Daniélou Jean

1905-1974


JEAN DANIÉLOU, TOUJOURS ACTUEL

Plus de trente ans après sa mort, la pensée de Jean Daniélou peut-elle encore nous inspirer ? Le diagnostic qu'il porte sur notre société a-t-il gardé son acuité? Deux témoins crédibles nous incitent à le croire.

Bernard Bro, théologien et philosophe contemporain nous a laissé un livre de mémoire qui permet de mieux comprendre ce que furent les enjeux spirituels, éthiques et moraux de notre temps. Toute sa vie a été tendue pour refuser que le doute et le soupçon aient le dernier mot, et le relativisme ait droit de triompher sous prétexte d’être souple, ouvert, compréhensif. Devant ceux qui s’insurgent même contre toute vérité révélée, le P. Bro s’interroge : L’idée de recevoir une vérité et non pas de la fabriquer serait-elle si insupportable à l’esprit ? Un autre témoin lucide et inspiré, le Cardinal Ratzinger, a perçu la crise actuelle comme un ébranlement de la vérité, un soupçon généralisé qu’il y en ait une et qu’on puisse l’atteindre.1 Devenu pape, il a voulu rendre hommage à Daniélou, passionné par le service de l’Église et le souci de la vérité.2 Toute sa vie, Daniélou a pratiqué l’apostolat de l’intelligence qui conduit au seuil de la foi et la rend crédible. Y a-t-il plus grand service à rendre à l’humanité ? Y a-t-il plus grande charité à faire au monde ?

Repères biographiques

Né en 1905, dans une famille bourgeoise de Neuilly-sur-Seine, Jean Daniélou est le fils d’un homme politique breton anticlérical, Charles Daniélou qui deviendra ministre. Sa mère Madeleine Clamorgan, appartenant à une vieille famille de la noblesse normande est connue sous le nom de Madeleine Daniélou.

Jean Daniélou fait des études de lettres à la Sorbonne. Il est admis dans la Compagnie de Jésus en 1929, poursuit des études de philosophie et de théologie. Il devient professeur d’histoire des origines chrétiennes à la Faculté catholique de théologie de Paris (1943-1969). À la demande du pape Jean XXIII, il est expert au Concile Vatican II (1962-1965). Jean Daniélou est créé cardinal par le pape Paul VI en 1969. Jean Daniélou est doyen de la Faculté de Théologie de Paris (1961) et élu à l’Académie française en 1972, deux ans avant sa mort survenue en 1974.

Avant de parler de son oeuvre, il faut connaître sa mère, éducatrice née, à la foi rayonnante, capable d’affronter l’intégrisme laïc du début du XXe siècle. Madeleine Daniélou, femme de lettres fonda une École normale où les jeunes filles chrétiennes purent faire des études supérieures tout en approfondissant leur foi. Les lois interdisant tout enseignement aux Congrégations religieuses avaient été votées en 1901. Il faut se rappeler l’époque où le sectarisme religieux dominait la vie politique française. Un seul exemple illustre la situation : En novembre 1906, le discours du ministre Viviani, affiché dans toutes les communes de France, énonçait les grandes orientations de la politique française : « Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait que des chimères. Ensemble et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus. »3 Cela est à peine croyable, mais explique la réaction d’une croyante douée qui prit à coeur de pratiquer l’apostolat de l’intelligence en se vouant à l’éducation chrétienne. C’est à travers le destin de sa mère qu’ont été profilées la vocation et la mission de son fils.

Horizon de son oeuvre

L'horizon de son oeuvre est la recherche de la vérité. Il a voulu consacrer sa vie à transmettre aux autres la Vérité qui sauve à une époque où elle semble avoir déserté les milieux philosophiques aussi bien que théologiques.

Il affirme, qu’il y a un drame, « un seul dans le monde actuel, une crise de l’intelligence, une crise de la vérité, une crise de la pensée »4. Daniélou vécut au centre de cette révolution culturelle actuelle et milita en faveur d’un dialogue entre raison et foi, entre ouverture au monde et sauvegarde de notre héritage aussi bien culturel que religieux. Son ouvrage Dieu et nous (Grasset, 1963) en est un bel exemple. Ses distinctions entre le Dieu de la foi, le Dieu des philosophes et le Dieu des savants montrent que les perspectives changent lorsqu’on met en rapport foi, raison et science.

C’est surtout dans Scandaleuse vérité, (Fayard, 1961) son livre le plus lu et traduit que Daniélou fait valoir la capacité de l’intelligence à saisir le réel. Peu de penseurs ont mieux établi le statut de la philosophie dans une perspective théologique. Son oeuvre est caractérisée par un effort soutenu de l’intelligence pour éviter les écueils du rationalisme et du fidéisme en tout respect du mystère. Voici son constat : La science après avoir tenté d’expliquer l’univers entreprend d’expliquer l’homme. Les sciences humaines : sociologie, psychologie, herméneutique et linguistique se substituent à la théologie, à la philosophie, à l’histoire et à la littérature pour expliquer scientifiquement l’homme. Les primitifs tentaient de tout expliquer par la religion. En évoluant, la métaphysique enleva le monopole à la religion, mais vite la science établit sa suprématie, reléguant la religion et la philosophie dans un état préscientifique, un peu comme l’astrologie avant l’astronomie et l’alchimie avant la chimie.

Bien poser le problème de la vérité

Peu d’intellectuels ont fait autant que lui pour établir la valeur de l’intelligence humaine. Son art du questionnement amène l’interlocuteur à bien poser un problème pour le bien solutionner. Une saine critique de la connaissance ne commencera pas en posant la question : Qu’est-ce que la vérité? Il faut d’abord savoir ce qu’est une connaissance scientifique, une connaissance rationnelle et une connaissance acquise par le témoignage d’un intermédiaire compétent et honnête. Dans un deuxième temps, il faut se demander qu'est-ce qu'une connaissance vraie? La vérité est un qualificatif de telle connaissance, adéquate à la réalité perçue. Cette vérité saisie doit être contrôlée par nos sens, en science; par notre intelligence en philosophie et par la fiabilité basée sur la compétence et l’honnêteté d’un témoin crédible. La très grande majorité de nos connaissances s’établit de cette manière, même en science. Les physiciens et les chimistes n’ont pas tout contrôlé ce qu’ils ont appris dans les universités. Ils font un acte de foi en leur professeur et aux savants reconnus. En un troisième temps, la réalité perçue prend une coloration subjective, qualifiée de certaine, de probable ou de douteuse.

La certitude ignore toute crainte de se tromper. L'opinion ne s'exprime pas sans cette crainte. Le doute pour sa part ne prend pas parti. Encore faut-il que ce soit un vrai doute. L’expression « Je doute » ne signifie pas un manque d’intérêt. L’expression présuppose une recherche sans conclusion affirmative ou négative. Soulignons, en passant, que nous pouvons être certains tout en étant dans l’erreur. Nous pouvons aussi douter tout en étant dans la vérité. Ces données sont nécessaires pour comprendre la crise actuelle du sens de la vérité que Daniélou a analysée.5

Crise du sens de la vérité

Qu’est-ce qui engendre la crise actuelle du sens de la vérité, au point qu’en prononçant ce mot, on fasse scandale? Ce mot semble évoquer l’expression d’un dogmatisme, d’une intolérance, d’une prétention ou même d’un mépris des autres. Les causes sont multiples. D’abord, Daniélou pense que ce fait est lié au développement de l’esprit scientifique et à la prédominance, dans la civilisation présente, des disciplines scientifiques. Ceci a entraîné beaucoup d’esprits d’aujourd’hui à ne considérer comme critères de certitude que ceux des sciences positives, le reste étant du domaine du sentiment. Il s’agit d’un scientisme plus subtil que le dogmatisme simpliste du XIXe siècle, dans lequel les gens pensaient que la science finirait par résoudre toutes les énigmes de la destinée humaine.

Une seconde difficulté vient de ce que nous pourrions appeler aujourd’hui une crise de confiance dans la parole, une méfiance fondamentale qui fait dire : « Qui dit vrai? » L’homme d’aujourd’hui a tellement été trompé par les publicités et les propagandes qu’il a développé une méfiance à se fier, à faire confiance à la parole des autres. Ce qui fait particulièrement problème concernant l’accès aux vérités de la foi transmises par le témoignage.

Un troisième aspect, sans doute le plus important, est la confusion entre vérité et sincérité. Aujourd’hui, plusieurs sont tentés de substituer aux critères de la vérité objective des choses, ceux de la sincérité des personnes. La sincérité d’une personne ne rend pas nécessairement ses idées respectables. On peut combattre les idées de quelqu’un tout en le respectant. Tout être sincère mérite le respect, mais il ne faut pas substituer une vérité que nous devons servir à la fidélité à soi-même.

La morale, par exemple, consiste à obéir à une vérité commune et qui nous dépasse et non pas simplement à aller jusqu’au bout de soi-même. Enfin, le dernier aspect de cette crise du sens de la vérité consiste à mettre l’accent sur l’efficacité plus que sur la vérité. Dans l’échelle des valeurs de beaucoup de gens, l’efficacité a plus d’importance que les plus belles théories. Combien seraient prêts à soutenir la XIe thèse de Feuerbach : Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c'est de le transformer?6 Cette thèse, à la base du communisme, a marqué notre époque. Comme si l’ère des théories était révolue et que seule la pratique compte. Ce sont les résultats qui importent, disent ses adeptes.

Cette analyse de la crise semble adéquate et valable pour bien comprendre et juger notre monde actuel, que nous nous placions dans la sphère philosophique aussi bien que théologique. La vérité est problématique et davantage encore lorsque nous parlons de vérité de foi religieuse, chrétienne ou catholique.

Vérité de foi


Les réalités de la foi peuvent être aussi vraies et certaines que les lois de la physique. Pour un chrétien, la résurrection de Jésus-Christ peut être une vérité aussi certaine que la loi de la gravité. Les deux affirmations peuvent être justifiées par la raison. La présence réelle de Dieu dans l’Eucharistie ne peut être prouvé en laboratoire, mais il est justifié de la croire si Dieu existe, s’il s’est fait homme et nous a révélé ce mystère. La foi n’est pas au bout d’une déduction, mais une série de signes ou d’indices convergents peuvent justifier une affirmation. Un chrétien qui a une foi adulte peut et doit être capable de donner les raisons qu’il a de croire et de justifier son espérance (1 Pierre, 3, 15)

Nous ne pouvons pas prouver notre foi par notre raison, mais en croyant nous n’abdiquons pas notre intelligence. La foi n’est pas un saut dans l’irrationnel. Un scientiste, un rationaliste est aussi irrationnel qu’un fidéiste. La science, la raison et la foi sont justifiées tant que nous ne réduisons pas le réel à une seule de ces dimensions. Aucune ne peut revendiquer le monopole du savoir et de la vérité. Voyons de près la démarche proposée par Daniélou concernant la foi au Christ et jugeons sa valeur.

La foi n’est pas d’abord une question d’expérience intérieure; la foi est d’abord une question de vérité. Le problème n’est pas de savoir ce que je sens; c’est d’abord de savoir ce qui est. Il s’agit de savoir d’abord si Dieu existe et seulement ensuite l’expérience que je peux avoir de Dieu porte un sens. Mais toutes les expériences que je peux éprouver, dans la mesure où elles ne sont pas mises en rapport avec la vérité, sont finalement contestables et susceptibles de multiples interprétations psychologiques, sociologiques, etc. Il est donc essentiel de savoir si Dieu existe. Il est essentiel de savoir si Jésus est vraiment le fils de Dieu, venu en ce monde. De ce point de vue, la vérité objective est le point de départ de tout. Si le Christ n’est pas ressuscité, toutes les expériences que je peux avoir n’ont pas la moindre importance. Il est donc essentiel d’abord que les certitudes de la foi soient fondées. Mais d’autre part, le Christ étant ressuscité, il est essentiel que le Christ ressuscité ne soit pas simplement pour moi une vérité abstraite, mais la rencontre vivante de celui qui est un Vivant.7 En poussant plus loin notre démarche, nous pouvons nous demander si le Jésus raconté par l’Évangile est objet de légendes. De Jésus, nous ne saurions à peu près rien, sinon, qu’il a existé et qu’ensuite la communauté qu’il a fondée a construit, autour de son enfance, de sa vie et de sa mort, un certain nombre de légendes. Il faut y faire allusion, car ce sont des idées qui sont répandues aujourd’hui dans un certain nombre de livres et qui, par conséquent, peuvent troubler bien des esprits.

Il est très important de dire ici que, sur le plan strictement scientifique, ces contestations concernant l’historicité de la vie du Christ, telle qu’elle nous est rapportée par les évangiles, sont sans fondement. Bien sûr, et ceci est très clair, les évangiles ne sont pas des biographies, au sens où un historien moderne essaye d’écrire la biographie de Napoléon. Mais on peut dire que les évangiles sont essentiellement l’utilisation, en vue d’une prédication et d’un enseignement d’un donné qui, lui, est substantiellement historique.

II y avait, au moment où on écrivait les évangiles, des gens qui avaient été les témoins, non seulement des événements de la vie publique, mais aussi des événements de l’enfance et qu’il serait absolument incompréhensible que là où il y avait encore tous ces témoins vivants, on ait pu inventer des légendes. Ce serait la négation même de la méthode historique en tant que telle. Affirmer que nous ne pouvons pas connaître la réalité historique de la vie du Christ est scientifiquement contestable. Par conséquent, nous pouvons retrouver la joyeuse certitude que nous avons dans les évangiles des données qui sont historiquement valables et que nous avons toujours le droit de raconter aux enfants l’histoire des Mages, l’histoire de Bethléem, l’histoire de la Présentation au Temple, l’histoire de la vie publique, l’histoire de la Passion, l’histoire de la 6 Résurrection, l’histoire des apparitions de Jésus à ses disciples, l’histoire de son Ascension auprès du Père, comme des vérités historiques. Ce sont des choses qu’il faut dire publiquement, car on finirait, à lire certains articles, par être persuadés du contraire. Or du point de vue de l’exégèse, nous n’avons pas la moindre raison de mettre en question la valeur historique substantielle de tous ces épisodes de la vie de Jésus.8 L’historicité de Jésus est contestée aujourd’hui entre autre, par des disciples de Rudolph Bultman, (1884-1976) exégète protestant qui a fondé l’École de l’histoire des formes. Daniélou est un de ceux qui ont su le mieux critiquer sa théorie parce qu’il avait la culture pour le faire.

La grande difficulté n’est pas de croire qu’il y a eu un homme qui s’est appelé Jésus, qui a prêché l’amour du prochain et a pratiqué la pauvreté, mais de croire que cet homme est Dieu venu parmi nous. C’est ceci qui constitue à proprement parler l’acte de foi. Il y a beaucoup d’hommes qui aiment Jésus et qui, cependant, ne croient pas en Jésus. J’irai même très loin : presque tous les hommes aiment Jésus. Je veux dire qu’il y a peu d’hommes, à quelque religion ou à quelque irréligion qu’ils appartiennent, qui n’aient pas le respect pour Jésus. Je pense particulièrement aux Juifs dont la position à l’égard de Jésus s’est retournée, à Edmond Fleg, le grand poète juif, ami de Péguy, qui a écrit Jésus, raconté par le juif errant (Galimard, 1933); à Robert Aron, qui publia Les années obscures de Jésus (DDB, 1995), à David Flusser, professeur à l’Université de Jérusalem, qui publia Jésus (Seuil, 1970). Ils ont pour Jésus une admiration et un amour profonds, mais ne croient pas que Jésus soit le fils de Dieu.

Ceci est aussi vrai des musulmans. Jésus, Isha, tient dans le Coran une place éminente. Pour Mahomet, Jésus est le plus grand de tous les prophètes et il reviendra à la fin des temps pour le jugement. De même la Mère de Jésus, Myriam, est vénérée par les musulmans. Ils croient à la maternité virginale. Ainsi les musulmans partagent notre vénération pour Jésus et pour Marie, bien qu’ils ne croient pas que Jésus soit le fils de Dieu. Les Hindous ont une grande vénération pour Jésus. Ramakrishna, le mystique hindou de la fin du XIXe siècle, rangeait Jésus parmi les grands initiateurs et nous savons l’immense influence que l’Évangile a eue sur Gandhi, le grand prophète indien de la non-violence, qui reconnaissait que son enseignement était pour une très grand part venu de l’Évangile. Beaucoup d’athées vénèrent Jésus, comme représentant un des plus hauts sommets de la générosité et du dévouement.9

Une fois établie l’historicité de Jésus, il n’y a qu’une seule question : Est-ce que ce que dit l’Évangile est vrai ? Il n’y a qu’un problème pour la foi, c’est celui de savoir si Jésus-Christ nous paraît un témoin d’une authenticité humaine et divine telle que nous ayons le droit (en toute exigence lucide et rigoureuse et non pas sous un coup de désespoir ou une attitude d’exaltation) de fonder notre vie et notre pensée sur lui.10

Fidélité au message transmis

La crédibilité de Jésus étant reconnue, la transmission de son message a été la mission principale de Daniélou. Bien établir la vérité révélée en remontant aux sources et vérifier sa transmission fidèle ont été les préoccupations majeures de son oeuvre. Professeur d’histoire des origines chrétiennes à l’Institut catholique de Paris, il put se consacrer à une recherche dont les fruits nous restent. Nous apprenons que la théologie chrétienne a utilisé à partir des apologistes les instruments intellectuels de la philosophie grecque. Mais auparavant, il y a eu une première théologie de structure sémitique. Les découvertes de la Mer Morte constituent un élément précieux pour éclairer cette époque. Dans l’Église ancienne, l’explication des rites sacramentels tenait une place importante dans la formation des fidèles. Les sacrements apparaissent comme les événements essentiels de l’existence chrétienne.

Sa théologie du Judéo-christianisme avant le concile de Nicée I et de Nicée II fait autorité.11 En histoire, pour déterminer les événements avec rigueur scientifique, nous avons besoin de documents d’archives et de monuments archéologiques. Ceci est vrai aussi du christianisme. Nous avons des éléments suffisants d’une histoire des premieres décades chrétiennes. Les actes des Apôtres et les Épitres de Paul, les allusions des historiens latins, les documents rassemblés par Eusèbe de Césarée permettent d’arriver à des certitudes incontestables et incontestées. Mais les Actes et les Épitres ne s’intéressent qu’à l’oeuvre de Paul ; les historiens latins ne parlent que des rapports des chrétiens et de l’Empire ; Eusèbe de Césarée a disposé d’une documentation qui concerne presque exclusivement l’Asie, la Syrie et l’Égypte.

Si nous voulons donner une image plus complète, nous devons puiser dans l’héritage littéraire des premiers siècles chrétiens comme la Didaché ou les Odes de Salomon et nous référer aux découvertes de l’arrière-fond juif sur lequel le christianisme originellement se détache. Les découvertes de la Mer Morte en sont un bel exemple. Daniélou a été l’artisan choisi pour écrire la Nouvelle Histoire de l’Église. (Des origines à la fin du troisième siècle).12 À ce travail de recherche s’ajoute celui de faire connaître les sources qui nous ont transmis le message chrétien dans sa plus grande pureté. La collection Sources Chrétiennes (Cerf) présente les textes des premiers siècles du christianisme intéressant ceux qui étudient la théologie chrétienne dans sa formation et son développement. Plus de 500 titres sont parus depuis sa naissance en 1942, grâce à la ténacité des fondateurs : les pères Henri de Lubac, Claude Mondésert et Jean Daniélou. Celui-ci fut l’artisan du premier volume : La vie de Moïse (Cerf, 1942) écrite par Grégoire de Nysse.

Pour mieux comprendre l’ampleur et l’importance de cette collection jusqu’à nos jours, nous devons nous référer à l’ouvrage d’Étienne Fouilloux.13 Le rôle joué par Daniélou apparaît dans toute sa dimension apostolique.

Défenseur de la foi


Un autre aspect de la mission de Daniélou fut de défendre la vérité de la foi catholique et de l’Église gardienne de cette foi et chargée de nous la transmettre fidèlement. Sa vision du monde et de l’Église actuelle se résume ainsi : Les insuffisances de la science, pour répondre aux interrogations fondamentales de l’homme, et la technocratie, pour assurer son bonheur, éclatent aujourd’hui. À ce moment, un vent de sécularisme souffle sur l’Église. Ses théologiens découvrent la mort de Dieu et ne s’intéressent plus qu’à l’homme. L’adoration, la contemplation, la prière sont dépréciées et l’évangile ramené au seul amour du prochain. Le Christ n’est plus le geste de Dieu venant chercher l’homme pour l’introduire dans la vie divine, mais seulement celui qui a aimé les pauvres, lutté contre l’injustice, libéré les opprimés. On estime qu’il ne sert à rien de bâtir des églises et que l’argent qui y aurait été consacré serait mieux utilisé ailleurs. Le vrai problème est celui d’un certain affaissement intérieur de l’Église, d’une crise de la vie intérieure et d’une crise des vocations sacerdotales. Et derrière tout cela, il y a une crise de la foi, mais l’Église en a vu d’autres et l’Esprit est avec elle.14 

Il n’y a pas un dogme du CREDO qui ne soit aujourd’hui contesté par quelques théologiens. C’est là où le peuple chrétien a raison de s’inquiéter parce qu’il se sent menacé dans ce qui constitue la substance même de sa foi. Nous voyons alors l’importance de défendre la foi contre tous ceux qui la déforment. De plus, nous avons à défendre aujourd’hui l’Église, établie par le Christ luimême, fondée par les apôtres et leurs successeurs. Nous pensons que l’Évangile n’est donné que dans et par l’Église.15

En 1970-71, des intellectuels inquiets pour l’avenir de l’Église se regroupent autour du Cardinal Daniélou. Leur secrétaire est Gérard Soulages, un universitaire jadis lié a Mounier, Marrou et Maritain. Il refuse la dégradation actuelle de la foi. Le Cardinal Journet, le Père de Lubac et nombre de personnalités de l’Église l’encouragent. Il fonde le mouvement Fidélité et ouverture.16 L’effervescence conciliaire fut l’occasion de réaction et de débats mémorables. René Laurentin, expert au concile Vatican II, a analysé l’après concile après l’avoir vécu aux premières loges durant quarante ans. Il en dresse un bilan contrasté dans ses mémoires (Fayard, 2005). Comment confirmer les structures en changeant tout et en ouvrant les dialogues sans rien sacrifier de l’essentiel ? Les débordements suivent : les théologiens libérés, après avoir été persécutés, passèrent d’un conservatisme forcé à une contestation critique souvent irresponsable. Paul VI, qui fut un grand pape pour le concile, mit sept ans à s’apercevoir que les fumées de Satan étaient entrées dans l’Église.

L’Église, trop préoccupée d’elle et de ses problèmes, parla trop d’elle-même au lieu de se centrer sur le Christ. De plus, le concile misa sur le monde sans se préserver de son ambiguïté. Dans l’écriture le mot monde est plus souvent employé dans un sens péjoratif que dans un sens positif. L’Église qui sut aller au monde ne sut pas assez parler de Dieu au monde.17

La dégradation de la pensée théologique amena plusieurs initiatives pour redresser la situation. Daniélou signale en particulier trois théologiens et trois ouvrages qui ont une valeur de témoignage : Henri de Lubac dans L’Éternel féminin (Aubier, 1968), Urs von Balthasar dans Cordula (Beauchesne, 1969) et Louis Bouyer dans la Décomposition du catholicisme (Aubier, 1968). Ce sont des esprits libres, irréductibles à toute classification et sans aucune complaisance pour les idoles du jour.18 Il reconnaît en eux des compagnons d’armes et se réjouit de les voir oeuvrer pour sauvegarder la foi transmise pas les apôtres.

C’est dans cette foulée que surgit le mouvement et la revue internationale Communio fondée par Balthasar, Ratzinger, Daniélou et des membres de la Commission théologique internationale en 1969. Vingt ans après la mort de Daniélou, un de ses disciples a écrit que beaucoup de jeunes ont trouvé en lui un guide, un conseiller, un éveilleur d’âme. Il avait choisi la pastorale de l’intelligence. La passion qui l’habitait, c’était l’annonce intégrale de l’Évangile sans compromis.19 Avant de conclure, laissons la parole à quelques uns de ses amis qui peuvent apporter un éclairage révélateur sur l’homme et l’oeuvre. Ses carnets spirituels nous laissent entrevoir un religieux à la foi indéfectible. Cet ouvrage a été bien commenté vingt ans après sa mort. 20 Nous y voyons que « La vie cachée en Dieu » qui constitue le centre de son être inspire toute son action.  D’autres ont souligné des aspects contrastants de leur ami.21 Un d’eux observe, par exemple, qu’il menait, depuis qu’il était cardinal, plus que jamais, une vie pauvre : sans voiture, sans secrétaire, vêtu et logé comme un pauvre. Pour une amie de longue date, c’était à la manière dont il célébrait la Messe qu’on reconnaissait le prêtre en lui. Olivier Clément essaie de le camper : il tentait d’aimer Dieu de toute son intelligence. Ce cardinal, cet académicien était au fond un marginal. Cullman dira que l’amour et la fidélité à ce que nous considérons comme la vérité a toujours guidé notre dialogue oecuménique. Pierre Emmanuel a observé chez son ami : un attentif, un lutteur, un téméraire parfois. Son ouverture d’esprit était aussi grande que ses choix étaient déterminés. À la mort de Maritain, Daniélou lui rendit hommage en soulignant sa passion de la vérité, son immense influence auprès des jeunes philosophes et artistes qui marquèrent cette époque. À la fin de sa vie, il souffrait de la dégradation de la pensée théologique et de la vie spirituelle de l’après concile. Il le dira avec verdeur dans le Paysan de la Garonne . Daniélou conclut : Ce dont nous serons reconnaissant à Jacques Maritain, ce qui constitue la forme propre de sa vocation, c’est de nous avoir fait la charité de la vérité.22 Cet hommage, nous le lui retournons avec gratitude en reconnaissant en lui un apôtre méconnu de cette forme de charité. Rendre Dieu présent au monde est une manière de servir les autres, d’aimer son prochain. Le plus pauvre des pauvres est encore celui qui n’est pas ouvert à la vérité, celui qui n’a pas Dieu dans sa vie.


1 Bro, Bernard, La Libellule ou … le haricot (Confessions sur le siècle), Presses de la Renaissance 2003, page 4 de la
couverture.
2 Baldé, Benoît XVI, etc Actualité de Jean Daniélou, Cerf 2006
3 Cité par Lebeau, Paul, Jean Daniélou, Fleurus, 1966, pp. 17-18.
4 Daniélou, Jean, Nouveaux tests, Beauchesne 1970, p.16.
5 Daniélou, Jean,L’enseignement de la philosophie, in Recherches et Débats du Centre catholique des Intellectuels Français,
Fayard, no 36, 1961, pp. 146-162.
6 Marx Engels, L'idéologie allemande, Éditions Sociales, 1968, p.34.
7 Daniélou Cardinal, La foi de toujours et l’homme d’aujourd’hui, Beauchesne 1969, p.140-141.
8 Idem, ibidem, pp. 112 et 116.
9 Idem, ibidem, p. 118-119.
10 Idem, ibidem, p. 81-82.
11 Voir par exemple certains de ses ouvrages : Les origines du christianisme latin, Cerf 1978; Théologie du
judéo-christianisme, Cerf 1991; Message évangélique et culture hellénistique, Cerf 1990; Bible et liturgie, Cerf
1951; etc.
12 Nouvelle histoire de l’église, T.I., Seuil 1963, p. 29-30.
13 Fouilloux, Étienne, La collection « Sources chrétiennes » Cerf, 1995.
14 Druon, Daniélou, etc in Une Église qui se trompe de siècle, Plon 1972, pp. 146 et 154.
15 Daniélou, in Fidélité et ouverture, Mame 1972, p. 197-199.
16 Soulages, Gérard, Épreuves chrétiennes et espérance, Téqui 1979.
17 Vatican II ( 40 ans déjà) in Chrétiens Magazine, no 154, nov. 2002, p. 10-11.
18 Daniélou, Jean, Nouveaux tests, Beauchesne 1970, p.45-46.
19 Armogathe, Jean-Robert, in Communio, no XIX, 3, 1994, p.78.
20 La spiritualité de Jean Daniélou, in Communio, no XIX, 3, 1994, p.81.
21 Voir le collectif : Jean Daniélou 1905-1974, Cerf 1975, pp. 135, 171, 173, 181-185, 188, 191-194.
22 Sur Jacques Maritain (La charité de la Vérité) in Revue des deux mondes, juin 1973, p. 534-537.

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