l'acquittement aux jurés, qui n'avaient pas compris.
Ce procès convainquit Proudon qu'il n'y avait pas de réformes à attendre du gouvernement réactionnaire de Louis-Philippe; il abandonna les questions d'application immédiate pour les questions de philosophie générale, de science économique et de méthode, auxquelles il crut donner une solution complète et définitive dans son livre de la Création de l'ordre dans l'humanité, exposition assez laborieuse et mal faite de l'évolution sociale depuis la religion jusqu'à la science, et de la méthode de groupement «sériel» destinée à remplacer l'ancienne logique syllogistique (1843). Cependant sa librairie de Besançon venait d'être vendue, il quittait une place de secrétaire qu'il avait chez un légiste de Paris; après avoir sollicité en vain une petite fonction administrative à Besançon, il obtint un emploi important dans une grande maison de transports fluviaux à Lyon; il y prit la connaissance du grand commerce, de la grande banque, des grandes entreprises, et il y trouva assez de loisirs pour continuer, en toute liberté d'esprit, ses études d'économie politique. Le résultat de ces études fut la publication, en 1846, après deux années de labeur, du Système des contradictions économiques: il y appliquait la méthode antinomique à l'économie, et s'efforçait de dégager les contradictions qu'en renferment tous les phénomènes: valeur, division du travail, concurrence, crédit, propriété; il se contentait de reporter à un ouvrage ultérieur le système de solutions on de synthèses qu'appelait ce système de contradictions. Mais il ne tarda pas à se rendre compte que des traités comme ceux qu'il avait publiés jusqu'ici, tout en lui valant l'estime des savants et des professeurs, ne faisaient point à ses idées de popularité dans le public: il se décida à fonder un journal et à répandre par livraisons la solution du problème économique qu'il avait formulé. Le premier numéro spécimen du Représentant du peuple parut le 14 octobre 1847, et le second le 15 novembre: mais la Révolution devança tous les projets qui s'y trouvaient indiqués.
Le 24 février 1848 posa toutes les questions: Proudhon se vit forcé d'y répondre plus tôt qu'il n'avait compté. Dans le Représentant du peuple, dans ses deux livraisons de la Solution du problème social (22 et 26 mars), qui ne furent suivies par aucune autre, dans les brochures où il reprit ses articles du Représentant: «Organisation du crédit», «Résumé de la question sociale», il mit en avant des idées très nettes: la solution du problème social est seulement dans l'organisation du crédit mutuel et gratuit; la solution du problème politique est dans la restriction progressive du gouvernement jusqu'à l'établissement de l'anarchie; la démocratie du suffrage universel n'est qu'une fausse image du pays; il faut établir une république sans constitution et sans limitation de la liberté individuelle. Au bout de trois mois, Proudhon avait acquis par le journal et par la brochure une place parmi les chefs du parti socialiste; il fut élu le 4 juin à l'Assemblée nationale pour le département de la Seine. Il forma, presque à lui seul, à l'extrême gauche, un groupe distinct de la Montagne, et fut sans action sur l'Assemblée, qu'il déroutait; sa proposition en faveur d'un impôt d'un tiers sur le revenu fut ignominieusement repoussée et flétrie (séance du 30 juillet); dès lors il se tut. Mais, au dehors de l'Assemblée, son énergie n'était pas brisée; son journal le Peuple (novembre 1848 à juin 1849) reprit avec vaillance l'œuvre du Représentant, également violent contre les bourgeois, les réactionnaires, les démocrates, le prince-président, contre lequel ses attaques répétées finiront par lui valoir trois ans de prison; il se sauva en Belgique, et, comme il repassait par Paris pour se rendre en Suisse, il fut saisi et incarcéré. Cet emprisonnement mit fin à ses projets de crédit mutuel (Banque d'échange, devenue Banque du peuple), mais non à son œuvre politique. De Sainte-Pélagie, où il jouissait, du reste, d'un régime de faveur, il dirigea la Voix du peuple (octobre 1849 à mai 1850), et le Peuple de 1850 (juin à octobre 1850); il publia à un fort tirage les Idées revoluiionnaires (recueil d'articles du Représentant et du Peuple), et les Confessions d'un révolutionnaire (1849), remarquable exposition de sa politique révolutionnaire et anarchique; puis, l'Idée générale de la révolution au XIXe siècle (1851), où sont présentées ensemble et combinées ses théories politiques et économiques; enfin il prépara, pour la publier peu après sa libération (1854), la Révolution, sociale démontrée par le coup d'État, appel à Louis-Bonaparte pour l'achèvement de la Révolution, qui devait être son œuvre.
Ainsi, de politicien et de polémiste, Proudhon était devenu presque exclusivement historien et théoricien. Marié depuis 1849, père de deux petites filles, rudement frappé par les épreuves de la vie politique en France depuis quatre ans, il avait résolu de renoncer à l'action, de se consacrer à des travaux de science et de philosophie, d'élever enfin une œuvre positive à la place des doctrines que sa critique avait jetées par terre depuis plus de dix ans. Un petit opuscule sur la Philosophie du progrès, dont la vente ne fut pas permise en France, indiqua son Programme (1851, publié en 1853); et, presque aussitôt, des projets de travaux, nombreux et divers, dont la plupart n'aboutirent pas, le détournèrent de ce programme pour plusieurs années; il travailla presque à la fois à un cours d'économie politique, à une biographie générale, à une chronologie générale, à un projet d'exposition perpétuelle au Palais de l'Industrie (1855), projet dans lequel il reprenait une partie de ses idées sur l'échange et le crédit; rien de tout cela ne vit le jour; il publia seulement deux ouvrages spéciaux et presque techniques, un Manuel du spéculateur à la Bourse (1853), et un traité sur la Réforme des chemins de fer (1855), en faveur de l'abaissement des tarifs et du contrôle des compagnies par l'État. Alors, il revint à son plan de 1853; à partir de 1856, il travailla sans arrêt à un grand ouvrage où il voulait donner à la révolution sa philosophie et sa morale, qu'il fit tenir dans la justice, en opposant à la révolution l'Église, qui nie et combat la justice. Mais, à peine parue (1858), la Justice dans la Révolution et dans l'Église fut saisie, l'auteur poursuivi devant la cour d'assises de la Seine, et condamné à trois ans de prison et 4.000 fr. d'amende. Après de vaines tentatives pour faire réformer cet arrêt par les tribunaux ou par le gouvernement, Proudhon prit le parti de se retirer à Bruxelles (juillet 1838), où sa famille vint le retrouver au bout de quelques mois. Son énergie, d'abord un peu diminuée par l'exil et par le spectacle de la réaction croissante en France, lui revint bientôt tout entière, et il reprit son activité. Cette même année 1858, il publia dans l'Office de publicité, à Bruxelles, des articles contre la propriété littéraire; l'année suivante, il se mit à préparer une réédition de la Justice, considérablement augmentée, et un gros ouvrage sur la Guerre et la Paix (paru en 1861), où il justifie le droit de la force comme un droit primordial de l'humanité, considère la guerre comme une conséquence des maux économiques et du paupérisme, et en fait prévoir l'élimination dans la société future fondée sur le travail. Un concours dans le canton de Vaud, en 1860, lui offrit une occasion de revenir aux sujets purement économiques, et sa Théorie de l'impôt, qui eut le prix à ce concours (1861), puis ses Majorats littéraires, réédition remaniée de ses articles de l'Office de publicité (1862), précisèrent sa position nouvelle de critique radical en théorie, et de conservateur réformiste dans la pratique. Il commençait un grand traité doctrinal et historique sur la propriété quand, de nouveau, la politique le détourna de l'économie sociale.
Cette fois, ce fut la politique extérieure. La question de l'unité italienne était alors débattue par la diplomatie et par l'opinion de l'Europe entière: Proudhon prit résolument parti contre l'unité, en faveur de la fédération, dans des articles qu'il donna à l'Office de publicité (1862). Un passage de ces articles, mal compris des Belges, le fit passer pour un agent annexionniste au service de Napoléon III; il y eut autour de sa maison un commencement d'émeute, et il se vit forcé de regagner précipitamment la France, où l'amnistie de 1859 n'avait pu le décider à rentrer. De retour à Paris, il développa ses idées fédéralistes, et les exposa complètement dans son traité sur le Principe fédératif (1863), qui le ramenait aux questions de politique intérieure. Il se montra très favorable à la reconstitution d'un parti démocratique solidement uni, mais en même temps il recommanda l'abstention aux élections de 1864, en guise de protestation formelle contre le gouvernement de l'Empire (les Démocrates assermentés; 1863). En 1864, il publia dans le Messager de Paris de Nouvelles observations sur l'unité italienne, et acheva le manuscrit dela Capacité des classes ouvrières, sorte de manuel pratique de la politique fédéraliste et abstentionniste. ll mourut l'année suivante, de maladie de cœur et de congestion.
Il laissait de très nombreux ouvrages inédits, plus ou moins achevés, sur les matières les plus diverses d'économie politique, d'histoire, de morale, de politique, de littérature et d'art; il en a été publié une partie dont les plus remarquables, avec la Capacité politique, sont: Théorie de la propriété (1866), en faveur de la réforme de la propriété par sa généralisation et par l'institution d'un système de garanties; Theorie du mouvement constitutionnel (1870), critique des constitutions françaises depuis 1789, d'où se dégage l'idée de la supériorité d'un État décentralisé; Du principe de l'art (1875), un plaidoyer pour la peinture réaliste et pour l'art social de l'avenir. Proudhon a aussi laissé une correspondance extrêmement précieuse, qui a été recueillie en 14 vol. in-8 (1875).»
H. BOURGIN, article «Proudhon», La Grande Encyclopédie, tome 27e, Paris, Société anonyme, (1895-1910)
Voir également:
La pensée économique et politique de Proudhon
Son influence
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Jugements sur Proudhon
GEORGES SOREL
«Aucun écrivain n'a exprimé, avec plus de force que Proudhon, les principes de cette morale que les temps modernes ont vainement cherché à réaliser : "sentir et affirmer la dignité humaine, dit-il, d'abord dans tout ce qui nous est propre, puis dans la personne du prochain, et cela sans retour d'égoïsme, comme sans considération aucune de divinité ou de communauté : voilà le droit. être prêt en toute circonstance à prendre avec énergie, et au besoin contre soi-même, la défense de cette dignité : voilà la justice." Clémenceau, qui ne pratique sans doute guère cette morale pour son usage personnel, exprimait la même pensée quand il écrivait : "sans la dignité de la personne humaine, sans l'indépendance, la liberté, le droit, la vie n'est qu'un état bestial qui ne vaut pas la peine d'être conservé." ( Aurore, 12 mai 1905.) On a fait à Proudhon un très juste reproche, le même d'ailleurs que celui qu'on a fait à beaucoup de très grands moralistes; on lui a dit que ses maximes étaient admirables, mais qu'elles étaient destinées à demeurer impuissantes. L'expérience nous a, en effet, prouvé malheureusement que les enseignements que les historiens des idées nomment des enseignements très élevés, restent d'ordinaire sans efficacité. Cela avait été évident pour les stoïciens ; cela n'a pas été moins remarquable pour le kantisme ; et il ne semble pas que l'influence pratique de Proudhon ait été bien sensible.» (Réflexions sur la violence, 1908)