Chardin Jean-Baptiste-Siméon

2 novembre 1699-6 décembre 1779
Edmond et Jules de Goncourt: Chardin, le grand peintre de la nature morte

«Les peintres de mœurs naissent volontiers et comme naturellement à Paris. Jean-Baptiste-Siméon Chardin y naquit le 2 novembre 16991. Son père était un menuisier habile et renommé dans son métier, qui avait la spécialité de fournir au roi ces billards monumentaux dont une planche de Bonnart nous a gardé le dessin. Chargé de famille, il ne songeait qu'à mettre un gagne-pain aux mains de ses enfants. Il ne donna donc qu'une instruction tout ouvrière à Jean-Baptiste-Siméon, son aîné, qu'il destinait à sa profession, jusqu'au jour où la vocation de peinture du jeune homme commençant à éclater et à s'affirmer, il le laissait entrer, non sans résistance, à ce qu'on peut croire, dans l'atelier de Cazes, un peintre du Roi alors fort en vogue.

Chez Cazes, rien n'apparaît du peintre que Chardin devait être. L'enseignement, du reste, était peu fait pour dégager son tempérament on copiait des tableaux du maître, on dessinait le soir à l'Académie, et c'était tout. Rien n'y était donné à l'étude de la nature : l'exemple même du maître en détournait. Cazes, trop pauvre pour prendre modèle, peignait tout de pratique en s'aidant de quelques croquis de jeunesse. Chardin sortit de là à peu près comme il y était entré. Il était dans sa destinée de tout s'apprendre à lui-même, de se former seul, de ne rien devoir à l'éducation.

Un hasard décida son génie. Noël-Nicolas Coypel , l'ayant fait appeler comme aide, lui donna à peindre un fusil dans le portrait d'un chasseur, en lui recommandant de le peindre avec exactitude. L'élève de Cazes avait cru jusque-là qu'un peintre devait tout tirer de sa tête. Tout étonné du soin mis par Coypel à poser et à éclairer le fusil, il se mit à l'œuvre c'était la première fois qu'il peignait d'après nature. La vérité, la lumière, la peinture, son art, le secret de voir et de peindre, tout cela lui apparut d'un coup, dans le rayon du jour, sur l'accessoire d'un tableau.

Une espèce de manœuvre travaillant aux gages d'un peintre connu, un jour peignant un accessoire dans un portrait,un autre jour employé à cent sols par jour à la restauration d'une galerie de Fontainebleau entreprise par Vanloo, voilà tout ce qu'est Chardin jusqu'ici. Une occasion le faisait bientôt connaître et commençait sa popularité dans la rue. Un chirurgien, ami de son père, l'ayant prié de lui faire une enseigne, un plafond, selon le terne du temps, pour sa boutique, Chardin, qui avait pu voir le tableau peint par Watteau pour l'enseigne de Gersaint, tentait une machine pareille, une scène animée et vivante du Paris de son temps, sur un panneau de quatorze pieds de largeur sur deux pieds trois pouces de hauteur. Il peignait un chirurgien-barbier portant secours à un homme blessé en duel et déposé à la porte de sa boutique. C'est une foule, un bruit, un émoi ! Le porteur d'eau est là, ses seaux à terre. Des chiens aboient. Un traîneur de vinaigrette accourt ; par la portière, une femme, celle peut-être pour laquelle on a dégainé, se penche effarée. Les fonds sont pleins d'un bourdonnement de badauds, d'une presse de curieux qui se poussent, cherchent à voir, à se dépasser de la tête. La garde croise paternellement le fusil contre l'indiscrétion de la curiosité. Le blessé, nu jusqu'à la ceinture, avec son coup d'épée dans le flanc, soutenu par une sueur de charité, est saigné par le chirurgien et son aide. Le commissaire, en grande perruque, marche avec la lenteur grave de la justice, suivi d'un clerc tout noir et tout maigre. Tout cela va, vient, remue, dans une peinture de verve, heurtée et de premier coup, dans un tapage de gestes et de tons, dans le tumulte même et le hourvari de la scène réelle. Aussi quelle foule, quel attroupement et quel bel enthousiasme de peuple, lorsqu'un matin l'enseigne apparaît, hissée au front de la boutique, avant que personne ne soit levé dans la maison! Le chirurgien, que Chardin n'a pas prévenu, demande ce qu'il y a, et pourquoi tout ce monde: on l'amène devant l'enseigne. Il cherche ce qu'il avait commandé: des trépans, des bistouris, l'étalage de tous les outils de sa profession; il va se fâcher: l'admiration du public le désarme. De proche en proche, le succès du tableau gagna, et ce fut par cette enseigne que les académiciens firent connaissance avec « le nom et le faire» de Chardin. Combien d'années la laissa-t-on accrochée au-dessus de la boutique? Combien de temps demeura-t-elle là où la place le Journal des Arts, au bas du Pont-Saint-Michel? La petite chronique des enseignes de Paris n'en dit rien. Mais on la retrouve passant aux enchères à la vente de Le Bas en 1783, où elle est acquise pour cent livres par Chardin , le sculpteur et le neveu du peintre, qui, selon une note manuscrite de notre catalogue, «crut retrouver dans ce tableau tous les portraits des principaux membres de sa famille que son oncle avait pris pour modèles.» Et ce serait la dernière trace de l'enseigne du maître, si un fin et délicat connaisseur, un heureux chercheur, M. Laperlier n'avait eu le bonheur de mettre la main, non sur l'enseigne elle-même, mais sur une esquisse, une maquette du grand tableau, pochade franche à toute volée c'est l'esprit et le feu des derniers maîtres de Venise; les personnages n'y sont que des taches, mais les taches y font penser à Guardi.

La rue devait porter bonheur à Chardin. À une autre exposition en plein vent, l'exposition de la place Dauphine, le jour de la Fête-Dieu, il se faisait remarquer par un tableau représentant un bas-relief en bronze où ses qualités apparaissaient déjà et se jouaient dans le trompe-l'œil. Jean-Baptiste Vanloo lui achetait ce tableau et le lui payait plus cher que Chardin n'osait l'estimer. Au milieu de cela, il restait modeste, et ne songeait guère à l'Académie. Plié aux idées de son père, bon bourgeois qui s'honorait fort d'être membre et syndic de sa communauté et qui ne désirait à son fils d'autre avenir que la maîtrise dans son état de peintre, il se laissait faire, avec l'argent du menuisier, maître de l'Académie de Saint-Luc. Ce fut la dernière réception dont la petite Académie put s'enorgueillir.

En 1728, à une autre exposition de la place Dauphine, il exposait, avec quelques autres toiles, ce beau tableau de la Raie qu'on voit aujourd'hui au Louvre. Devant ce chef-d'œuvre et le peintre qu'il annonçait, les académiciens, amenés là par la curiosité, cédaient au premier mouvement d'admiration: ils allaient trouver Chardin et l'engageaient à se présenter à l'Académie. Laissons ici la parole aux Mémoires inédits sur la vie des membres de l'Académie royale :
    Désirant pressentir les opinions des principaux officiers de ce corps, Chardin se permit un innocent artifice. Il plaça clans une première salle, comme au hasard, ses tableaux, et il se tint dans la seconde. M. de Largillière, excellent peintre, l'un des meilleurs coloristes et des plus savants théoriciens sur les effets de la lumière, arrive; frappé de ces tableaux, il s'arrête à les considérer avant d'entrer dans la seconde salle de l'Académie, où était le candidat; en y entrant: « Vous avez là, dit-il, de très beaux tableaux ; ils sont assurément de quelque bon peintre flamand, et c'est une excellente école pour la couleur que celle de Flandres; à présent, voyons vos ouvrages. — Monsieur, vous venez de les voir. — Quoi! ce sont ces tableaux que... ? — Oui, monsieur. — Oh! fit M. de Largillière, présentez-vous, mon ami, présentez-vous.» M. Cazes, son ancien maître, trompé par cette même petite supercherie, accorda également un éloge des plus marqués, ne se doutant pas qu'ils fussent de son élève. On dit qu'il fut un peu blessé de ce tour, mais il lui pardonna aussitôt, l'encouragea et se chargea de sa présentation. Ainsi M. Chardin fut agréé avec un applaudissement général. Ce ne fut pas tout; comme M. Louis de Boullongne, directeur et peintre du Roi, entrait à l'assemblée, M. Chardin lui observa que les dix ou douze tableaux qu'il exposait étaient à lui, et qu'ainsi l'Académie pouvait disposer de ceux dont elle serait contente. « Il n'est pas encore agréé, dit M. de Boullongne, et déjà il parle d'être reçu. Au reste, ajouta-t-il, tu as bien fait de m'en parler.» (C'était une habitude qu'il avait de s'exprimer ainsi.) Il rapporta en effet la proposition, elle fut saisie avec plaisir; l'Académie prit deux de ces tableaux: l'un, un buffet chargé de fruits et d'argenterie; l'autre, le beau tableau représentant une raie et quelques ustensiles de ménage, qui fait encore l'admiration de tous les artistes, tant la couleur en est fière, tant l'effet et le faire sont admirables!

La réception de Chardin, reçu et agréé comme peintre de fleurs, fruits et sujets à caractères, eut lieu le 25 septembre 1728.

III


L'Académie ne s'était point trompée : c'était un maître que le peintre de la Raie, un maître qui allait être le grand peintre de la nature morte.

La nature morte, là en effet est pour ainsi dire la spécialité du génie de Chardin. Il a élevé ce genre secondaire aux plus hautes comme aux plus merveilleuses conditions de l'art. Et jamais peut-être l'enchantement de la peinture matérielle, touchant aux choses sans intérêt, les transfigurant par la magie du rendu, ne fut poussé plus loin que chez lui. Dans ses tableaux d'animaux, ses lièvres, ses lapins, ses perdrix, dans ce qu'on appelait au XVIIIe siècle des retours de chasse, quel maître n'égale-t-il pas? Fyt lui-même, plus spirituel, plus piquant, plus amusant à l'oeil, plus détaillé de plume et de poil, lui cède en force, en solidité, en largeur de travail, en vérité d'effet. Les fruits, les fleurs, les accessoires, les ustensiles, qui les a peints comme lui? Qui a rendu, comme il la rend, la vie inanimée des choses? Qui a donné aux yeux une pareille sensation de présence réelle des objets? Chardin semble entrer, comme le soleil, dans la belle et sombre petite cuisine de Willem Kalf. C'est une magie à côté de laquelle tout pâlit et tous faiblissent, Van Huysum et ses herbiers de fleurs sèches, de Heem et ses fruits sans air, Abraham Mignon et ses pauvres bouquets, minces, découpés, métalliques.

Sur un de ces fonds sourds et brouillés qu'il sait si bien frotter et où se mêlent vaguement des fraîcheurs de grotte à des ombres de buffet, sur une de ces tables à tons de mousse, au marbre terreux, habituées à porter sa signature, que Chardin verse les assiettes d'un dessert, voilà le velours plucheux de la pêche, la transparence d'ambre du raisin blanc, le givre de sucre de la prune, la pourpre humide des fraises, le grain dru du muscat et sa buée bleuâtre, les rides et les verrues de la peau d'orange, la couperose des vieilles pommes, les noeuds de la croûte du pain, l'écorce lisse du marron, jusqu'au bois de la noisette. Tout cela est là devant nous, dans le jour, dans l'air, comme à portée de la main. Chaque fruit a la saveur de ses couleurs, le duvet de sa peau, la pulpe de sa chair : il semble tombé de l'arbre dans la toile de Chardin. Puis, au travers de ce bouquet d'été et d'automne, ce seront des soupières de Saxe à fleurettes, de massives argenteries, des bocaux d'olives, des bouteilles trapues remuant clans leurs flancs de verre l'or des liqueurs ou les lueurs de sang du vin, mille objets de table sur lesquels le peintre fera jouer, en un petit carré lumineux barré d'ombre, le jour et la croix de la croisée. Car Chardin fait tout ce qu'il voit.

Rien n'humilie ses pinceaux. Il touche au garde-manger du peuple. Il peint le vieux chaudron, la poivrière, l'égrugeoir en bois avec son pilon, les meubles les plus humbles. Nul morceau de nature qu'il méprise. Il attaquera clans une heure d'étude tin carré de côtelettes de mouton; et le sang, la graisse, les os, le nacré des nerfs, la viande, sa brosse exprimera tout, et de ses empâtements suintera comme le suc des chairs. C'est à peine s'il se donnera le travail de composer son tableau : il y jettera la vérité toute simple, ce qu'il aura sous les yeux, sous la main. Un gobelet d'argent et quelques fruits autour, rien que cela, c'est un admirable tableau de lui. Le brillant, l'éclair du gobelet n'est fait que par quelques touches de blanc égratignées de pâte sèche; dans les ombres, il y a de tous les tons, de toutes les colorations, des filées d'un bleu presque violet, des coulées de rouge qui sont le reflet des cerises contre le gobelet, du brun rouge effacé et comme estompé dans des ombres d'étain, des piqûres de rouge, de jaune, jouant clans des touches de bleu de Prusse, un rappel continu de toutes les couleurs ambiantes glissant sur le métal poli du gobelet. Étudiez un autre tableau de lui, aussi simple, aussi plein de lumière et d'harmonie: c'est un verre d'eau entre deux marrons et trois noix; regardez un peu longtemps, puis reculez-vous de quelques pas, le verre tourne, c'est du verre, c'est de l'eau, c'est la couleur sans nom faite de la double transparence du contenu et du contenant. À la surface de l'eau, au fond du verre, c'est le jour même qui joue, tremble et se noie. Les gammes les plus tendres, les variations les plus fines du bleu tournant au vert, une infinie modulation d'un certain gris glauque, cristallin et vitreux, une touche partout rompue, des lueurs s'éveillant dans des ombres, de pleines lumières filées comme au doigt sur le bord du verre, c'est tout ce qu'on voit en s'approchant de la toile. Ici, dans ce coin, ce n'est qu'un torchis de pinceau, le coup d'une brosse qu'on essuie, et voilà que dans ce torchis une noix s'ouvre, se recroqueville dans sa coque, montre tous ses cartilages, apparaît dans tous ses détails de forme et de ton.

Mais encore, voyez ces deux oeillets : ce n'est rien qu'une égrenure de blanc et de bleu, une espèce de semis d'émaillures argentées en relief: reculez un peu, les fleurs se lèvent de la toile à mesure que vous vous éloignez, le dessin feuillu de l'oeillet, le coeur de la fleur, son ombre tendre, son chiffonnage, son déchiquetage, tout s'assemble et s'épanouit. Et c'est là le miracle des choses que peint Chardin: modelées dans la masse et l'entour de leurs contours, dessinées avec leur lumière, faites pour ainsi dire de l'âme de leur couleur, elles semblent se détacher de la toile et s'animer, par je ne sais quelle merveilleuse opération d'optique entre la toile et le spectateur, dans l'espace.»

EDMOND ET JULES DE GONCOURT, "Chardin", Gazette des beaux-arts, Paris, juillet 1863, p. 514 et suiv.

Articles


À propos de quelques Chardin

Théophile Thoré
Texte publié dans la Gazette des beaux-arts en 1860 à propos d'une exposition de tableaux de peintres français du XVIIIe provenant de collections privées.



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