Stravinski Igor
«Igor Strawinsky, nom sonore et magnifique, célèbre et répandu dans le monde depuis plus de vingt-cinq ans déjà, et qui demeure presque un inconnu pour la plupart des auditeurs radiophoniques de nos régions. Mais si un certain public ignore ce nom magnifique, des musiciens professionnels le boudent et l'accusent de les avoir dérangés dans leurs habitudes. Et en effet, déjà aux environs de 1910, 1912 et 1913, et depuis lors, Strawinsky a bouleversé bien du monde.
J'ai assisté, dans le temps, à Paris, aux grandes premières révolutionnaires de ce musicien, et je sais ce que peuvent être les réactions du public parisien devant des oeuvres qui le bousculent dans ses conceptions les plus chères. En France, on proteste, on chahute, on crie, on hurle, et les premières du Sacre du Printemps, parmi d'autres oeuvres, laissent dans ma mémoire un souvenir ineffaçable. Tandis qu'ici, par exemple, on ne sait trop quoi penser de l'indifférence ou de l'apathie du public. Timide devant la musique, le public ne manifeste jamais contre. Ou il s'abstient tout simplement d'aller au concert. Mais en Europe, le public est curieux. Il sait ce qu'il veut. Il va voir, il va entendre, et si on lui marche sur les pieds,, ou sur les oreilles, eh bien! il le proclame sans vergogne. Mais ces admirables chahuts, Debussy, Ravel, Milhaud, Honegger, les ont connus. Et, dans le passé, d'autres grands maîtres, des musiciens de génie y ont aussi goûté. Ce n'est pas autrement que se font les révolutions, en musique ainsi que dans les autres domaines. Et les oeuvres de Strawinsky sont loin d'être une musique en dentelles qui eût pu, justement, provoquer une révolution... en dentelle, en pantoufles ou en sucre d'orge.
Mais il n'a fallu que quelques années pour que Strawinsky soit adoré et choyé par ceux-là mêmes qui l'avaient si durement accueilli. Dès 1914, le Sacre fut accepté et les Festivals Strawinsky firent salle comble. Strawinsky a vite conquis Paris, et la France, et l'Europe, l'Amérique enfin. Et en observant la musique d'aujourd'hui dans tous les pays du monde, on s'aperçoit que ce grand musicien a exercé une influence considérable sur la production universelle. Et si la révolution de Debussy s'est opérée dans le domaine de la sensibilité autant que dans celui des formes, celle de Strawinsky s'est surtout opérée dans le domaine du rythme et de la matière orchestrale, de la froide spiritualité.
On a déjà beaucoup écrit sur Srawinsky, et bien des études fantaisistes ou à tendance ont circulé dans le monde. De sorte que ceux qui voudraient étudier le caractère de l'homme sans le connaître, sans connaître sa musique et sans pouvoir l'entendre, ceux-là seraient bien embarrassés de se faire de tout cela une idée précise. D'ailleurs, Strawinsky a très souvent eu à se plaindre des journalistes et des musicographes. Il a été grossièrement trahi par les uns et par les autres. A tel point qu'il a pris soin, depuis quelques années, de rédiger lui-même ses interviews avant de les remettre aux journalistes. Et c'est ainsi qu'il a été amené à publier deux volumes qu'il a intitulés: Chroniques de ma vie.
On ne trouve guère de vie romancée dans ces deux volumes, qui traitent surtout de son art. Aucune sauce, aucun artifice sentimental ne vient troubler le lecteur et l'éloigner de l'objectif principal qui est la vérité toute nue. Aucune concession à l'amateur d'histoires drôles, gaies ou lyriques. C'est une mise au point. Ces livres austères ne veulent révéler que des faits, des idées soigneusement triées, et l'auteur les présenta en français à sa manière, qui est sèche, rude, courte, un peu brutale. C'est une réponse nette à tout ce que l'on a écrit de faux, d'injuste ou de fantaisiste sur sa personne ou sur son oeuvre. Il ne se soucie point de plaire, et il se refuse aux épanchements lyriques et aux confessions d'ordre intime. Il n'a pas voulu entreprendre « une description romantique des souffrances qu'éprouve le musicien en enfantant son oeuvre, ou de sa béatitude quand il est visité par sa muse inspiratrice ».
Baudelaire disait que «l'inspiration, c'est de travailler tous les jours... » Strawins.ky, lui, dit que « la composition est une fonction quotidienne ». Et il dit encore, un peu à la manière de Saint-Saëns, qu'il compose parce qu'il est fait pour cela et qu'il ne saurait s'en passer. Et à ceux qui croient que « pour créer, il faut attendre l'inspiration », il répond « que cette force motrice ne se déploie que quand elle est mise en action par un effort, et cet effort est le travail » . Mais il prend soin d'ajouter que ce n'est pas uniquement l'inspiration qui compte, mais le résultat, autrement dit: l’œuvre. C'est la théorie du bon artisan, c'est celle des bâtisseurs de cathédrales et des sculpteurs du moyen âge. Enfin, quand Strawinsky voyage et découvre le monde, ce n'est toujours que seul avec lui-même. Il peut donc se dispenser de se faire à soi-même des confidences sentimentales... Les études de mœurs ne l'intéressent pas, et non plus les descriptions géographiques, et on est ici, vraiment, bien loin des bouquins si douloureusement sensibles de Berlioz, qui sont autant de confidences dramatiques et terriblement personnelles. Or, Strawinsky est un esprit classique plein d'orgueilleuse pudeur, et qui ne s'est jamais abandonné aux grands vents romantiques...
Mais voici ses premières impressions sonores. A l'âge de cinq ans, il entend chanter un paysan qui s'accompagne en faisant des bruits bizarres avec la paume de sa main sous l'aisselle... Une autre fois, ce sont des femmes qui chantent à l'unisson, le soir, en rentrant de leurs travaux. Et c'est ainsi qu'il découvre la mélodie populaire de la campagne, dont il sera toute sa vie imprégné. Mais la ville lui réserve des souvenirs plus riches et plus variés, et aussi plus scientifiques. Ses parents sont aisés, de sorte qu'il est entouré d'une atmosphère propice à son développement musical. Son père était première basse chantante à l'Opéra Impérial de Saint-Petersbourg. La première grande oeuvre musicale qu'il entend est La Vie pour le Tsar de Glinka, qui lui laisse une impression inoubliable. Un peu plus tard, il entend la Pathétique de Tschaïkowsky, et nous avons vu, il y a quelques mois, à l'un des concerts de New-York, qu'il a toujours gardé une profonde admiration pour Tschaïkowsky. Enfin, il va au collège, il fait des études de droit à l'Université, et il devient l'élève de Rimsky-Korsakow, qui a été, à vrai dire, son seul et unique maître. Dès lors, sa carrière va se dérouler avec la sûreté d'un mécanisme prodigieux. Son oeuvre, soumise à une stricte et savante discipline, se pose dès le début sous le signe de la plus lumineuse certitude. En 1909, Serge de Diaghilew lui commande une oeuvre pour les Ballets Russes, qui est L'Oiseau de Feu. Quelques années plus tard, un autre ballet: Petrouchka. Et son nom commençait déjà à rayonner en Europe à l'apparition du Sacre du Printemps, en 1913. Vingt ans après le Prélude à l'Après-midi d'un Faune de Debussy, Strawinsky venait à son tour de changer quelque chose à la musique.
Petrouchka, L'Oiseau de Feu et Le Sacre du Printemps sont des ballets. Strawinsky est aussi l'auteur du livret de Petrouchka, qui est une suite de scènes burlesques et foraines. Mais Petrouchka, qui est une marionnette, est une oeuvre foncièrement triste. En voici l'argument: Au milieu des réjouissances de la semaine grasse, ou du carnaval, un vieux charlatan produit des poupées animées: Petrouchka, la Ballerine et le Maure, qui exécutent une danse effrénée. La magie du charlatan leur a communiqué tous les sentiments et les passions humaines, et Petrouchka, qui en est doué plus que les autres, souffre bien davantage de son état humain que la Ballerine ou le Maure. Il cherche une consolation dans l'amour de la Ballerine, mais la belle le fuit, effrayée de ses manières bizarres, comme mécaniques. C'est plutôt le Maure, somptueux et méchant, qui séduit la Ballerine et la captive. Mais tout juste au moment de la scène d'amour, Petrouchka arrive, furieux de jalousie, et... ne réussit qu'à se faire mettre à la porte... La tristesse, la mélancolie de Petrouchka sont touchantes. Enfin, le carnaval bat son plein, et un marchand fêtard, accompagné de chanteuses tziganes, distribue à la foule des poignées de billets de banque. Il y a aussi le montreur d'ours, dont on a entendu l'orgue de Barbarie, et finalement une bande de masques qui emmène tout le monde dans un tourbillon endiablé.
Quant à L'Oiseau de Feu, qui est le premier ballet de Strawinsky, le sujet en est emprunté à un conte russe: Ivan le chasseur capture un bel oiseau de feu dont les supplications le touchent et auquel il rend la liberté. Mais le pauvre Ivan a eu l'imprudence d'entrer dans le jardin maléfique de l'enchanteur Katschéi qui tient captives treize princesses sous la garde de monstres hideux, et il sera, pour sa punition, transformé en monstre. Mais l'Oiseau de Feu, reconnaissant, vient au secours du chasseur, puis il entraîne dans une ronde infernale et épuisante tous les serviteurs du sorcier et le sorcier lui-même. Et puis, l'Oiseau de Feu endort tout le monde à l'aide d'une berceuse magique. Les princesses retrouvent leurs princes et Ivan épouse l'une d'elles.
Le Sacre du Printemps, qui va suivre, est de beaucoup l’œuvre la plus importante des trois, et l'une des plus impressionnantes de Strawinsky. C'est même l'une des plus décisives de l'histoire de la musique contemporaine. Il faut se laisser emporter par le caractère dissonant et agressif de cette musique. Vous y découvrirez des mélodies d'une franchise et d'un caractère infiniment prenants.
Le Sacre du Printemps nous montre, dans un rythme d'une extraordinaire puissance, la genèse de l'humanité, où tous les gestes sont instinct, brutalité instinctive. C'est, en synthèse, la pulsation du corps humain, à peine sorti de la terre, encore convulsif et étonné. « Cette partition nous fait assister aux rites étranges d'une religion de la Terre d'une farouche grandeur. Une introduction nous montre cette civilisation primitive sortant des limbes » , vers la lumière du matin, enfin vers le soleil de midi. La matière musicale elle-même se gonfle, grandit, se répand, et cette naissance de la vie en même temps que de l'orchestre a la signification du printemps qui naît... « C'est enfin la danse de la Terre qui emporte toutes les peuplades dans un rythme de frénésie sacrée d'une violence irrésistible... »
« La seconde partie du Sacre est consacrée au Sacrifice d'une Vierge Elue », que le printemps doit consacrer. Les jeunes filles dansent autour de l'élue immobile une sorte de glorification. Puis c'est la purification du sol et l'évocation des ancêtres. « Vient ensuite l'Action rituelle des Ancêtres, puis l'admirable et impressionnante Danse Sacrale, au cours de laquelle la Vierge élue s'abandonne au délire rythmique jusqu'à l'épuisement, et tombe mourante dans les bras des sacrificateurs... », qui l'enlèvent et la tendent vers le ciel...
Eh bien! si on est sensible au rythme, à cette force vive de la nature, Le Sacre est une oeuvre bouleversante. C'est même là un extraordinaire phénomène, et que Strawinsky n'a pas répété. Car Strawinsky ne se répète pas. Chaque oeuvre est une sorte de victoire qu'il abandonne, pour s'élancer vers de nouvelles découvertes. J'ai parlé du rythme, mais l'orchestration, la couleur de cette musique est déjà à elle seule d'une foudroyante nouveauté. Et si le mot dynamisme a un sens, on en trouve l'application dans la partition du Sacre.»
Léo-Pol Morin, Musique, Beauchmin, Montréal 1946.