Ibsen Henrik

20 / 03 / 1828-23 / 05 / 1906
"Quand Henrik Ibsen (1828-1906) publia en 1899 son dernier drame, «Quand nous nous réveillerons d'entre les morts», il lui donna le nom d'épilogue dramatique. Et ce fut bien l'épilogue à son activité littéraire, car la maladie lui ôta les moyens de continuer à écrire. Pendant un demi-siècle, il avait consacré sa vie et son énergie à l'art dramatique, et était alors, sur le plan international, le plus grand et le plus influent auteur de son temps. Lui-même savait qu'il avait porté le nom de la Norvège bien au-delà des frontières de son pays.

Henrik Ibsen était aussi un très grand poète, et fit paraître en 1871 un recueil de poèmes. Cependant, c'est au drame qu'il consacra toute sa puissance créatrice. Durant de nombreuses et longues années, il se heurta à une opposition tenace; mais il parvint à vaincre le conservatisme et les préjugés esthétiques du public et des critiques. Plus que tout autre, il a donné à l'art dramatique une puissance nouvelle en dotant le drame bourgeois européen d'une gravité dans l'éthique, d'une profondeur psychologique et d'une importance sociale que le théâtre n'avait plus possédées depuis Shakespeare. Ce faisant, Ibsen contribua à donner à l'art dramatique européen une vitalité et, sur le plan artistique, une qualité qui ne peuvent se comparer qu'avec ce que nous connaissons de la tragédie grecque antique.

C'est dans une telle perspective que l'oeuvre d'Ibsen doit être située dans l'histoire du théâtre. Son drame réaliste moderne est la continuation de la tradition européenne de la tragédie. Dans ses oeuvres, il dépeint la classe moyenne de son temps, des êtres qui, dans la vie de tous les jours, sont confrontés soudain à une crise qui va les bouleverser profondément. Par aveuglement et du fait de leurs actions passées, ils ont eux-mêmes provoqué cette crise, ce dont ils sont contraints de convenir en revivant rétrospectivement leur passé. Mais Ibsen a aussi créé un genre dramatique tout différent. Il avait, en fait, plus de vingt-cinq années d'activité littéraire derrière lui lorsqu'il publia son premier drame réaliste contemporain: «Les Soutiens de la société».
Vie et oeuvre

La biographie d'Ibsen est pauvre en événements extérieurs d'envergure ou d'importance. Sa vie, en tant qu'artiste, pourrait apparaître comme un long combat obstiné pour parvenir à la renommée et à la victoire. Pendant vingt-sept ans, il vécut à l'étranger, en Italie et en Allemagne. Il avait quitté son pays natal à 36 ans, et ce n'est qu'à 63 ans qu'il revint à Christiania où il mourut à l'âge de 78 ans.

Dans son dernier drame, «Quand nous nous réveillerons d'entre les morts», Ibsen dépeint l'existence d'un artiste qui, à bien des égards, pourrait être comparée à la sienne. Le professeur Rubeck, sculpteur dont le nom est mondialement célèbre, rentre en Norvège après de longues années à l'étranger. Il est las de la vie qu'il mène en tant qu'artiste, la célébrité et le succès ne lui apportent plus aucun bonheur. Dans son oeuvre majeure, il a modelé une image de lui-même qu'il a intitulée: "Regret d'une vie perdue". Il est contraint de reconnaître qu'il a gâché non seulement son bonheur, mais celui des autres. Il a tout sacrifié à son art, il a abandonné la femme qu'il aimait dans sa jeunesse ainsi que son idéal, et en même temps, il a aussi trahi ce qui était l'essence même de son art. C'est alors que celle qui avait été son premier amour, en même temps que son modèle, Irène, vient lui rendre visite à ce moment décisif de sa vie et lui dit la vérité, c'est-à-dire que ce n'est que "lorsque nous nous réveillons d'entre les morts que l'irrémédiable se fait jour", c'est-à-dire que nous n'avons, en fait, jamais vécu.

C'est ce même sentiment tragique de la vie qui a donné à l'oeuvre dramatique d'Ibsen son caractère particulier, le sentiment vécu d'avoir une vie impersonnelle, d'être un mort vivant. En contrepoint flamboie le rêve d'une existence de liberté, de vérité et d'amour, en un mot d'une vie heureuse. Dans l'univers ibsénien, le personnage principal s'efforce d'atteindre un but, mais cet effort aboutit à rester en marge, à la solitude glacée. Cependant, la possibilité de choisir une autre voie existe toujours, la possibilité de choisir une vie pleine de chaleur et de présence humaines. Le problème, pour les personnages d'Ibsen, est que les deux voies se présentent comme une alternative heureuse, et que l'individu ne voit pas les conséquences de son choix.

Dans «Quand nous nous réveillerons d'entre les morts», la froideur de l'art s'oppose à la chaleur de la vie. Dans cette perspective, l'art peut apparaître comme une prison dont l'artiste ne peut ni ne veut briser les barreaux. Ainsi que le dit Rubeck à Irène:
"Je suis un artiste, Irène. Et je n'ai pas honte de la faiblesse qui colle à moi. Car je suis né pour être artiste, vois-tu. -- Et ne serai jamais autre chose qu'un artiste".

Mais pour Irène qui est délaissée, ceci n'est nullement une excuse valable. Sa vision des choses est tout autre. Elle dit qu'il est un "poète", c'est-à-dire quelqu'un qui crée son propre monde, un monde fictif, et par là même trahit à la fois et lui-même et celle qu'il aime. C'est exactement la même accusation que porte Ella Rentheim, dans «Johan Gabriel Borkmann» (1896) contre l'homme qui l'a sacrifiée à sa carrière. Le tragique, aux yeux d'Ibsen, semble être que pour le type d'hommes qui l'intéresse, le conflit apparaît comme insoluble. Mais ils n'en sont pas moins responsables des choix qu'ils ont faits.
Même si «Quand nous nous réveillerons d'entre les morts» recèle l'aveu de l'égoïsme propre aux artistes, ce drame ne saurait être interprêté comme vision de l'art. Rubeck n'est nullement un autoportrait, mais cependant, un certain nombre d'exégètes d'Ibsen l'ont regardé comme le porte-parole de ses idées personnelles sur l'art. Rubeck dit en effet, quelque part, que le public ne s'attache qu'à la "vérité" extérieure réaliste de ses caractères. Ce que les gens ne voient pas, c'est la dimension cachée de ses portraits, toutes ces forces vitales et fausses qui se dissimulent derrière les respectables façades bourgeoises. -- Dans sa jeunesse, Rubeck avait été inspiré par une forme supérieure d'existence humaine. L'expérience a fait de lui un observateur désabusé de l'homme, qui décrit la vie telle qu'elle est, à son avis, dans la réalité. Le bestial gouverne l'homme, c'est la "bête humaine" de Zola, version Rubeck, et il explique la nouvelle orientation de son oeuvre de la manière suivante:
    "J'ai décrit ce que j'ai vu de mes propres yeux autour de moi. Je l'ai inclus (...) Et des entrailles de la terre tournoient des êtres aux visages de bêtes dissimulés. Femmes et Hommes, tels que je les connaissais dans la vie."
On comprend que les chercheurs aient succombé à la tentation de tracer un parallèle entre la vie et l'oeuvre, et considéré ainsi ce drame comme un aveu, sans pitié, de l'auteur. Mais, comme nous l'avons dit, «Quand nous nous réveillerons d'entre les morts» ne repose sur aucune base autobiographique. La parenté entre Rubeck et le dramaturge semble devoir être recherchée sur un plan plus profond -- dans le conflit que, vers la fin de sa vie, Ibsen regardait comme le problème majeur et existentiel de toute vie.

Ibsen psychologue

Dans les oeuvres d'Ibsen vieillissant, nous rencontrons toute une série de personnages qui vivent ces mêmes conflits. Johan Gabriel Borkmann sacrifie son amour à son rêve de puissance et d'honneurs. Le constructeur Solness détruit la vie et le bonheur de ses proches afin d'apparaître comme un "artiste" qui a réussi dans son domaine. Quant à Hedda Gabler, elle intervient, sans aucune considération pour qui que ce soit, dans le destin des autres pour réaliser ses rêves de liberté et d'indépendance. Ces exemples d'êtres qui poursuivent leur but et en arrivent -- malgré eux -- à écraser les autres, sont tous tirés des oeuvres des dix dernières années de l'activité littéraire de l'auteur. Grâce à l'analyse psychologique, Ibsen met en évidence les forces négatives dans l'esprit de ses personnages (des "démons", des "trolls", comme il les appelle). La description de l'homme que l'on trouve dans les dernières pièces est terriblement complexe -- et cela est un trait propre à toutes les oeuvres qui ont suivi le «Canard sauvage» (1884). Dans les quinze dernières années de sa création dramatique, Ibsen développe sa maîtrise dialectique et la forme qui lui est propre, mêlant tout à la fois réalisme, symbolisme et recherche psychologique. C'est cette période de son oeuvre qui a fait qu'il a été surnommé "le Freud du théâtre" -- à juste titre ou non. Il n'en est pas moins vrai que Freud, et un certain nombre de psychologues avec lui, se sont appuyés sur les analyses de caractères d'Ibsen pour illustrer leurs propres thèses ou pour donner un fondement à leurs propres analyses. On connait en particulier l'analyse qu'a faite Freud de Rebekka West, personnage de «Rosmersholm» (1886), un cas qu'il a traité en 1916, en même temps que d'autres caractères semblables "qui s'enfoncent sous le poids du succès".

Freud voit en Rebekka la victime tragique du complexe d'Oedipe et d'un passé incestu-eux. L'analyse en dit sans doute davantage sur Freud que sur Ibsen. Mais ont considé-rablement influcé de Freud et la psychanalyse en général la manière dont a été compris le dramaturge norvégien.

Cet intérêt pour Ibsen en tant que psychologue peut facilement faire de l'ombre à d'autres aspects de son oeuvre. Sa représentation de l'existence humaine entre dans une perspective intellectuelle et sociale bien définie. Et c'est en cela, précisément, que réside l'essence même de son art, en en faisant une oeuvre existentielle qui touche nombre d'aspects de l'existence. Au fond, cela vaut tout autant pour tout ce qu'il a écrit avant même de devenir, vers 1880, un auteur dramatique de renommée internationale.

"Une oeuvre désespérée"

L'oeuvre littéraire d'Ibsen représente en effet une longue et poétique réflexion sur le besoin de l'être humain de vivre d'une façon différente de celle dont il vit en réalité. C'est pourquoi le désespoir, la passion, le désir sous-tendent toute son oeuvre. "Une oeuvre désespérée" a dit Benedetto Croce à propos de ces êtres qui vivent dans une constante attente, et que consume le désir de quelque chose d'autre que ce que la vie leur offre.

C'est précisément la distance entre ce qu'ils désirent et ce qu'il leur est possible d'obtenir qui provoque, dans leur vie, le tragique, mais aussi dans de nombreux cas, le comique. Ibsen lui-même estimait que c'était justement dans l'antagonisme entre le vouloir et le possible que son oeuvre avait ses racines fondamentales. Lorsqu'il évoquait -- c'était en 1875 -- les vingt-cinq premières années de son activité littéraire, il affirmait que la majeure partie de ce qu'il avait écrit avait trait à cette "opposition entre les aspirations et les moyens, entre le vouloir et le pouvoir". Dans ce rapport conflictuel, il pensait voir "tout ensemble la tragédie et la comédie de l'individu et de la société": Une dizaine d'années plus tard, il créera ce tandem tragi-comique du pasteur Rosmer et de son minable maître d'école Ulrik Brendel. Ces deux êtres qui se renvoient mutuellement leur image finiront tous deux par ne plus voir, devant le gouffre, que l'absolue solitude et la vanité de la vie.

Dans les douze pièces contemporaines d'Ibsen, celles qui vont des «Soutiens de la Société» (1877) à «Quand nous nous réveillerons d'entre les morts» (1899), nous sommes chaque fois introduits dans le même milieu social. Les conditions de vie de ses personnages sont celles, solides et bien établies, de la société bourgeoise. Mais malgré cela, ils vivent dans un monde menacé -- et menaçant. Car il se révèle que c'est un monde qui bouge, que les valeurs de jadis et la façon de voir les choses qui était celle d'autrefois, ne sont plus stables. Le mouvement ébranle l'existence des indi-vidus et menace l'ordre social existant. C'est alors que nous nous rendons compte que ce processus prend un caractère psychologique, intellectuel et social. Mais ce qui provoque l'ébranlement, c'est le besoin de changement, qui surgit dans la conscience individuelle.

A cet égard, Ibsen est un auteur à thèse. Cela ne signifie nullement que son intention principale était d'utiliser le théâtre à des fins didactiques -- ou pour un débat d'idées abstraites. (Certains de ses critiques, ceux de son temps ou d'autres plus tard, l'en ont accusé -- et il est clair du'Ibsen a été parfois tenté par le "démon didactique"). Mais il reste cependant que le point de départ des études de personnages est l'idée que ceux-ci se font de ce que la vie vaut la peine d'être vécue -- de leurs valeurs et de leur compréhension de l'existence. Les idées auxquelles ils ont recours pour décrire la situation peuvent être vagues, de même que l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes, intuitive et cohérente -- le meilleur exemple étant la description que fait Ellida Wangel de son attirance ambiguë pour la mer, dans la «Dame de la Mer» (1888). Mais il y a long-temps que dans la conscience d'Ellida a grandi le désir d'une vie plus libre, en accord avec des valeurs sociales et morales différentes de celles qui régissent l'existence bourgeoise du docteur Wangel. Et cette prise de conscience crée un choc, tant sur le plan psychologique que sur le plan social.

"Les conflits humains"

C'est Ibsen lui-même qui a donné la meilleure définition de son approche de l'art dramatique. C'était dans une revue de théâtre, en 1857:
    "Ce n'est pas le combat conscient des idées qui s'étale devant nous, cela ne se passe jamais ainsi dans la réalité. Ce que nous voyons, ce sont les conflits humains, et au plus profond, entremêlées à eux, il y a des idées en lutte -- elles sont mises en déroute ou sortent victorieuses."
Cela tient sans doute à quelque chose de fondamental qui est l'exigence qu'Ibsen avait imposée à son oeuvre: elle devait unir sous la forme la plus conforme possible à la réalité les éléments idéologiques, psychologiques et sociaux. Et c'est précisément la synthèse de ces trois éléments organiques qui constitue l'essence même du drame ibsénien. A vrai dire, il ne parviendra à cette synthèse que dans un petit nombre de ses pièces, comme dans «Les Revenants», «Le Canard sauvage» et «Hedda Gabler». Il est d'ailleurs intéressant qu'il ait lui-même considéré, de préférence à toutes les autres, «Empereur et Galiléen» (1873) comme son oeuvre majeure. Ceci pourrait indiquer qu'il attachait de l'importance à l'idéologie non comme une évidence, mais comme un conflit entre des conceptions opposées de la vie. Ibsen estimait qu'il avait créé une description extérieurement "réaliste" du conflit interne de Julien l'Apostat. Mais la vérité est, malgré tout, que le personnage de Julien est essentiellement marqué par les idées personnelles de l'auteur, par ce qu'il appelait sa "philosophie positive de la vie". En tant qu'auteur dramatique, Ibsen n'a atteint le succès qu'à partir du moment où il a adopté une autre démarche, celle qu'il décrit dans «Hedda Gabler» (1890): "L'important pour moi a été de décrire des hommes, des caractères d'hommes, des destinées d'hommes, à partir de certaines observations et données sociales".

Après «Empereur et Galiléen», plusieurs années furent nécessaires pour qu'Ibsen s'engage dans cette direction. Cinq ans après cette grande pièce historique à thèse paraissait «Les Soutiens de la société», oeuvre qui marque les débuts de la renommée d'Ibsen dramaturge.

La percée internationale d'Ibsen

Par la grâce d'Ibsen, Nora Helmer faisait en 1879 son apparition et allait revendiquer pour une femme le droit à la liberté de s'épanouir en un être adulte, indépendant et responsable. L'écrivain avait la cinquantaine et commençait à être connu hors des pays nordiques. «Les Soutiens de la société», sans doute, lui avait déjà ouvert les frontières allemandes, mais c'est «Maison de poupée» et «Les Revenants» (1881) qui, dans la décennie 80, allaient le porter à l'avant-garde du théâtre européen. «Maison de poupée» montre une intrigue qu'il allait reprendre dans nombre d'oeuvres de cette période où il traitait "du réalisme critique": l'individu qui s'oppose au plus grand nombre, à l'étouffante autorité de la société. Ainsi s'exprime Nora: "Il me faut découvrir qui a raison, de la société ou de moi".

Comme on l'a déjà noté, c'est quand l'individu se libère intellectuellement de l'ordre établi que naissent les conflits. Pendant une brève période, autour de 1880, il semble qu'Ibsen ait eu une vue relativement optimiste de l'individu qui, selon lui, était en mesure de parvenire à ses fins indépendam-ment des autres. Nora donne l'impression d'avoir une chance réelle dans un avenir malgré tout incertain. Sans doute Ibsen pourrait-il être accusé d'avoir seulement effleuré les problèmes auxquels une femme divorcée et sans fortune allait être confrontée dans la société de son temps. Mais c'est le problème moral qui intéressait Ibsen et non les problèmes pratiques et économiques.

Un singulier succès

En dépit de tout ce que les projets de Nora ont de vague, nombreuses sont les femmes qui se sont identifiées à elle dans leur combat pour la libération et l'égalité de la femme. En ce sens, elle est probablement la plus "internationale" des personnages d'Ibsen. Et pourtant, le succès de cette pièce fut stupéfiant. Le public bourgeois salua avec enthousiasme une femme qui abandonnait mari et enfants, et par là, rompait avec l'institution qui constitue le fondement même de la bourgeoisie: la Famille!

Cela semble indiquer que là est la raison véritable du succès international d'Ibsen. Il exposait sur la scène les déchirements profonds, les problèmes douloureux qui se posaient à une famille bourgeoise. En surface, un foyer bourgeois pouvait donner l'impression d'une réussite sociale et par là même apparaître comme l'image d'une société saine et solide. Mais Ibsen met en scène les conflits sous-jacents en ouvrant justement les portes dérobées des appartements privés. Il met en évidence ce qui se cache derrière les belles façades: la duplicité, le manque de liberté, les trahisons, les tromperies. Et l'incertitude constante. C'étaient là des aspects de la vie bourgeoise dont on ne devait surtout pas parler en public, comme le dit le pasteur Manders qui souhaiterait que Madame Alving taise ses incertitudes et tout ce qui pourrait constituer une menace pour la maison Rosenvold («Les Revenants»). De la même manière, les autorités sociales, dans «Rosmersholm», font pression sur Rosmer pour le persuader de ne pas révéler que lui, le prêtre, a perdu la foi.

Pour sa part, Ibsen ne se taisait pas et son théâtre en est venu à mettre en lumière, en évidence, les faits de la société de son temps. Il portait le trouble dans les familles en leur rappelant qu'ils étaient parvenus au faîte de la puissance sociale en imposant silence à des idéaux tout à fait différents de ceux que constituent l'ordre, la tranquillité et la stabilité. La bourgeoisie elle-même avait trahi ses idéaux de "liberté, d'égalité et de fraternité" -- en particulier après la révolution de 1848 où elle s'était fait le défenseur de l'ordre établi. Mais, on le sait, il existait aussi au sein de la bourgeoisie une opposition libérale -- à laquelle Ibsen se rattachait dans ses premiers drames contemporains. C'était ce mouvement en faveur de la liberté, du progrès, qu'il considérait être la véritable "pensée européenne". Avant 1870, il avait déjà écrit au critique danois Georg Brandes qu'il était impératif de revenir aux idées de la grande révolution française: liberté, égalité fraternité. Des idées qui, affirmait-il, auraient eu maintenant un autre sens, en accord avec son temps. Et en 1875, il écrit encore à Georg Brandes: "Pourquoi êtes-vous -- et nous autres aussi qui nous tenons sur un plan européen -- si isolé dans votre pays?"

Avec l'âge, Ibsen s'inquiétait davantage de certains traits d'une forme extrème de libéralisme qui, d'une part renforçait le droit souve-rain de l'individu à son épanouissement personnel, et d'autre part s'éloignait radicalement des valeurs du passé. Dans «Rosmersholm», il montre les dangers d'un radicalisme édifié sur les normes morales individuelles. Il est clair ici qu'Ibsen est intéressé par le fait que la culture européenne est basée sur la tradition morale chrétienne. Elle doit aller plus loin encore même si l'on a abandonné la foi chrétienne. C'est à cette conclusion qu'est parvenue Rebecca West.

En même temps, ce drame, de même que «Les Revenants», est l'aveu douloureux d'un manque de joie qui tue le bonheur justement dans ces milieux où la tradition chrétienne bourgeoise opprime les gens. Ces deux pièces, en dépit de toute leur amertume désabusée, renferment une chaleureuse défense du bonheur et de la joie -- face aux impératifs de devoir, d'ordre et de légalité de la société bourgeoise.

C'est dans les années 1870 qu'Ibsen commença à adopter une attitude "européenne". Mais bien que vivant à l'étranger, il continua, en toute logique, à choisir un milieu norvégien comme cadre de ses pièces contemporaines. En général, nous nous retrouvons dans un de ces petits villages côtiers, un de ces villages qu'Ibsen connaissait si bien pour avoir passé son enfance à Skien et sa jeunesse à Grimstad. Cet arrière-plan a donné à Ibsen l'acuité du regard pour tout ce qui avait trait aux conflits sociaux ou idéologiques. Dans ces microcosmes que sont les petites villes typiques de la côte, les structures et les oppositions sociales sont beaucoup plus perceptibles que dans les localités plus importantes. C'était dans ce cadre mesquin qu'Ibsen avait vécu ses premières expériences douloureuses. Il avait vu comment les conventions, la tradition et les règles établies pouvaient exercer un contrôle négatif sur l'individu et faire naître l'angoisse et la peur et non la joie et l'épanouissement. C'est le milieu des "Revenants", celui dont Madame Alving fait la douloureuse expérience. Celui qui fait, dit-elle, que les gens "ont peur de la lumière".

C'est exactement dans ce milieu qu'Ibsen avait, dans sa jeunesse, jeté les fondements de son oeuvre et de ce qui allait lui apporter la renommée internationale. C'était dans ce milieu étouffant que l'auteur et homme de théâtre, encore hésitant, avait trouvé sa vocation de rénovateur du théâtre norvégien. C'est donc dans cette perspective nationaliste qu'il allait commencer sa carrière. Mais ce faisant, il s'oriente dès le début vers la tradition du théâtre européen.

Années d'apprentissage

Dans l'histoire du théâtre, Ibsen va, dès 1850, élargir en la développant la démarche de deux auteurs très différents, le Français Eugène Scribe (1791-1861) et l'Allemand Friedrich Hebbel (1813-1863). Il y avait onze ans que le jeune Ibsen s'occupait de tous les aspects techniques du théâtre, aussi connaissait-il bien l'art scénique européen. Et tout en faisant répéter de nouvelles pièces, il devait lui-même écrire pour le théâtre.

De Scribe, il apprit comment une intrigue doit être construite à partir d'une logique scénique. Et Hebbel lui fournit un modèle pour bâtir un drame sur la dialectique même de la vie, de manière à en faire une pièce à thèse d'actualité. Hebbel fut sur ce plan un pionnier, en ce sens qu'il transféra sur la scène de son théâtre les conflits idéologiques de son temps en créant "la pièce à thèse". Il montrait aussi comment la technique antique de la tragédie grecque pouvait être reprise par un auteur dramatique moderne.

Ibsen fut donc pendant une longue période en contact étroit avec l'art scénique. Les six années qu'il passa au théâtre de Bergen (1851-1857) et les quatre ou cinq années qui suivirent au théâtre d'Oslo furent pour lui une dure école, mais elles lui permirent d'acquérir une idée précise des ressources et des possibilités du théâtre.

Au cours d'un voyage d'études à Copenhagen et à Dresde, en 1852, il découvrit le livre d'un dramaturge qui venait juste de paraître en Allemagne. Il s'agissait de «Das moderne Drama» (1851) de Hermann Hetter. Ce "manifeste" en faveur d'un véritable théâtre contemporain eut une profonde influence sur l'évolution de l'oeuvre dramatique d'Ibsen. On retrouve aussi chez Hettner de nombreuses idées propres à Scribe et à Hebbel, jointes à un intérêt passionné pour Shakespeare. -- Ibsen apprit beaucoup d'autres écrivains, en premier lieu de Schiller puis de deux danois, Adam Oehlenschläger (1779-1850) et Johan-Ludvig Heiberg (1791-1860).

Les années d'apprentissage d'Ibsen furent longues -- 15 ans environ --, années pendant lesquelles il travailla au théâtre et dont il parlera plus tard comme d'un "accouchement répété quotidiennement", années soumises aussi à une intense production qui aboutissait à des tâtonnements dans d'innombrables directions. Sans doute connut-il quelques petites victoires, mais les échecs furent beaucoup plus nombreux. Très rares étaient ceux qui estimaient qu'il possédait les qualités nécessaires pour devenir autre chose qu'un auteur de pièces de circonstance doué d'un petit talent.

En dépit des tâtonnements et des incertitudes, c'est un jeune écrivain parfaitement conscient de ce qu'il veut que nous rencontrons au cours de ces années. Son but est nettement national: son confrère et ami Bjørnstjerne Bjørnson (1832-1910) et lui-même ont élaboré pour leur activité un programme commun. En 1859, ils fondent "Det Norske Selskap" (La Société norvégienne), organe de diffusion de la culture et de l'art norvégiens. Ibsen est spécialement chargé de définir le rôle du théâtre dans les tentatives de la jeune nation norvégienne pour trouver sa propre identité. Dans cette oeuvre "d'édification de la nation", il s'est plu à utiliser comme matériau l'histoire médiévale du royaume -- et c'est là qu'en tant qu'auteur dramatique il réussit le mieux. Cela apparaît de manière évidente dans l'oeuvre qui couronne le long apprentissage d'Ibsen, «Les Prétendants au trône». L'action se déroule dans la Norvège du XIIIème siècle, une période de guerres civiles et de ravages. Mais dans la perspective d'Ibsen, il s'agit aussi de la Norvège de la décennie 1860, lorsqu'il laisse le roi Haakon Haakonsson développer sa grande idée de l'unité norvégienne: "La Norvège était un royaume, elle sera un peuple. (...) et tous ne feront plus qu'un, et tous sauront en eux-mêmes qu'ils sont un!"

Les Prétendants au trône représente, artistiquement parlant, la percée d'Ibsen, mais il lui faudra attendre encore deux ans avant d'être salué comme l'un des plus grands écrivains de son pays. Il fallut «Brand», qui parut en 1866. «Les Prétendants au trône» marque aussi la fin de ses rapports étroits avec le théâtre norvégien. Ce fut son adieu: il entamait son long séjour à l'étranger. Au cours des années à venir, il allait, dans un premier temps, se détourner de la scène pour ne plus rechercher qu'un public de lecteurs.

Les grandes pièces d'actualité

Les deux grands poèmes épiques, «Brand» (1866) et «Peer Gynt» (1867), ont, à la vérité, leur point de départ dans les rapports ambigus d'Ibsen avec son pays. Les événements politiques de 1864 lui firent perdre sa foi dans l'avenir de sa patrie, il en vint même à douter que ses compatriotes aient un droit historique à exister en tant que peuple indépendant.

Ce qu'il avait auparavant traité comme un problème d'identité nationale se mua en problème de l'intégrité personnelle de l'individu. Il ne s'agissait plus de représenter les grandes heures de l'histoire et de rendre sensible la continuité nationale. Ibsen se détourne de l'histoire et s'attache dorénavant à ce qu'il considère alors comme le problème majeur de son temps: un peuple ne peut se hausser culturellement que grâce à l'effort de volonté de chacun. «Brand» est d'abord et surtout le drame de l'individu qui doit toujours suivre sa volonté pour devenir lui-même, en tant que véritable être humain. C'est aussi la seule voie qui permette d'atteindre à la véritable liberté -- pour l'individu et par conséquent pour la société.

Dans les deux pièces "jumelles" assez différentes, «Brand» et «Peer Gynt», c'est toujours le problème de la personnalité qui est mis en lumière. L'auteur choisit comme thème le confilct entre la fait d'endosser un rôle dans un but opportuniste et celui de remplir les exigences que sa vocation lui impose. Dans «Peer Gynt», l'auteur a créé une scène qui reflète magnifiquement cette situation con-flictuelle. C'est celle où Peer Gynt, vieilli, est contraint de régler ses comptes avec lui-même -- sur le chemin le ramenant à son point de départ norvégien. Il commence à se voir lui-même tel qu'il a été toute sa vie, et dans la scène en question, il ramasse par terre un oignon. Tout en revoyant sa vie gâchée, il se met à peler l'oignon. Chaque pelure évoque les différents rôles qu'il a endossés. Mais le coeur, il ne le trouve pas. Il lui faut reconnaître qu'il est devenu "personne" et qu'il n'a pas de "moi".

"Pauvre, indiciblement, une âme peut s'en retourner dans le gris des brumes. Terre délicieuse, ne te fâche pas si j'ai en vain piétiné ton herbe. Soleil délicieux, tu as gaspillé ta lumière pour une cabane déserte. Il n'y avait personne à réchauffer et à regaillardir. Le maître m'avait-on dit, n'était jamais chez lui."

Peer est bien cet homme faible, sans volonté -- le contraire de Brand. Mais justement dans la description que fait Ibsen de la "décomposition" de la personnalité dans des rôles différents, certains historiens du théâtre ont vu, pour l'homme moderne, un signal d'alarme. C'est ainsi que le chercheur anglais Ronald Gaskell peut dire: "Peer Gynt inaugure le drame de l'esprit moderne", et il poursuit: "En vérité, si l'on peut dire qu'au théâtre le surréalisme et l'expressionnisme n'ont qu'une source, cette source est sans aucun doute Peer Gynt".

Ainsi donc, ce drame des débuts d'Ibsen dramaturge -- aussi "norvégien" et romantique qu'il soit -- pouvait prétendre à une première place dans l'histoire du théâtre -- même s'il n'avait pas été écrit pour la scène. «Peer Gynt» a en effet montré, à notre époque, qu'Ibsen n'a jamais cessé d'être perçu comme un auteur vivant et actuel. Aussi ne sont-ce pas seulement les drames contemporains qui ont fait de lui l'un des personnages les plus considérables de l'histoire du théâtre, même si c'est justement à ces oeuvres-là que songeait le grand essayiste suédois Martin Lamm lorsqu'il écrivait: "Le drame d'Ibsen est la Rome des drames modernes: tous les chemins y mènent et tous en reviennent."

Même si, dans la décennie 1870, Ibsen s'éloigna de son point d'attache norvégien pour devenir "européen", il était, comme on l'a déjà dit, profondément marqué par son pays qu'il avait quitté en 1864 et qu'il ne devait retrouver qu'une fois devenu une célébrité vieillissante. Ce n'était pas chose facile pour lui de rentrer en Norvège. Les longues années passées à l'étranger, et le long combat qu'il avait mené pour conquérir la renommée, avaient laissé des traces nettes. A l'époque où il mettait un terme à son activité littéraire, il déclarait que le fabuleux destin qu'il s'était forgé ne lui avait en fait pas apporté de bonheur. Il se sentait apatride, même dans son pays.

Mais c'est justement cette tension entre ce qui est norvégien et ce qui est étranger (les apports d'une culture plus libre) qui, semble-t-il, a plus que toute autre chose marqué Ibsen, en tant qu'homme et en tant qu'écrivain. Sa position indépendante vis-à-vis de ce qu'il appelait "la grande, la libre situation culturelle" lui a donné la distance et la liberté. Mais en même temps, ce qui est norvégien en lui lui a laissé le désir nostalgique d'une existence plus libre et plus heureuse. C'est "l'aspiration au soleil" dans l'univers poétique et grave de l'écrivain. Il n'a jamais renié sa "norvégitude". Vers la fin de sa vie, il disait à un ami allemand:
    Celui qui veut me comprendre vraiment doit connaître la Norvège. La nature grandiose mais austère qui entoure les hommes, là-haut, dans le Nord, la vie solitaire, retirée -- les fermes sont à des kilomètres les unes des autres -- les contraignent à ne pas s'occuper des autres, à se replier sur eux-mêmes. C'est pourquoi ils sont introvertis et graves, c'est pourquoi ils réfléchissent et doutent -- et souvent perdent courage. Chez nous, un homme sur deux est philosophe! Et puis il y a les longs et sombres hivers et les brouillards qui enferment les maisons en elles-mêmes. Oh! comme ils aspirent au soleil!"

Bjorn Hemmer, Le dramaturge Henrik Ibsen (Rédigé par Nytt fra Norge pour le Ministère des Affaires étrangères de Norvège. Reproduction autorisée. Imprimé en février 1996; site ODIN)

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