Enjeux
«Selon
Marshall McLuhan,
Joyce est l'un des seuls artistes à avoir découvert que les techniques nouvelles, de transport et de communications, bouleversent notre vie sensorielle et induisent en conséquence des changements sociaux considérables (1). Les médias altèrent directement l'image que nous nous faisons de nous-mêmes et du monde.
(...)
À partir de
Finnegan's Wake, McLuhan tenta de démontrer que les nouveaux médias étaient en train de supplanter la vieille culture livresque qui suppose un espace rationnel et linéaire de représentation. Ils façonnent l'environnement social, sollicitent chez l'homme de nouveaux modes sensoriels, qui laissent plus de place à l'immédiateté de l'image qu'à la signification codée du symbole. Avec la révolution électronique, croyait McLuhan en 1968, «nous redécouvrons une conscience tribale, intégrale, qui se manifeste par un complet changement de vie sensorielle» (p. 24). Ce que permet la civilisation électrique, c'est de donner à l'homme, par les médias qui le gavent d'images et de sons, une seconde nature qui se pose en l'équivalent de son histoire totale. «Du point de vue électronique, son histoire totale se trouve actuellement de façon potentielle dans une sorte de transparence simultanée qui nous transporte dans le monde de ce que Joyce nomme "le temps du néant philanthropique"» (p. 176). McLuhan alla même jusqu'à comparer les médias à un second système nerveux qui couvre l'ensemble de la planète, ses synapses étant reliées par des satellites. L'électricité qui avait traversé la société française en 1830 couvrait en 1968 la planète entière.
Les nouveaux médias apparus depuis 1968, le vidéo, Internet, etc., n'ont fait qu'accentuer la «transparence simultanée» du monde, du savoir et de la mémoire humaine, désormais livrés dans l'intimité de notre salon, désormais devenus universellement disponibles, palpables, consommables, par le simple truchement d'un écran de télévision ou d'ordinateur qu'on allume. (Quoi de plus magique que de faire venir à l'écran le texte d'un grand classique ou les tableaux d'un musée situé à plus de 6000 kilomètres de chez soi!) Mais la transparence du monde fabriquée par les médias qui ont vocation à tout représenter par images, visuelles et sonores, est elle-même diminuée par l'opacité que ces mêmes médias produisent. Déjà, alors que l'ordinateur se présentait comme une grosse machine à calculer, McLuhan sut prévoir les conséquences de la révolution électrique de l'ordinateur sur la culture: «L'ordinateur abolit le passé humain en en faisant uniquement un présent. Il rend normal et nécessaire un dialogue entre la culture aussi intime qu'une conversation privée et qui, cependant, se passe entièrement de mots. En regrettant le déclin de la lecture et de l'écriture et la disparition du livre, les littérateurs ont ignoré de façon typique l'imminence du déclin du verbe lui-même. Le mot individuel, comme source d'information et de sentiment, cède déjà le pas à la gesticulation macroscopique.» (p. 88)
(...)
La transparence simultanée du monde colportée par la presse et la télévision vous fatigue-t-elle? Alors débranchez-vous! Sortez votre existence du grand circuit électrique. Videz votre appartement ou votre maison de vos appareils à transistors et à puces. Solution draconienne, il est vrai: le jeûne médiatique. Se débrancher, est-ce vraiment pratiquer le jeûne? Cela suppose que les médias fournissent une substantifique nourriture dont on se prive en mangeant maigre. Écrire et lire dans la solitude de son salon, ou faire entrer chez soi le grand carrousel d'images et de sons, qui tournoie sans fin et emporte dans sa ronde les regards hypnotisés et hagards que nous lui consentons sans mots dire, foudroyés. L'enjeu n'est alors pas tant de manger ou de vivre maigre, en refusant l'écran total de la société électrisée, que de vouloir vivre avec ses cinq sens, son intelligence et sa mémoire tout entiers, sans faux-fuyants et sans béquille, et sans l'aide du cerveau planétaire qui scintille tout autour de nous, appelant chacun de nos petits cerveaux de chair à se brancher à lui. Oui, comme s'y résignait jadis Chateaubriand, il faudra se résoudre à vivre avec les médias; jadis, c'était le télégraphe et la presse; aujourd'hui, c'est Internet. S'y résoudre, cependant, ne veut pas dire consentir à l'électrification de son existence. Il faudra apprendre à se débrancher, à inscrire le débranchement dans sa vie comme un rite salutaire, par lequel, de temps en temps, notre cerveau redevient le seul maître à bord.»
Notes
(1) Marshall McLuhan et Quentin Fiore,
Guerre et paix dans le village planétaire, Paris, Robert Laffont, 1970, 189 p.
Marc Chevrier,
La foudre médiatique,
Liberté, vol. 41, no 2, avril 1999, p. 29-35