Le corps vivant
Pierre Bertrand, philosophe québécois prolifique est l’invité de la Compagnie des philosophes à sa rencontre du dimanche 1er février 2015. Nous profitons de l’occasion pour attirer l’attention de nos lecteurs sur un thème cher à cet auteur : le corps vivant, bien différent du corps machine. Avez-vous déjà observé un animal sauvage dans la nature : il est tout entier vigilance. Chez l’homme, nous dit Pierre Bertrand,« l’attention est le corps vivant à l’état pur.» Ce texte, tiré du Défi de vivre,1 est une réflexion philosophique en écho aux intuitions de Nietzsche et aux découvertes des neurosciences actuelles, lesquels font apparaître la pensée dans son lien intime avec le corps.
«Quand le corps est réduit à un objet, dominé et manipulable par la pensée ou l'esprit, alors même que le corps est apparemment mis en avant, il est en fait nié dans son caractère vivant. En tant qu'objet, le corps est subordonné à la pensée ou à l'esprit, nommément à la science et à la technologie, comme il l'était à l'âme dans la perspective religieuse. Le corps semble aujourd'hui mis en avant dans le body building, le tatouage, la chirurgie esthétique, les manipulations génétiques, etc. Mais c'est le corps-objet qui est ainsi mis en avant, le corps dominé par la pensée.»
1-Montréal, Liber, 2009
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Il y a le pur et simple fait du vieillissement, en dehors de toute faute et de tout mérite. C'est là une simple loi de la nature. Alors même que la pensée cherche un sens défiant le temps, le corps vieillit tranquillement et éprouve des affects ayant davantage à voir avec le sens que toutes les découvertes et inventions de la pensée. Il s'agit en effet, dans les affects du corps vieillissant, d'un sens concret, vivant, précisément affectif, et non d'un sens intellectuel, de l'ordre des connaissances et des croyances. C'est dans le corps que le sens est senti ou vécu, sens qui ne fait qu'un avec un certain état du corps. Alors que la pensée spécule et bavarde, le corps s'impose silencieusement. La pensée tente de prendre ses distances à l'endroit du corps, comme elle tente de le faire depuis le début de l'humanité, se développant au point de se croire appartenir à une autre dimension, céleste, divine ou spirituelle. Elle fait de même à l'endroit du corps vieillissant. Bien qu'elle soit affectée et emportée par lui, elle garde une forme d'autonomie en produisant un sens supposé survivre au corps. Ce sens, elle le trouve dans les religions ou elle le produit dans une oeuvre destinée à traverser le temps. En fait, il n'y a pas d'opposition entre la pensée et le corps. C'est le corps vieillissant qui pense. Comme le disait Spinoza, nous ne savons pas de quoi un corps est capable. Il est capable de beaucoup plus que nous ne pouvons penser. Il est même capable de penser. Le corps se dépasse lui-même, comme ne cesse de le faire la matière ou la nature. Il n'est pas nécessaire d'établir une hiérarchie entre le corps et la pensée, puisqu'ils vont ensemble et ne sont que les deux faces d'une même réalité. C'est le corps vieillissant qui pense par-delà lui-même à partir de ce qu'il éprouve et voit. Nous parlons ici évidemment du corps entier, et non du corps exclusivement physique ou matériel. C'est la tradition qui pose le corps matériel d'un côté et la pensée spirituelle de l'autre, mais c'est précisément cette tradition et cette dualité que nous remettons en question. Le corps pense comme la pensée finit par mourir, l'essentiel étant ce qui se passe entre-temps dans le rapport mystérieux du corps à lui-même, aux autres et au monde. C'est concrètement, dans la mesure où le corps et la pensée sont intimement liés, que l'énergie se concentre et devient créatrice. Dans la mesure au contraire où le corps et la pensée sont en conflit, l'énergie se dissipe et la pensée demeure enfermée dans la tradition, ne pouvant que répéter ce qui a déjà été pensé. La création en effet, comme apparition de nouveauté, exige l'intense participation du corps entier. Ce n'est que le corps entier qui peut avoir l'audace d'affronter l'inconnu. Alors que la pensée séparée est conditionnée par le passé, le corps affronte continuellement le présent. Il ne peut le faire que dans un certain dépouillement. Le présent en effet ne se laisse pas comprendre par le passé. Il y a en lui une part irréductible de nouveau, d'inconnu, d'imprévu. C'est dans une certaine ignorance ou innocence que le corps y fait face. C'est dans cette rencontre que quelque chose de nouveau se produit. La pensée participe à la création pour autant qu'elle épouse le corps au plus près.
La philosophie, elle aussi, épouse le corps au plus près. C'est ce qu'elle fait au point de départ. En tant qu'«amour de la sagesse» en effet, elle est une manière d'être, de sentir ou de vivre, et ce n'est que peu à peu, au cours du développement de la pensée, qu'elle prend ses distances à l'endroit du corps, devenant de ce fait de plus en plus abstraite, privilégiant l'esprit de système, cherchant la connaissance davantage que la sagesse. A u point de départ, telle qu'on la voit à l'oeuvre chez les premiers philosophes, elle est modeste, hésitante, tâtonnante, soulevant des questions qui sont celles du corps même. La pensée des premiers philosophes est clairement incarnée. Elle est au service du corps entier, loin de le dominer ou de prétendre le faire. Ce n'est que plus tard que la philosophie manifeste la volonté de puissance de la pensée. Quant à la puissance réelle de la pensée, ne consiste-t-elle pas à constater ses limites? La pensée va jusqu'au point où elle ne peut aller plus loin. Comme le dit Pascal, elle est grande en ce qu'elle se sait petite. Il n'y a là aucune faute, aucune lacune. La pensée peut parler d'autant plus fort, se faire d'autant plus éloquente, qu'elle se met au service de ce qui la contient ou la comprend. La philosophie est alors tout entière colorée par une forme d'étonnement, de terreur ou d'admiration, ce qu'elle était si fortement au point de départ quand elle tâtonnait et trébuchait, portée par le corps vivant. La philosophie, pas plus que la science ou que la religion, ne se trouve au-dessus de celui-ci. Elle ne peut avancer qu'en l'accompagnant.
Le corps va mourir et la pensée avec lui. La pensée ne peut comprendre cela, si ce n'est abstraitement. Tant qu'elle pense qu'elle va mourir, elle ne meurt pas. La pensée ne croit pas à sa mort. En font foi ses innombrables croyances en une forme de survie. La pensée s'inscrit dans une continuité, inconsciente qu'elle est, par définition, de la discontinuité, qu'elle recouvre dès qu'elle se remet en branle. Personne ne se souvient des périodes de sommeil sans rêves se déroulant la nuit, comme nul ne peut penser le non-être, comme le savait Parménide. Dès que la pensée s'éveille, elle se retrouve dans l'être. La mort qu'elle envisage n'est donc à ses yeux qu'une forme étrange et inconnue de continuité. La rupture absolue est de l'ordre de l'impensable. Il ne s'agit d'ailleurs pas que de la mort. Toute rupture ou discontinuité radicale, par exemple lors du sommeil sans rêves, est de même impensable. C'est à l'intérieur d'elle-même que la pensée établit d'emblée une continuité. La mort demeure donc un mystère. La pensée touche sa limite, qu'elle ne peut que tenter de franchir dans la mesure où elle la pense. Mais en fait, cette limite survient du dehors, prenant la pensée de court, lui enlevant tout pouvoir. La pensée ainsi touchée ne peut évidemment comprendre. Quant aux pensées qui continuent à vivre, elles ne comprennent pas davantage. Elles voient bien le corps mourir, mais elles peuvent croire que la pensée ou l'âme du défunt continue à vivre sous une autre forme. Elles aussi sont prisonnières de leur continuité et incapables de penser la rupture, puisque la rupture signifie justement la fin de la pensée. Alors que la pensée meurt avec le corps, d'autres pensées s'agitent et s'affairent, et sont prises dans l'illusion renouvelée de leur continuité. Le non-être est pour la pensée un mystère plus grand que l'être. La pensée ne fait qu'un avec ce dernier, alors que le non-être la sollicite, la questionne, la provoque, tout en se dérobant sans cesse. Bien au-delà des espoirs et des angoisses, des spéculations et des croyances, la pensée demeure bouche bée devant la mort. Alors qu'elle a toujours quelque chose à dire, à la fin, elle demeure silencieuse.
Pourquoi tenons-nous si peu compte de la mort dans nos vies ? Pourquoi ne nous laissons-nous pas davantage instruire par elle? Elle peut nous donner tellement d'informations sur nous-mêmes. Pourquoi, par exemple, nous accordons-nous tellement d'importance, alors que nous sommes appelés à disparaître ? Ne devons-nous pas dès maintenant tenir compte de cette part de néant attachée irrémédiablement à notre être ? Pouvons-nous jouir de ce non-être que nous sommes destinés à devenir à notre corps défendant? La mon relativise beaucoup de choses à quoi nous accordons trop d'importance. Elle nous place face au vide absolu. Ne pouvons-nous pas d'ores et déjà envisager celui-ci et accepter notamment d'être — de faire, d'accomplir — beaucoup moins que nous le voulons? Ne pouvons-nous notamment accepter nos failles et nos lacunes, qui sont des marques de non-être dans nos vies ? Nous subissons une foule de petites morts. Nous mourons chaque nuit sans nous en apercevoir. Nous mourons chaque fois que s'effectue une rupture — chaque fois que nous interrompons une relation, quitte à la reprendre plus tard, chaque fois que nous oublions, chaque fois que nous passons brusquement d'un affect à l'autre, d'un point de vue à l'autre. Nous mourons d'innombrables fois au cours de notre vie. Nous ne sommes plus celui ou celle que nous étions. Des pans de notre passé se sont détachés de nous. Des relations importantes ont pris fin, d'autres se sont construites. Des proches nous ont quittés, emportant avec eux une part de nous-mêmes. La mort nous est intime. Et pourtant, nous vivons trop souvent comme si nous étions immortels, comme si nous avions tout notre temps. Si nous savons que nous sommes mortels, d'un savoir qui affecte les fibres de notre corps, nous devenons plus immédiats, ne renvoyant pas les problèmes à plus tard, car, du point de vue de la mort, plus tard est incertain. La conscience de la mort nous amène à être plus intensément vivants. De la même façon que nous allons être complètement présents dans l'acte de nous absenter que constitue le fait de mourir, la mort nous enseigne qu'il nous faut être intensément vivants à chaque instant, qui peut être le dernier — qu'un jour, quand elle frappera, il sera le dernier. Pouvons-nous vivre comme si chaque instant était le dernier ? Le seul fait de nous poser la question nous insuffle une énergie nouvelle. Vivre ne consiste pas à poursuivre un but, puisque nous finissons tous par mourir et que la mort n'est pas un but. Vivre n'a pas de raison. La mort nous invite à résoudre ou à dissoudre les faux problèmes ou les problèmes secondaires dans lesquels nous nous empêtrons et qui nous empêchent de vivre. Elle se présente à nous comme le seul réel empêchement de vivre. Elle nous enjoint de transformer tous les autres obstacles en tremplins. «Ce qui ne me tue pas me rend plus fort», se disait Nietzsche. D u point de vue de la mort, qui est le seul obstacle insurmontable, les problèmes et les défis sont des occasions de rebondir et d'inventer de nouveaux chemins.
De l'extérieur, la mort est trop souvent une statistique, mais qu'est-elle de l'intérieur? Elle est une multiplicité d'affects suivis par une forme d'abandon complet. Dans la mort perçue d'un point de vue intérieur, tout disparaît, y compris le point de vue intérieur. Pouvons-nous tenir compte de cette expérience ultime au fil des jours ? Il ne s'agit pas d'être obsédés par la mort, mais de nous en servir pour mieux vivre. Ce n'est pas non plus une affaire de calcul hédoniste. Il s'agit d'abord et avant tout de nous ouvrir à ce qui est, et la mort en fait partie d'une manière à la fois fondamentale et énigmatique. Elle soulève des questions au coeur de nos réponses, laissant celles-ci incomplètes. Elle jette le silence sur nos bavardages. Elle échappe à nos règles, à notre raison et à notre logique. Elle est le tout autre, quoique nous ne puissions-nous empêcher de l'intégrer à ce qui nous est familier, la déformant ainsi et n'en conservant qu'une idée ou qu'une image: seule l'idée ou l'image de la mort nous est familière, non la mort elle-même. Sa réalité nous échappe, comme nous échappe d'ailleurs la réalité de la vie, dans la mesure où nous avons également de celle-ci une idée ou une image. La réalité n'en est pas refoulée ou réfutée pour autant, elle mène une existence clandestine, se faisant sentir latéralement, entraperçue, laissée dans les marges au profit de ce qui se dit et se pense. C'est souterrainement que la réalité de la mort comme celle de la vie agissent, le discours n'y faisant qu'allusion, ne pouvant que les suggérer, alors qu'il est si habile, si direct, quand il s'agit de conforter l'illusion. D'où le malaise que nous ressentons à l'endroit du discours. Il s'agit toujours d'un mélange de vrai et de faux, quelque chose de fondamental du réel n'étant jamais pris en compte et ne pouvant pas l'être. C'est pourtant cette part inexprimable de réel qui a le dernier mot ou plutôt le dernier silence.
Le corps vivant est premier. Nous nous trouvons toujours en lui. En fait, nous le sommes. Ce n'est qu'à partir de lui qu'il y a religion, philosophie, science et technologie. Nous avons souvent tendance à le négliger, précisément parce qu'il se trouve trop près, qu'il va trop de soi, qu'il est la condition de possibilité de tout le reste. Le corps vivant est l'endroit où nous sentons, percevons, imaginons, éprouvons, pensons et agissons. C'est toujours à tort que nous donnons la suprématie à autre chose, que ce soit Dieu, l'âme, l'État, la machine ou l'argent. Quels que soient l'objet, l'idée ou l'image, ils présupposent le corps vivant. Même la mort le présuppose. Il est le seul lieu où nous nous trouvons, même s'il nous permet tous les voyages dans le temps et dans l'espace, y compris dans le cyberespace, toutes les expérimentations et les explorations d'une réalité dite virtuelle, que ce soit celle de l'imagination, de la pensée, ou encore celle d'une quelconque machine. Le corps dans son animalité, dans son pur caractère vivant, est la condition de possibilité de toutes les inventions, qu'elles soient de nature religieuse, philosophique, scientifique ou technique. Ce corps est fragile. « Une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer» (Pascal). Aussi loin pouvons-nous aller, ce corps nous ramène constamment sur terre. L'idéalisme sous toutes ses formes consiste à ne pas en tenir compte ou à le négliger, à faire comme si la pensée, l'esprit ou l'âme était une entité séparée et autonome. Nous parlons ici du corps vivant et non du corps-objet ou objectivé. Quand le corps est réduit à un objet, dominé et manipulable par la pensée ou l'esprit, alors même que le corps est apparemment mis en avant, il est en fait nié dans son caractère vivant. En tant qu'objet, le corps est subordonné à la pensée ou à l'esprit, nommément à la science et à la technologie, comme il l'était à l'âme dans la perspective religieuse. Le corps semble aujourd'hui mis en avant dans le body building, le tatouage, la chirurgie esthétique, les manipulations génétiques, etc. Mais c'est le corps-objet qui est ainsi mis en avant, le corps dominé par la pensée. C'est celle-ci qui est maîtresse comme faculté spécialisée, ce n'est pas le corps entier ou vivant. Il s'agit d'un nouvel avatar de la volonté de puissance de la pensée consistant à tenter de dompter le corps. Une partie de l'être humain aspire à la domination. Celle-ci ne peut se faire qu'au détriment du corps vivant. Une telle action ne peut être que suicidaire, puisque le corps vivant est le seul terreau d'où tout peut éclore. Tout pousse sur ce terreau, y compris ce qui le nie ou le dénie, que ce soit l'âme, Dieu, le corps-machine ou le corps performant.
Dans la mesure où l'homme cherche à dominer son corps, à le rendre plus performant par des manipulations génétiques ou d'autres interventions biotechnologiques, il le considère encore, à l'instar de Descartes, comme une machine. La qualité principale de la machine est d'être performante. Le corps-machine s'inscrit dans un dualisme où le corps et l'esprit sont séparés. Une telle séparation se fait au profit de l'esprit, prétendument de nature divine, jouissant d'une forme d'immortalité ou d'éternité, et par conséquent au détriment du corps terrestre, temporel et mortel. Cependant, un tel corps n'est que la projection de l'esprit. Il correspond à une certaine image de la pensée. Tout terrestre et mortel qu'il soit, il sera forcé de viser une sorte de perfection technique, il sera sculpté, formé ou transformé pour correspondre à une certaine image de la pensée. Celle-ci exerce sa volonté de puissance sur le corps. Le corps doit obéir. Il est un instrument de la pensée ou de l'esprit. Ce n'est pas d'hier que l'âme ou l'esprit tente de se soumettre le corps, et la technoscience ne fait, sur ce chapitre, que prendre le relais de la religion. Hier comme aujourd'hui, une telle vision dualiste engendre le conflit, car en réalité, il n'existe pas deux entités séparées, mais un seul et même être à la fois physique, chimique, psychique, spirituel. Le défi qui se pose à l'homme n'est pas qu'une partie parvienne à en dominer une autre, mais que toutes coexistent. C'est le corps entier qui est vivant, et la pensée n'en est qu'une partie. Cette partie peut être centrale jusqu'à un certain point, mais seulement dans la mesure où elle est subordonnée au corps entier. Si elle n'est pas réceptive aux informations qu'elle en reçoit, elle ne remplit plus son rôle. Alors que la pensée est supposée être au service du corps, elle le met en danger, lui imposant des comportements spécialisés qui n'ont de sens que du point de vue de ses fantasmes, étant néfastes du point de vue du corps entier. Le corps performant ou trop perfectionné dans un domaine spécialisé détruit la délicate harmonie du corps entier. Celui-ci doit s'accepter dans tous ses aspects, forts et fragiles. Il doit aussi assumer sa mortalité et ne pas être guidé par un fantasme d'immortalité. Ce n'est pas en poursuivant les fantasmes de la pensée que le corps trouve sa voie, car il est toujours d'ores et déjà sur la voie — le tao —, il n'a pas à se trouver ailleurs que là où il se trouve. Ce n'est pas lui qui doit changer, c'est plutôt la pensée qui doit devenir plus intelligente, c'est-à-dire plus sensible à la réalité telle qu'elle est, moins aveuglée par ses images ou ses fantasmes. La pensée doit se faire plus modeste, plus attentive, plus calme, plus ouverte sur le corps entier et sur la nature dans laquelle il se trouve. La pensée fait avec la nature ce qu'elle cherche à faire avec le corps. À force de la vouloir plus performante, elle est en passe de la détruire, obtenant ainsi le contraire de ce qu'elle vise. A u lieu de pousser toujours plus avant en imposant sa direction, elle doit se faire plus accueillante afin de voir ou de comprendre d'abord, d'agir ensuite. Une telle vision ou compréhension est bien sûr celle du corps entier, lié par toutes ses fibres à la nature, et non celle d'une pensée fragmentaire et spécialisée, habile et avide, cherchant à exploiter plus encore la nature et le corps. La pensée se fait intelligente dans la mesure où elle connaît ses limites et se tait, se mettant ainsi au service du corps entier.
Nous mettons l'accent sur le corps extérieur ou objectif, le corps vu, reproduit sur une photographie, le corps comme objet d'interventions diverses en vue de l'embellir, de le corriger, de l'améliorer, de le rendre plus performant. Ce corps extérieur est littéralement mort, le seul corps vivant à proprement parler étant le corps immanent, le corps invisible, trop près de nous pour que nous puissions le voir, toute vision supposant une forme d'extériorité où nous ne sommes plus notre corps, mais où nous l'avons, tel un objet ou une possession. L'objet suppose le sujet. Ce dernier ne se laisse pas voir, saisir ou définir. Son apparence extérieure se laisse voir, saisir ou définir, mais non sa réalité vivante. Il y a lieu ici d'appliquer la distinction, devenue cliché, entre l'être et l'apparence, encore que nous ne puissions vraiment parler non plus de l'être pour désigner le corps vivant, car celui-ci se dérobe à toute tentative de le fixer ou de le saisir, il devient plutôt. Répétons-le, il n'est pas un objet identifiable à propos duquel nous pouvons dire qu'il est, il est plutôt de la nature de l'affect, de la perception, de l'imagination, de la pensée toujours changeante, évanescente, insaisissable en tant que telle. Il n'est pas de l'ordre de Yétendue, comme on avait coutume de le dire au dix-septième siècle, mais de la pensée.
En fait, le corps que nous sommes est à la fois et d'un seul tenant physique, chimique, électrique, biologique, psychique, ces distinctions n'étant faites qu'après coup, à partir d'une position d'extériorité. Au coeur du présent vivant, nous sommes notre corps entier, nous sommes le rapport à soi de ce corps comme autoimpression ou autosensation habitant toute perception, toute imagination, toute action, toute passion, toute pensée. Ce corps naît, vit et meurt sans que ces actes puissent être décrits, compris ou expliqués, car ils sont en tant que tels d'abord et avant tout sentis. Ils peuvent être expliqués d'un point de vue extérieur — et la pensée est passée maître dans l'adoption d'un tel point de vue— , mais ils sont d'abord et avant tout ressentis en immanence, avant toute objectivation, toute image et toute idée. C'est en ce corps immanent, toujours présent, que se fait l'expérience trancendantale de la vie, bien avant que celle-ci ne devienne l'objet d'une approche extérieure, que ce soit celle de la biologie ou d'une quelconque technologie. Avant d'être perçue ou définie, la vie comme telle est ressentie. En immanence, elle ne fait qu'un avec cette sensation ou autosensation. Le corps vivant est l'assise sur laquelle tout le reste peut se construire, approche biologique, technologique, telle ou telle conception philosophique ou religieuse du corps, telle ou telle tentative d'intervention sur le corps. Le technicien ou le biogiste est d'abord corps vivant ou immanent avant de chercher à intervenir sur le corps de l'extérieur. Et ce corps sur lequel on cherche à intervenir est lui aussi d'abord vivant — rapport à soi, auto-impression ou autosensation, corps immanent ou corps-esprit — et en tant que tel inobjectivable et irreprésentable. La vie transcendantale échappe à toute tentative extérieure de la saisir, de la comprendre, de l'expliquer, de la reproduire par un moyen artistique, technique ou biologique, de l'exploiter ou de la manipuler, de l'asservir ou de la libérer, ce qui fait l'objet d'une telle tentative n'étant jamais que le corps extérieur ou le corps objectivé. La vie ou le corps vivant est tout aussi mystérieux, inexplicable, incompréhensible — inaccessible en son coeur — que la nature.
Le dualisme entre le corps et l'esprit se fait toujours au détriment du corps. Il provient de la pensée. Celle-ci adopte un point de vue extérieur sur le corps, le percevant comme chose étendue, se faisant ainsi appartenir elle-même à une autre instance, supérieure au corps. Mais la pensée ne sait pas ce qu'est un corps ou de quoi celui-ci est capable. Elle ne le connaît que de l'extérieur. Le corps intérieur, dont elle-même fait partie, ne peut que lui échapper, puisqu'il est au point de départ de son propre exercice. C'est ce corps intérieur, immanent, immédiat, qui engendre la pensée et sa manière de percevoir à partir d'une distance ou d'une séparation. Le dualisme entre le corps et l'esprit appartient donc à une illusion transcendantale de la pensée, illusion inhérente à sa manière de percevoir. Puisqu'en effet la pensée s'exerce en prenant distance ou en se séparant, elle ne peut que se percevoir elle-même comme séparée. Plus elle s'exerce, plus elle a tendance à perdre le contact avec le corps entier. Elle s'élève au-dessus de la mêlée et elle construit l'idée d'un Dieu transcendant au diapason de sa propre élévation. Quand la pensée demeure près du corps, comme c'est le cas dans les temps primitifs, les dieux auxquels elle croit demeurent eux aussi près de la terre et sont incarnés dans des corps ressemblant à ceux des hommes et des femmes. A u fur et à mesure qu'elle se développe, qu'elle se détache du corps ou qu'elle devient plus abstraite, la divinité dans laquelle elle se projette se fait elle aussi plus abstraite, déconnectée de la terre, de la vie et du corps. La pensée crée le Dieu transcendant à son image. Dieu est à l'extérieur de la nature comme la pensée est à l'extérieur du corps. Dieu domine la nature comme la pensée domine le corps. Apparaît la fiction d'un Dieu qui peut se passer de la nature, comme la pensée peut se passer du corps. La vraie réalité consisterait même dans un tel Dieu isolé, comme dans la pensée seule avec elle-même, débarrassée des erreurs et des tentations du corps. Il s'agit là d'un délire que la pensée engendre quand elle est emportée par sa volonté de puissance. Une raison trop grande tombe dans la déraison. La pensée se fait rationnelle jusqu'à l'absurde, pousse la logique jusqu'au non-sens. Elle prétend même prouver l'existence de Dieu de manière géométrique. Il est fascinant de constater combien la pensée trop sûre d'elle-même perd facilement le contact avec la réalité. Elle devient dangereuse. Une pensée trop développée, bien au-delà de ses spéculations et de ses projections dans des croyances religieuses, met concrètement en danger sa propre survie en négligeant la terre, le corps et la vie. C'est ce à quoi nous assistons au cours de l'histoire de la civilisation humaine. La pensée occupant trop de place met en danger sa propre vie. Elle se laisse emporter par des problèmes qu'elle ne peut résoudre puisque c'est son développement excessif qui les engendre. Ces problèmes d'égoïsme individuel et collectif, d'appartenance idéologique, d'avidité, d'insécurité, de haine sont les produits d'une pensée séparée, inconsciente de ses liens profonds, indissolubles, avec le corps. L'erreur est de considérer celui-ci comme exclusivement matériel ou physique, cette séparation entre le physique et le psychique ou le spirituel étant précisément, comme nous l'avons vu, engendrée par le développement de la pensée. Cette dernière ne peut certes s'auto-abolir, puisqu'elle joue un rôle essentiel. A u lieu de régresser, elle doit aller plus loin encore, au bout d'elle-même, où elle rencontre ses limites et se relie directement au corps vivant, dont elle est un fragment. Elle doit redevenir partie prenante du corps, comme celui-ci, partie prenante de la nature.
Ce corps est à la fois visible et invisible. Invisible, il se compose de tout ce que nous éprouvons, imaginons, pensons. C'est ce corps qu'il s'agit d'observer dans le processus de connaissance de soi. Il est indifférent que nous nous exprimions en termes d'esprit ou de corps, puisque ce qui compte ici, c'est l'attention portée à ce qui arrive. Cette attention est celle de l'esprit ou du corps entier. Elle est action ou mouvement. C'est cette action ou ce mouvement qui importe, et non telle ou telle idée, telle ou telle explication, telle ou ( ( telle description. L'attention est le corps vivant à l'état pur. Plus un corps est attentif, plus il est vivant. Il nous faut briser la dualité traditionnelle entre l'étendue comme corps et la pensée comme esprit. La pensée est matérielle en tant qu'elle est liée à des traces du passé dans les neurones du cerveau. L'attention ne peut appartenir qu'à un corps vivant. Elle est même l'action la plus vivante de ce corps. Elle consiste à entrer en contact avec ce qui est. Il s'agit d'une manière d'être ou d'un art de vivre, bien plus que d'une connaissance ou d'une théorie. Cette vision ou cette attention dissout pratiquement les problèmes, bien plus qu'elle ne les résout intellectuellement. C'est le corps tout entier qui est présent. Il l'est physiquement et mentalement. Cette attention, comme elle est d'abord et avant tout pratique, ne peut se laisser décrire adéquatement par des mots. Ceux-ci ne peuvent que la rater dans son caractère vivant et n'en donner qu'une caricature. En regard de cet acte du corps entier, à la fois simple et suprême, tout discours ment nécessairement. Le mensonge n'est pas intentionnel mais ontologique. La vie ne peut se laisser enclore dans des idées, des images ou des mots qui, au contraire d'elle, ont quelque chose de mort. D u point de vue de l'attention vivante, apparaissent clairement les limites du discours et notamment celles de termes comme esprit et corps. Ces mots sont utilisés par la pensée pour comprendre ou expliquer ce qui arrive. Ils passent, laissant inentamé et inexpliqué ce qui arrive.
Le corps vieillissant induit des positions de l'esprit que celui-ci n'aurait pas pu prendre seul. Par exemple, l'esprit devient moins ambitieux, moins inquiet, ayant moins de désirs, moins d'attentes. Cette évolution presque naturelle n'est pas le seul fait du corps, mais du corps et de l'esprit étroitement unis et, en réalité, ne faisant qu'un. Ce que l'esprit ou la pensée cherchait vainement à atteindre à un âge plus tendre, le corps-esprit de l'être vieillissant y aboutit tout naturellement. Il y a tellement d'autres facteurs qui expliquent tel ou tel contenu de la pensée ou de l'esprit. La liberté est laissée loin derrière et n'intervient tout au plus que comme une marge de manoeuvre au sein de ces innombrables facteurs déterminants. Ceux-ci sont de divers ordres : physique, physiologique, psychologique, sociologique... C'est parce qu'ils ne sont le plus souvent pas identifiés que l'hypothèse de la liberté apparaît si facilement. E n fait, la liberté est moins grande que l'homme ne le pense, précisément parce que les facteurs qui ne dépendent pas de nous et que nous ignorons souvent jouent un si grand rôle. Des idées et des affects appartiennent à l'enfance, d'autres à l'adolescence, d'autres encore à l'âge mûr, d'autres enfin à la vieillesse. Même le temps qu'il, fait joue un rôle important sur les idées et les affects. Il en est de même de l'argent que nous possédons, du travail que nous effectuons, des loisirs que nous avons, de la nourriture que nous consommons, des accidents que nous subissons, etc., tous facteurs que nous avons tendance à négliger, précisément parce qu'ils semblent appartenir à des aspects secondaires de la réalité ou relever d'une sorte d'arbitraire ou d'absurdité. Nous ne voulons pas non plus les monter en épingle et leur accorder une importance exorbitante, comme on a tendance aujourd'hui, par exemple, à l'âge de la religion de la science ou du scientisme, à le faire à l'endroit des facteurs génétiques. Nous ne faisons que les indiquer au passage pour souligner combien notre ^ faculté de comprendre, d'expliquer, de prévoir et de contrôler est plus limitée que nous aimerions le penser. Nous sous-estimons entre autres choses la part des accidents. Après tout, notre propre existence — découlant de la rencontre de tel ovule et de tel spermatozoïde — n'est-elle pas liée en grande partie à une espèce d'aléa ou d'accident? Et tant d'événements qui sont si importants dans nos vies auraient pu ne pas se produire ou se produire tout autrement. Mais il y a aussi les accidents spectaculaires, naturels ou culturels, comme les catastrophes naturelles, les actes de guerre et de violence, les tueries apparemment gratuites, les accidents technologiques, les accidents
d'avion, de voiture, les accidents cardiovasculaires, etc. Les choses semblent suivre une ligne relativement droite, l'ensemble paraissant parfaitement maîtrisé et poursuivre un cheminement prévu, et un accident, par définition imprévisible, fait tout bifurquer, donnant une tout autre destination ou un tout autre destin au cours de la réalité. Ces cas d'accidents survenant pour ainsi dire par hasard, ou à partir de concours inextricables de circonstances, sont plus nombreux que nous voulons l'envisager. Ils mettent à mal la raison, aussi bien la raison humaine que celle supposée se trouver au coeur même de la nature des choses. A cet égard, la réalité semble davantage conduite par le Dieu-hasard — autre nom de l'athéisme — que par le Dieu-providence auquel l'humanité a traditionnellement cru comme support et garant de sa propre volonté de maîtrise. Dans le cours des choses, très souvent — il peut s'agir de l'histoire d'une civilisation ou de la vie d'un individu —, tout semble évoluer lentement et de manière prévisible, puis surviennent soudain des événements imprévus qui précipitent le mouvement dans une direction que nul ne prévoyait. Puis on oublie l'intervention intempestive du hasard, prétendant reprendre les choses en main, jusqu'à l'irruption de l'accident ou de l'événement imprévisible qui vient de nouveau tout chambarder. Alors que la pensée ou l'esprit séparé prétend connaître, comprendre, expliquer, prévoir, dominer, le corps-esprit vivant est emporté, à son corps ou à son esprit défendant, dans le mouvement. Le corps vivant est laissé pour compte au profit de ce qu'il I produit, que ce soient des idées, des images ou des objets. Certes ces réalisations ont de l'importance pour le corps vivant. Très souvent, il s'y laisse même prendre tout à fait, s'y aliénant et les mettant au- dessus de lui. Une idée ou une image comme celle de Dieu en est un bon exemple. Il en est de même de nombreuses machines que l'homme invente et au service desquelles il se met ensuite. Il en est également ainsi de l'âme. D'abord produite par le corps vivant comme une idée, elle s'élève au-dessus de lui au point de s'en faire un instrument. L'âme est d'abord produite par le corps et en tant que telle ne peut exister sans lui. Semblablement pour le moi, qui n'est d'ailleurs qu'un avatar de l'âme. Il est d'abord produit par le mouvement de la pensée, qui est elle-même reliée au cerveau et aux neurones, et ce n'est qu'ensuite qu'il s'érige au-dessus de la pensée comme son maître. Il y a le corps vivant, qui produit la pensée, qui produit le moi. Mais le corps vivant est oublié au profit de ce qu'il engendre. Il en est de même de l'Etat, de l'Eglise, de telle ou telle institution, de telle ou telle idéologie. Une fois que l'illusion est mise en place, renversant le rapport de hiérarchie et d'engendrement, le corps n'est plus considéré que comme une réalité inférieure. Par exemple, il est réduit à l'étendue, à la matière, au physique, au chimique, tout ce qui est plus complexe et subtil étant rapporté à une autre instance, l'âme ou l'esprit, ou encore à une machine. La nature, prise au sens large et rigoureux, incluant le cosmos ou l'univers — aussi imprécise et floue que soit l'idée que nous nous en faisons — , est de même ce d'où toute chose particulière provient, et elle aussi est vite laissée pour compte au profit de telle ou telle de ses créations. Elle s'efface notamment au profit d'un Dieu transcendant. Dieu se trouve au-dessus de la nature comme l'âme, au-dessus du corps. Une telle illusion n'est-elle pas inévitable, transcendantale, dans la mesure où la pensée se retrouve juge et partie? C'est elle en effet qui a le pouvoir d'établir la hiérarchie, de départager les fonctions, de fournir l'explication. N'a-t-elle pas forcément un préjugé favorable à son propre endroit? Ne s'illusionne-t-elle pas nécessairement sur elle-même, sur sa nature et sur son rôle? N'oublie-t-elle pas ontologiquement, de par son être même ou son fonctionnement, d'où elle vient, à savoir le corps vivant, qui n'est pas que physique, chimique ou biologique, mais également psychique ou spirituel ?
Dans Le théâtre et son double, Artaud déclare: «Jamais, quand * c'est la vie elle-même qui s'en va, on n'a autant parlé de civilisation et de culture. » La vie, c'est le corps vivant. La civilisation et la culture parlent de mémoire, le corps vivant, d'oubli. La civilisation et la culture parlent de connaissance, le corps vivant, d'ignorance. La civilisation et la culture parlent de pensée, le corps vivant de perception. .. Ce n'est pas la même logique qui est en jeu. La logique de la vie est étonnante et imprévisible, alors que celle de la culture s'exprime par des symboles et des rituels. Le corps invente dans le silence, alors que la culture est une somme de discours. Le corps vivant est inculte au sens où il s'appuie sur sa propre intelligence et non sur la tradition. La culture comme produit de la pensée met la vie à distance, alors que le corps vivant sent et se sent dans l'immédiat. L'affect est à la fois premier et incompréhensible. Il n'a pas besoin de raisons d'être, il est. Il s'impose en dépit des raisons. Il est la manifestation la plus directe de la vie. Il est le point de départ de toute entreprise de création. C'est en empoignant l'affect que nous créons. C'est dans cette mesure que la création acquiert une nécessité, c'est-à-dire qu'elle s'enracine profondément dans la vie. L'affect est obscur, énigmatique. Il n'a pas la transparence de l'idée. La philosophie part trop souvent de l'idée, voilà pourquoi son discours manque de nécessité et qu'il ne rejoint pas les autres dans la totalité de leur être. L'idée peut être bonne, intéressante, brillante, mais elle a quelque chose de lointain, de froid, qui laisse l'être entier indifférent, alors qu'il est au contraire sollicité et emporté par l'affect. Celui-ci nous atteint directement. Notre corps entier est touché. Il faut que l'affect soit présent au coeur de la philosophie de manière que celle-ci s'adresse à l'être humain entier et non seulement à une partie intellectuelle ou rationnelle. Si un philosophe comme Nietzsche ne nous laisse pas indifférents, c'est que sa pensée est d'emblée affective. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien qu'il a mis à l'avant-plan la faculté créatrice. Celle-ci, nous l'avons dit, s'alimente à l'affect. L'affect est le lieu où nous sommes vivants. Nous pouvons manipuler les idées, l'affect nous meut. Nous pouvons tromper et nous tromper à l'aide d'idées, l'affect est notre vérité. Contrairement à l'idée qui peut facilement être claire et distincte, l'affect est confus et obscur. Il est toujours complexe, multiple, aux contours flous, en voie de métamorphose, en rapport avec d'autres affects également confus et obscurs. Ce n'est qu'approximativement que nous identifions l'affect et lui donnons un nom. Cependant la chose même comme réalité vivante échappe au nom que nous lui donnons. Si l'intellect se rapporte à l'idée, le corps est pris par l'affect, affect et corps vivant ne faisant d'ailleurs qu'un. Du point de vue de la raison regardant de l'extérieur et de haut, l'affect est irrationnel. Il n'est pas pour autant pathologique, à moins d'identifier la vie à une maladie, la seule santé possible étant dès lors celle de la mort — la santé d'une âme débarrassée du corps, d'une vie débarrassée de la vie. Puisque l'affect se trouve avant la raison et ses catégories, il se situe par-delà bien et mal. Ce n'est qu'après coup, qu'à partir de lui, qu'il y a évaluation ou jugement, l'évaluation ou le jugement n'échappant d'ailleurs pas à l'affect, mais étant au contraire, comme tout ce qui est vivant, traversé par lui. L'affect peut être en partie dompté ou domestiqué par la raison, celle-ci se donnant des affects à sa mesure, telle la sérénité ou l'impassibilité. Mais les affects sont toujours plus complexes que ce que nous pouvons en dire. Ils ne cessent de devenir, de se transformer. Aucun n'est stable et constant. Seule l'idée est stable et constante. Une création vivante est affective. Ainsi peut-elle toucher d'autres vies.
Dans la mesure où l'esprit et le corps ne font qu'un, l'homme et la femme se voient dotés d'une immense énergie créatrice. Quand au contraire le corps et l'esprit se vivent comme séparés, l'énergie est dissipée. Le conflit entre le corps et l'esprit est stérile, car aucun ne peut triompher de l'autre. Un tel conflit a trouvé sa raison d'être dans le désir humain de prendre ses distances à l'endroit de l'animal. Mais le défi de l'homme d'aujourd'hui est de relier les différentes parties de son être, celles qu'il a qualifiées de divines et celles qu'il a qualifiées d'animales, car toutes constituent un seul et même être. L'opposition est factice et ne découle que de la volonté d'une partie de se démarquer d'une autre en prenant le pouvoir. L'esprit constate aujourd'hui qu'il est vitalement lié au corps. Le défi pour l'homme et la femme d'aujourd'hui est de dire oui à l'ensemble de ce qu'ils sont. C'est par ce oui que les différentes parties peuvent s'harmoniser les unes avec les autres, non par la lutte. Cette dernière ne fait que renforcer les combattants, notamment celui qui a temporairement le dessous. Elle est sans fin. Elle est une terrible consommatrice d'énergie. Celle-ci sert à alimenter le conflit, qui sollicite en retour de nouvelles dépenses d'énergie. La logique du conflit est celle du cercle vicieux. Il faut pouvoir y mettre fin sans qu'il y ait de gagnants, car il n'y en a jamais dans cette logique. C'est la fin du conflit qui rend les anciens combattants gagnants, leurs forces opposées pouvant dès lors se conjuguer, acquérant de ce fait un pouvoir décuplé. L'énergie négative s'autodétruit alors que l'énergie positive s'engendre paradoxalement de sa dépense. Elle est créatrice et la création donne une nouvelle énergie. Sa logique est celle du cercle vertueux. Quand les forces s'unissent au lieu de se combattre, quand l'homme ne fait qu'un au lieu d'être divisé, quand il cesse d'exercer à l'endroit de lui- même une opposition stérile, quand il assume l'entièreté de son être ou de son devenir, l'énergie vitale et créatrice passe à une puissance supérieure. La vie libérée rejoint la puissance de la nature. Pour parler comme Spinoza, le corps vivant est une partie de la puissance infinie de la nature. Cette puissance est spontanément créatrice. Elle est corne d'abondance, générosité, don. Elle n'a pas de but mais ne fait que se déployer librement. Le corps vivant, le corps entier ou le corps-esprit est semblablement pure puissance créatrice, quelle que soit la voie de cette création, celle d'une oeuvre particulière dans un art, une science ou une technique, ou celle d'une action ou d'une relation dans une vie se déroulant au fil des jours.
La créativité est le sens profond de la vie. Le défi pour l'homme est que sa création ne s'oppose pas à celle de la nature, mais qu'elle s'inscrive en elle. D'une certaine façon, elle s'inscrit toujours en elle puisqu'elle en fait partie. Mais la création humaine peut détruire une partie de la nature. Peut-être l'homme va-t-il disparaître, comme sont disparus les dinosaures, et peut-être va-t-il disparaître en partie à cause de sa propre action, semblable dès lors à une catastrophe naturelle. Quoi qu'il en soit de ce qui arrivera, c'est maintenant que la question se pose: l'homme peut-il se mettre davantage au diapason de la nature, en dépit de son pouvoir de se démarquer d'elle ? Il n'est pas question de revenir à l'état naturel et d'abandonner les acquis de la civilisation. Nous ne croyons pas au mythe rousseauiste du bon sauvage. C'est dans notre esprit actuel que nous devons devenir plus modestes, plus respectueux, moins avides, moins ambitieux. Ce changement ne peut être le résultat d'un acte volontaire. Il doit plutôt découler d'un nouvel état d'esprit. L'homme doit s'interroger davantage, être davantage attentif à ce qui l'entoure et à lui-même. Il n'y a pas d'autre voie. Toute voie trop volontaire — cette volonté étant aidée par la loi — ne peut Le corps vivant produire le changement escompté, car celui-ci suppose une complète liberté, et non un effort ou une contrainte. L'homme est-il capable d'une telle transformation? Beaucoup aujourd'hui sont sensibles à la situation dans laquelle l'activité industrielle de l'homme a mis la terre. Beaucoup perçoivent le danger et ressentent l'urgence d'un changement. Celui-ci n'est pas facile. Il suppose d'abord un changement dans l'état d'esprit lui-même, dans la sensibilité et l'intelligence, dans la manière de voir et de vivre. Si changement il y a sur ce plan, les changements de nature politique, économique et technique peuvent ensuite couler de source. Il faut d'abord que le changement affecte l'esprit. L'éducation, la publicité et la propagande ne sont pas suffisantes pour provoquer ce changement. Une action plus directe et immédiate est nécessaire, l'action de la vision ou de l'intelligence du corps entier.