Le postmodernisme en action se nomme transhumanisme
Stéphane Stapinsky
Le texte suivant, extrait d’un document intitulé « Trois jours chez les transhumanistes » produit par l’équipe du site Pièces et main d’œuvre, nous paraît être la meilleure présentation qui soit du contexte plus large des idées dans lequel est né et prospère le transhumanisme. Son grand mérite est d’exposer les liens existant entre celui-ci et le postmodernisme et sa perspective post-structuraliste (et, en particulier, le courant de la French Theory). Pour les auteurs du document, la French Theory est « la pensée dominante de l’époque des technosciences triomphantes, dont elle partage les présupposés théoriques issus du paradigme cybernétique ». À sa lecture, on verra que « les théories de la déconstruction, du gender, du queer, du transhumanisme et de l’antispécisme » sont bel et bien « les idéologies typiques de la postmodernité ».
Pour qu’un courant d’idée aussi peu « naturel » que le transhumanisme puisse se diffuser au sein d’une société, il faut qu’au préalable un travail de déblayage ait été fait, que les esprits aient en quelque sorte été préparés. La cadre théorique postmoderne aura contribué, depuis plusieurs décennies, à ce déblayage et à cette préparation. Il aura créé un contexte favorable à la dissémination des idées transhumanistes.
Parfois, des réalités apparemment très éloignées les unes des autres sont en fait reliées de manière plus souterraine. Serons-nous taxé d’être provocateur si nous osons soutenir que le littéraire ou le philosophe qui aborde un texte, si éthéré soit-il, avec une grille d’analyse « déconstructionniste », ou que le pédagogue ou la militante féministe qui essaie d’imposer à l’école la « théorie du genre », sont en vérité les meilleurs alliés de ceux qui veulent construire l'homme-machine? Car en œuvrant à déconstruire les catégories traditionnelles de l'existence humaine, tous travaillent à l'avènement d’une société transhumaniste, et ce même si leur travail réel n’a aucun rapport direct avec ce transhumanisme. (S.S)
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Dans la dernière partie du XXe siècle et au début du XXIe domine chez les intellectuels, les universitaires et les militants de gauche la pensée de la « déconstruction » : il faut, disent les postmodernes, déconstruire les grands récits et la métaphysique, le langage, l’identité, et avant tout le sujet autonome hérité des Lumières. Née en France et propulsée par son succès sur les campus américains, la « French Theory » envahit le pouvoir politique, médiatique et universitaire aussi bien que les milieux contestataires, associatifs ou « radicaux ». Elle est la pensée dominante de l’époque des technosciences triomphantes, dont elle partage les présupposés théoriques issus du paradigme cybernétique (13). Tout est code, information, message. Le corps, la pensée, le langage, la nature sont purs systèmes informationnels. D’où les analogies (préludes aux hybridations) entre cerveau et ordinateur, programme génétique et programme informatique, corps et machine, évolution et processus de complexification algorithmique. D’où la modélisation mathématique de tout phénomène vivant (de la cellule à « l’écosystème » en passant par les affects et les interactions sociales). Deuxième étape : la numérisation du monde, soit la réduction systématique de toute information au code informatique, qui unifie et rend compatibles le vivant et l’inerte. Tout est dans tout. Tout se vaut. La cybernétique est dans l’ADN du cyborg ; ceci est à peine une métaphore.
Ce réductionnisme opère également dans la philosophie postmoderne, qui nourrit ce mouvement des sciences « dures ». Derrida, Foucault, Deleuze, Guattari parmi d’autres, valorisent l’hybride contre le sujet souverain, théorisent le relativisme (rien n’existe hors du langage, qui est une construction, donc aucune réalité objective n’est possible – même la subjectivité est une illusion), et l’instabilité identitaire (je fais de moi-même ce que je veux).
« Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre CsO (NdA : Corps sans organes), pas assez défait notre moi. (…) Le plan de consistance ignore (…) toute différence entre l’artificiel et le naturel. (…) Il n’y a pas de biosphère, de noosphère, il n’y a partout qu’une seule et même Mécanosphère. » (Deleuze & Guattari) (14)
« Il n’y a pas à s’émouvoir particulièrement de la fin de l’homme : elle n’est que le cas particulier, ou si vous voulez une des formes visibles d’un décès beaucoup plus général. Je n’entends pas par cela la mort de Dieu, mais celle du Sujet, du Sujet majuscule, du sujet comme origine et fondement du Savoir, de la Liberté, du Langage et de l’Histoire. » (Foucault) (15)
Suivent les épigones de la French Theory classés, selon la taxonomie américaine universellement adoptée, en « cultural studies », « postcolonial studies », « Black studies », « gender studies », « gay and lesbian studies », « women studies », « subaltern studies », « disability studies ». Lesquels dégradent la déconstruction en déconstruction du donné, du déjà-là et en « déconstruction de toutes les formes de domination » (que chacun déconstruise le dominant en lui selon ses catégories d’appartenance : couleur de peau, sexe, âge, sexualité, état de validité, nationalité, etc.). D’après le concept foucaldien de « micropolitique », tout est politique : la frontière public/privée est abolie, chacun devient comptable devant les autres de son for intérieur.
Les héritiers de la French Theory poussent à bout la quête de l’hybride – jusqu’au « monstre » – l’effacement du sujet et de toute distinction (homme/femme, nature/artifice, public/privé, etc., ces dichotomies qui, comme le diable (16), sont accusées de désunir). Tout est construit, rien n’est donné de façon naturelle donc, tout doit être déconstruit et réagencé. Il n’y a pas d’humanité, mais un agrégat d’entités éparses, porteuses de « micro-récits » (Lyotard) et libres de se reconstruire selon leur volonté. Le postmodernisme en action se nomme transhumanisme.
Chimères, revue deleuzo-guattarienne : « Dans le débat philosophique des grands auteurs de référence, il est d’ailleurs essentiellement question de craintes et de raidissements dans un monde post-humain où les technologies sont hors de contrôle (…). Il serait nécessaire de plier et déplier ces critiques dans d’autres directions, plus pragmatiques, comme le proposent les travaux de Michel Foucault, de Gilles Deleuze et Félix Guattari (…). Au lieu d’être tout simplement des "ennemies du corps", toutes ces nouvelles formes d’hybridation (…) peuvent nous offrir de nouvelles voies d’accès à un corps non plus « prison » ou « tombeau », mais « plateau », région d’intensité continue, qui ne se laisse pas arrêter par des frontières extérieures (celles de la « nature » ou de l’« organisme ») mais qui procède par modulations, vibrations et variations d’intensité. » (17)
Le deleuzien Dominique Quessada : « L’intériorité et la profondeur, ça n’existe pas (…) Il n’y a pas de différence entre être et chose (…) Il n’y a pas de rupture entre ma peau et l’air qui l’entoure (…) Il n’y a pas de bord qui termine mon corps (ou n’importe quel corps physique) et où commence ce qui ne serait plus moi (…) La prothétique moderne (…) et bientôt les implants d’interfaçage informatique entre le corps et les banques de données – résulte de cette inclusion du réel dans le sujet et du sujet dans le réel (l’utérus artificiel à venir, par exemple, permettra une ectogenèse c’est-à-dire une gestation en-dehors du corps humain, mettant potentiellement hommes et femmes à égalité devant la reproduction). » (18)
Le derrido-deleuzien Jean-Martin Clet : « Difficile du coup de dire "ce qu’est un homme", où passe la frontière avec l’inhumain puisque notre réalité n’est ni biologique ni zoologique, redevable d’aucun programme supposé naturel. (…) Alors, entre le corps vivant et la machine prothétique, la différence s’estompe et des alliances inédites pourront peupler les univers de la chair comme du métal. » (19)
La foucaldienne Judith Butler propose quant à elle « rien de moins que la reconstruction de la réalité, la reconstruction de l’humain. » (20)
Si les postmodernes ont tant déconstruit, ce n’était certes pas pour laisser vide la place des anciennes normes, mais pour la combler de leurs nouveaux codes, d’autant plus performatifs que relayés et démultipliés par les nouvelles technologies. Reconstruire l’humain, dixit Butler. Afin que nul ne parle jamais plus « pour les autres », au nom d’un prétendu point de vue universel (« humain », disaient les anciens), on imposa d’abord le langage situé (en tant que ceci-cela), puis la décomposition en infra-langages adaptés aux particularités de chacun. Pour finir, on abandonna l’idée de partager quoi que ce soit par la langue, qui devint outil de communication à visée utilitaire. Anyway, l’essentiel de l’existence fonctionne via les interfaces machiniques. Plus besoin de dire « je », le matricule d’un cyborg est bien plus explicite. »
Notes
13 cf. L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Céline Lafontaine (Seuil)
14 Mille Plateaux – Capitalisme et schizophrénie (éditions de Minuit)
15 Dits et Ecrits 1 (1969)
16 Du latin « diabolos » : qui désunit.
17 n°75, automne 2011, « Devenir-hybride »
18 L’inséparé, essai sur un monde sans autre, Dominique Quessada (PUF, 2013)
19 Plurivers, essai sur la fin du monde, Jean-Clet Martin (PUF, 2010)
20 Défaire le genre (éditions Amsterdam, 2006)
Source : Pièces et main d'oeuvre, Trois jours chez les transhumanistes, p. 7-8.