Essentiel
Connais-toi toi-même
Passage de L'Alcibiade de Platon où l'oeil est la métaphore choisie pour illustrer la connaissance de soi.
– Laisses moi donc t'expliquer ce que je soupçonne être le sens de l'inscription delphique «connais-toi toi-même». La vue, je crois, nous en fournira l'illustration la plus nette.
– Comment cela?
– Examine avec moi. Si l'inscription s'adressait au regard plutôt qu'à une personne, et qu'elle lui enjoignait de “se regarder lui-même”, comment faudrait-il comprendre la chose? Que le regard doive trouver l'objet capable de lui renvoyer son propre reflet, non?
– Évidemment.
– Et cet objet qui permet de se voir soi-même lorsqu'on tourne le regard vers lui, c'est ...
–Un miroir, Socrate, ou bien quelque chose de semblable.
– Voilà. Mais ne peut-on pas dire que l'œil, qui nous sert à voir, est lui-même une sorte de miroir? En effet, lorsque l'on regarde quelqu'un dans les yeux, notre propre image ne se trouve-t-elle pas reflétée dans sa pupille comme dans un miroir?
– Parfaitement.
– Mais si, au lieu de diriger son regard vers le point d'où émane la vue de celui qui est devant nous, on le dirige sur toute autre partie de son corps ou même sur quelqu'autre objet, on cesse de voir réfléchie son image.
– Tu dis vrai.
– Ainsi, l'œil qui cherche à se voir lui-même doit-il diriger son regard vers l'œil d'un autre, sur ce point exact où réside le siège de la vue, vertu propre à l'œil, c'est à dire sur la pupille.
– C'est cela.
– Eh bien de la même manière l'âme, dont la vertu propre et la nature divine est la réflexion et le savoir, si elle veut se connaître elle-même, ne doit-elle pas diriger son pouvoir de connaissance sur cet endroit même de l'âme de l'autre où se trouve le siège de sa faculté de connaître? [Se connaître soi-même, ce serait dès lors se découvrir dans la source vive de la connaissance chez l'autre].
Traduction de Dominique Collin.
L'oeil chez Racine
Éconduit par les yeux de Bérénice, Antiochus voit clair enfin:
«Que vous dirais-je enfin? Je fuis des yeux distraits
Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais.
Adieu. Je vais le coeur rempli de votre image,
Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage.»
Simone Weil voyait dans ces deux vers de la fin du
Phèdre un parfait condensé de sa philosophie:
«Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté
Rend aux jours qu'ils souillaient toute sa pureté.»
L'oeil chez Victor Hugo
Caïn, qui venait de tuer son frère Abel, avait beau fuir, partout où il se réfugiait, il voyait l'oeil réprobateur de Jehovah. Il décida de vivre sous terre pour échapper à ce supplice.
«L'oeil a-t-il disparu ?" dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit: "Non, il est toujours là."
Alors il dit : "Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien."
On fit donc une fosse, et Caïn dit : "C'est bien !"
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre ;
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre,
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn.»
Victor Hugo,
La légende des siècles
La lumière consolatrice
«Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l’oeil du vieillard on voit de la lumière.»
«Booz endormi», La légende de siècles.
Enjeux
Humiliation du regard?
À force d'être sollicités, artificiellement le plus souvent, nos sens, à commencer par le plus sollicité d'entre eux, l'oeil, ne finissent-ils pas par réagir sans réagir, par devenir indifférents au réel? Quand le lion attaque à la télévision, nous réagissons par des mécanismes physiologiques hérités de nos ancêtres du paléolithique et même de notre passé animal, mais la fuite nous est interdite et notre réaction avorte. «Il est probable, notait
René Dubos (1), que ces réactions maladroites laissent des traces qui, en s'accumulant avec les années, deviennent une menace pour le corps et l'esprit.»
Voici l'opinion d'
Ivan Illich sur le même sujet :
«Nous nous livrons à d'atroces débauches de consommation d'images et de sons afin d'anesthésier notre sens de la réalité perdue. Pour saisir cette humiliation du regard, de l'odorat, du toucher, et pas seulement de l'ouïe, il m'a fallu étudier l'histoire des actes corporels de perception. [...]
S'arracher l'oeil quand il scandalise est un mandat évangélique. C'était un acte qui inspirait toujours l'horreur. Mais il était compréhensible dans un régime du regard sous lequel les yeux émettaient un cône visuel qui, comme un organe lumineux, saisit et embrasse la réalité. Mais de tels yeux animés n'existent plus aujourd'hui que métaphoriquement. Nous ne "voyons" plus en embrassant la réalité au moyen d'un cône de rayons émis par notre pupille. Le régime du regard selon lequel nous percevons aujourd'hui nous fait accomplir l'acte de voir comme une forme d'enregistrement, par analogie avec les cassettes vidéo. Ces yeux qui n'embrassent plus la réalité ne valent guère d'être arrachés.
Ces yeux iconophages ne servent :
- ni à fonder l'espérance sur la lecture biblique;
- ni à apercevoir l'horreur du voile technogène qui me sépare du réel; - ni, enfin, à jouir du seul miroir dans lequel je saurai me retrouver, qui est la pupille de l'autre. [Voir plus bas le passage de l'Alcibiade de Platon ]. (...)»
(Source et suite)