Fromage

 
«Un repas sans fromage est une belle à laquelle il manque un oeil; le fromage est le complément d'un bon repas et le supplément d'un mauvais.» (Brillat-Savarin)

Le fromage est un bel exemple d'un produit de la nature qui peut être amélioré par la culture sans être dénaturé par elle.

À l'état de nature, il n'existe que le lait, d'abord frais puis caillé, que seul un improbable hasard peut rendre délicieux. Le délice est un produit de la culture. Déjà, l'introduction dans le lait, en vue de le faire cailler, d'enzymes puisés dans l'estomac des jeunes ruminants est un acte de culture. En interdisant cette pratique - «Tu ne feras pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère» - la Bible a incité les juifs à créer de nouveaux types de fromages. «Les dix fromages que David se proposait d'offrir à Goliath, ou les mêmes présents de Ménahem à David (Samuel II, XVIII -18 et XVII- 29) furent dus aux propriétés coagulantes de certains végétaux tels que le suc de figuier, toujours en usage aux Baléares, ou les bourgeons de chardon. Le caille-lait ou gaillé (Gallum verum) permit aux Anglais jusqu'au début de ce siècle de fabriquer leur chester dont la couleur orange est redevable à cette plante.» (Maguelonne Toussaint-Samat, Histoire naturelle et sociale de la nourriture, Bordas Culture, Paris 1987, p. 95)

Essentiel

La standardisation des fromages n'annonce-t-elle pas celle des hommes?

Des fromages, des pays et des Hommes

Nos rapports ambigus avec le progrès


par Jacques Dufresne

Qu'il soit une vague par laquelle nous nous laissons porter avec enthousiasme ou une fatalité que nous voudrions éviter, le progrès nous atteint simultanément dans tous les aspects de notre vie. La victoire que nous remportons contre lui sur un front a des répercussions sur tous les autres: protéger une espèce de blé rare, c'est comme sauver une langue menacée. Par contre, les percées que le progrès opère dans un domaine accélèrent le changement - vers une plus grande mécanisation - dans tous les autres. La standardisation des fromages annonce celle des Hommes... et de leurs amours. C'est autour des gestes intimes, ultime refuge de la nature et de sa spontanéité, que s'organise la résistance au progrès. C'est ainsi qu'on peut expliquer le véritable culte dont les plaisirs de la table et ceux de l'amour sont l'objet dans un monde dominé d'autre part par la raison et ses techniques. Mais ces refuges eux-mêmes ne sont pas inviolables, le progrès les a atteints. On voit des partisans de Weight Watchers apporter à table leur balance à calories! Et il y a une cinquantaine d'années déjà, Masters and Johnson mesuraient la durée moyenne de l'orgasme: soit 43 secondes, pendant lesquelles le rythme cardiaque s'élevait de 120 à 180 pulsations à la minute. (L'imparfait s'impose ici parce qu'il y a sûrement eu progrès depuis.) Voyez la facilité avec laquelle l'insémination artificielle est entrée dans nos moeurs, quelques décennies après avoir été expérimentée sur les vaches, ces vaches d'où nous vient le lait de nos fromages. La robotisation ne nous a-t-elle pas déjà atteints jusque dans l'alcôve? C'est dans les pays mêmes où le progrès a été inventé, les pays occidentaux, que la nostalgie du vin perdu est la plus forte et ces vers de Catherine Pozzi font vibrer des cordes profondes chez les plus progressistes d'entre nous:

"Mais ce futur dont vous entendez vivre est moins présent que le bien disparu
Toute vendange à la fin qu'il vous livre
Vous la boirez sans pouvoir être qu'ivre Du vin perdu."

Nous aimerions bien pouvoir gagner sur les deux tableaux: sauter dans un Concorde... pour aller manger un fromage de chèvre artisanal. Comme la chose est encore possible pour quelques privilégiés, et comme il reste quelques champignons et quelques gousses d'ail sauvage dans les bois, nous nous flattons de la créance que nous pouvons faire un monde où, contrôlant le temps aussi bien que l'espace, nous pourrons vivre dans plusieurs époques simultanément: le Moyen Âge pour les pèlerinages, le XIXe siècle pour le camembert, le XXIe pour les télécommunications. Est-ce là une illusion, et si c'est le cas, nous faudra-il, bon gré mal gré, suivre le mouvement du progrès en nous consolant au moyen de poèmes sur le vin... et les chèvres disparues?

Allez troupeau jadis heureux, chèvres mes chèvres,
Je ne vous verrai plus, couché dans l'ombre verte,
Au loin à quelque roche épineuse accrochées,
Vous ne m'entendrez plus, vous brouterez sans moi

Les cytises en fleurs et les saules amers.
(Virgile, Les Bucoliques, trad. de Paul Valéry).

Le fromage, baromètre de la civilisation


Il existe en politique des comtés qu'on appelle baromètres parce que la répartition du vote y correspond toujours à celle de l'ensemble du pays. Nos rapports avec le fromage sont des rapports barométriques: ils donnent une idée précise de nos rapports avec les divers aspects du progrès et de la vie en général. C'est pourquoi les normes européennes relatives à cet aliment mythique menacent toujours l'unité politique du continent. Et voici que le Canada (1996) décide d'interdire les fromages au lait cru, y compris dans ce Québec qui a le sentiment de retrouver son identité française et ses racines normandes en dégustant, par fromages interposés, ce statut particulier qu'on lui refuse à l'intérieur de la fédération actuelle. Peut-on homogénéiser et pasteuriser le lait sans faire subir le même sort aux humains? Le mot homogénéisé leur est en tout cas depuis longtemps appliqué. Et depuis le début du débat sur les fromages au lait cru, j'ai souvent entendu l'adjectif pasteurisé appliqué à des personnes au caractère délavé. Ce que l'on découvre sous les faits et sous les symboles est assez troublant. À l'état de nature, il n'existe que le lait, d'abord frais puis caillé, que seul un improbable hasard peut rendre délicieux. Le délice est un produit de la culture. Déjà, l'introduction dans le lait, en vue de le faire cailler, d'enzymes puisés dans l'estomac des jeunes ruminants est un acte de culture. En interdisant cette pratique - "Tu ne feras pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère" - la Bible a incité les juifs à créer de nouveaux types de fromages. "Les dix fromages que David se proposait d'offrir à Goliath, ou les mêmes présents de Ménahem à David, (Samuel II, XVIII -18 et XVII- 29) furent dus aux propriétés coagulantes de certains végétaux tels que le suc de figuier, toujours en usage aux Baléares, ou les bourgeons de chardon. Le caille-lait ou gaillé (Gallum verum) permit aux Anglais jusqu'au début de ce siècle de fabriquer leur chester dont la couleur orange est redevable à cette plante." (Maguelonne Toussaint-Samat, Histoire naturelle et sociale de la nourriture, Bordas Culture, Paris 1987, p. 95)

La culture traditionnelle qui fait les fromages de tout premier ordre peut fabriquer un fromage exécrable le mois suivant... et des galettes insipides pendant toute une saison. Cette culture traditionnelle est aussi aristocratique: elle a horreur de la médiocrité et par amour du meilleur elle prend le risque du pire. Si l'on veut des fromages standardisés, homogènes, exportables, il faut recourir à la culture scientifique et démocratique. L'idéal bien démocratique de donner accès aux meilleures choses au plus grand nombre d'êtres humains conduit en effet, obligatoirement, à la production de masse, laquelle suppose des procédés scientifiques sophistiqués... et la substitution de produits médiocres, mais stables, aux produits tantôt excellents, tantôt infects de la culture traditionnelle. Voilà les deux tableaux sur lesquels nous aimerions pouvoir gagner simultanément. À ce jeu nous risquons fort d'être dupes d'habiles machinations consistant à produire industriellement des fromages qui nous seront présentés comme naturels.

Voici comment, de la traite des vaches à la dégustation de notre fromage préféré, les choses se passeront très probablement. Jadis les vaches vêlaient toutes au printemps, comme leurs cousines, les femelles du caribou. Elles étaient saisonnières; à l'automne, leur lait donnait un beurre de premier ordre. L'hiver elles se reposaient, comme les ours. Les méthodes dont on disposait pour les sélectionner laissaient d'autre part subsister une grande variété génétique et par suite plus de différences parmi les protéines et un lait au goût lui-même plus varié. [...] Voici la description d'une usine typique d'aujourd'hui. Elle est située en Vendée. Il en existe de semblables à Granby, au Danemark et dans l'état du Wisconsin: "À l'intérieur, personne ou presque. C'est tout juste si, de loin, dans une cage vitrée, on aperçoit un technicien en blouse blanche, qui surveille le processus devant son écran d'ordinateur. Les humains ne sont d'ailleurs pas les bienvenus dans ces usines qui ne sont manifestement pas conçues pour créer des emplois: dès qu'on fait mine de s'approcher d'une machine, on est immédiatement détecté par un rayon infrarouge qui déclenche une sonnerie et stoppe les moteurs." "Ailleurs d'autres usines inhabitées, tout aussi clean et furieusement high-tech, fabriquent par millions des camemberts médiévaux. [...] Autour de ces usines, nickelées et informatisées: de vertes prairies, des paysages champêtres qui ne sont plus que des décors de cinéma. Pour le tournage des spots publicitaires, on y amène parfois quelques vaches, quelques moutons, quelques figurants costumés en paysan auvergnat, en moine rubicond ou en laitière sortie d'un tableau de Vermeer-Chambourcy." (Fabien Gruhier, Le Nouvel Observateur, 11-17 avril 1995). Ainsi, il y a de fortes chances que même nos fromages de lait cru soient des réalités virtuelles. Le progrès prend tout en charge pour nous, y compris nos escapades gourmandes vers le passé.

Serions-nous disposés à payer tous les prix d'un véritable fromage traditionnel, qui sera à la fois un fromage de lait cru et un fromage fermier, sur lequel une femme, le plus souvent, aura veillé comme on veille sur un enfant, depuis le moment où elle aura conduit elle-même son troupeau vers le meilleur pâturage jusqu'à celui où, après avoir tâté, senti ses fromages, elle jugera qu'ils ont atteint leur maturité ou qu'ils ne l'atteindront jamais et qu'il faut donc les manger tout de suite. Entre-temps, elle aura protégé ses fromages contre les insectes, elle les aura retournés, déplaçant la cage de treillis où ils mûrissent selon les variations du climat. C'est ainsi que de mère en fille le camembert a vu le jour. Pendant la Révolution, un prêtre de la région de Meaux, l'abbé Gobert, en route vers l'Angleterre (et peut-être vers le Canada) trouva refuge chez une cousine de son évêque, Marie, née à Camembert, et vivant, non loin de là à Vimoutiers, avec son mari, nommé Harel. L'abbé Gobert avait observé ses paroissiens fabriquant le brie de Meaux. Estimant le fromage de son hôtesse un peu grossier, il l'aida à l'améliorer. Le nouveau fromage de Marie eut beaucoup de succès sur le marché local de Vimoutiers. C'est Marie Harel qui après ses premiers succès, décida d'utiliser des moules plus larges; c'est donc elle qui donna sa dimension définitive au camembert: 11 centimètres. On dit que la première fois que Napoléon goûta le fromage de Marie en Normandie, il embrassa la serveuse qui le lui avait présenté. Marie Harel transmit son savoir-faire à l'une de ses filles également appelée Marie qui s'installa avec un certain Hayrel, dans le village de sa mère: Camembert. Et ils firent beaucoup de bons fromages. Quand, en 1863, Napoléon III vint inaugurer le chemin de fer de Granville, Marie Hayrel lui présenta un de ses rejetons. L'empereur, comme font tous les amateurs, demanda d'où venait l'excellent fromage qu'il venait de goûter. De Camembert, lui répondit-on. Eh bien! décréta-t-il, il s'appellera désormais camembert! (Voir: The French cheese book par Patrick Rance).

Entre la laiterie des deux Marie de Camembert et l'usine de Vendée, il n'y a pas seulement changement technologique, il y a passage d'une vision du monde à une autre. Dans le premier cas, chaque fromage est un être vivant, unique par conséquent, qu'on laisse croître à son rythme, selon les lois de sa nature, en respectant le milieu, lui-même vivant, auquel il s'est adapté. On interviendra sur lui certes, et sur son milieu, mais avec mesure, et non dans le but de permettre à la raison d'acquérir une maîtrise totale du processus. L'éducation, la culture, l'agriculture se firent toujours selon ce modèle jusqu'au jour où la science et la technique, qui avaient démontré leur puissance et leur utilité dans la transformation des choses inanimées, furent introduites dans les sanctuaires de la vie et de l'humanité. Le milieu vivant où s'affinaient les fromages des deux Marie était analogue à l'humus du sol, au climat des maisons familiales, comme à celui des petites écoles et des marchés publics. Tous ces milieux vivants ont été remplacés par des milieux fonctionnels où l'on comprime tous les processus naturels de maturation par souci de productivité, en prenant ainsi le risque de tuer l'âme des fromages... et celle des enfants. Car dans les familles de l'ère productiviste, les parents ont moins de temps à consacrer à leurs enfants que les deux Marie n'en avaient pour leurs fromages. D'où l'intérêt que suscite, ici comme en Europe, le débat sur les normes de l'industrie laitière. Avant de donner notre consentement irrévocable au progrès, dans les choses de l'art et de la vie, nous voulons au moins nous bercer de l'illusion de manger encore des fromages traditionnels. Pourrions-nous aller au-delà de l'illusion dans ce domaine? Nous aurions pour le faire autant de raisons scientifiques que de raisons d'ordre affectif. Sur l'un et l'autre plan, les espèces de fromages, menacées de disparition, présentent le même intérêt que les espèces animales, les cultures et les langues également menacées: celui de la variété, qui est une des caractéristiques essentielles du milieu vivant. Dans le passage que nous avons cité, Fabien Gruhier note que les nouvelles usines de camembert ne créent guère d'emplois. Là où mille Marie fabriquaient chacune dix fromages par jour, dont six peut-être de tout premier ordre, un technicien en blouse blanche en fabrique à lui seul 100,000 médiocres. Et sur les mille Marie qui s'épanouissaient dans l'affinement d'un produit vivant, il y en a cinq cents qui entrent tristement des données dans les ordinateurs des usines de fromage et des entreprises de distribution, pendant que cinq cents autres ont besoin de l'aide de l'état pour élever leurs enfants en marge de la société. Nous aurions grand besoin d'affiner notre vision du monde!

Luther aimait le beurre. La crème avec laquelle on fait le beurre étant plus rare et donc plus coûteuse que le lait avec lequel on fait le fromage, il est normal que ce dernier, toutes questions de goût mises entre parenthèses, se soit plus répandu que le beurre. Les pays méditerranéens, par exemple, y compris la Grèce et la Rome antiques ont pratiquement ignoré le beurre. Dans ces pays c'est l'huile végétale, l'huile d'olive surtout, qui a été et qui demeure la matière grasse favorite. Et si en Inde on utilise encore un beurre léger, si au Tibet, le beurre est toujours un aliment sacré - ayant la couleur du soleil, il régénère le feu, lui-même source de vie - c'est dans les pays nordiques de l'Europe que le beurre est entré... comme du beurre dans les moeurs alimentaires. Sa diffusion commence avec l'arrivée des Vikings et des Normands sur le continent. L'historien Jean-Louis Flandrin délimite ainsi la zone du beurre dans l'Europe du XIVe au XVIIe siècle: "Elle couvrait tout ou partie des Alpes, la moitié ou les deux tiers nord de la France, l'Angleterre, les Pays-Bas, et jusqu'à des pays aussi septentrionaux que l'Islande. Les Bretons, les Flamands et les Islandais étaient même célèbres pour leurs exportations de beurre." Cette carte n'a pas changé depuis, si bien que l'un des problèmes que dut résoudre l'Europe contemporaine dans sa marche vers l'unité fut celui de l'intégration des pays méridionaux, consommateurs d'huile, dans un ensemble dominé par les nordiques consommateurs de beurre.

L'attachement pour le beurre fut plus passionné, quoique moins répandu que celui que suscita le fromage. Cet attachement n'est pas étranger à la Réforme protestante. Si cette dernière eut lieu et si elle provoqua tant de guerres, c'est, pour une part non négligeable, parce que l'église de Rome interdit la consommation de beurre pendant le carême. Elle fut d'ailleurs accusée de ne pas être tout à fait désintéressée dans cette affaire religieuse aux conséquences économiques évidentes. Les puissants dans l'Europe du Nord pouvaient obtenir, souvent à grands frais, des dispenses qui leur permettaient de manger du beurre toute l'année. Ce commerce apparenté à celui des indulgences alimenta la colère des réformateurs. Ce qui explique cette sortie de Luther: "À Rome, ils rient du jeûne pendant qu'ils nous forcent à manger d'une huile dont ils ne voudraient pas pour graisser leurs souliers. Puis ils nous vendent le droit de manger gras [...]. Mais cette liberté, ils nous l'ont volée par leurs droits ecclésiastiques. [...] Manger du beurre est plus grand péché que de mentir, blasphémer ou se livrer à l'impureté." (Correspondance à la noblesse chrétienne de la nation allemande). L'auteur de l'Histoire naturelle et morale de la nourriture, Mme Toussaint-Samat, termine son chapitre sur le beurre par cette note: "Depuis quelque temps, avec la mode du lait écrémé, est venue celle du beurre... "débeurré", un produit qui n'a pas trouvé d'autres noms que ceux des marques sous lesquelles il est vendu, fabriqué à base de babeurre ou petit lait, de lécithine et de soja, et qui n'offre aux obsédés du cholestérol que 50% de matières grasses. Ne supportant pas la cuisson, il est idéal pour beurrer les tartines à tremper dans le café décaféiné... C'est ça le progrès. Comme le carême n'existe plus, on l'a réinventé." Ce produit est innommable, et pour cause! La présence du soja en lui en fait un hybride du beurre et de la margarine. Il est normal qu'un tel monstre n'ait de nom en aucune langue. Mais dans le soja il y a tous les herbicides, pesticides et engrais chimiques qu'on utilise pour le produire à bon compte. Voilà un carême bien polluant!

Enjeux

Manifeste pour le lait cru

Appel à tous ceux qui aiment les fromages  au lait cru et qui ne veulent pas les voir  disparaître. Les fromages au lait cru sont soumis à des pressions continues de la part de ceux qui croient que la pasteurisation est le seul moyen pour assurer la  sécurité des consommateurs. La Food and Drug Administration aux États-Unis aimerait interdire la commercialisation des fromages qui n'ont pas été faits à  base de lait
pasteurisé. Les fromages au lait cru risquent d'être condamnés et  avec eux, les arômes issus de la flore et des pâturages, des dizaines d'AOC dans toute l'Europe ainsi que des milliers de producteurs artisanaux pourtant  consciencieux.

***

Le dernier des Mohicans. C’est ainsi que l’on pourrait surnommer François Durand, tout dernier producteur de Camembert de Normandie AOP. Installé en plein cœur du Pays d’Auge, dans le petit village de Camembert, il fabrique à l’ancienne le camembert fermier au lait cru moulé à la louche. C’est là, il y a tout juste trente ans, qu’il a appris le métier auprès de l’ancienne propriétaire de la fromagerie La Héronnière. “Rien n’a changé depuis l’époque de l’inventrice du camembert Marie Harel (voir encadré) : la méthode reste identique, seules les normes d’hygiène sont là pour nous rappeler que nous ne sommes plus en 1789.”

Devenu figure locale, François Durand travaille aux côtés de sa femme Nadia et de son frère Nicolas. Devenu figure locale, François Durand travaille aux côtés de sa femme Nadia et de son frère Nicolas. Ensemble, ils transforment chaque jour la production de leurs 60 vaches, qui gambadent sur 84 hectares de prairie. Après cinq semaines d’intense travail, les 1 000 litres de lait cru obtenus donneront naissance à 450 fromages moulés à la louche. “Les clients n’imaginent pas que ce soit autant de travail, confie d’un ton passionné François. Tout est fait à la main, chaque fromage est manipulé 10 à 12 fois.”

Pour fabriquer un camembert de Normandie, il faut 2,25 litres de lait et 30 à 35 jours d’affinage. “Le camembert de la Héronnière est une appellation d’origine protégée, c’est-à-dire que sa fabrication suit un cahier des charges très strict garantissant la qualité et la spécificité du produit.” Source

 

 


Un bon lait pour un bon fromage...au lait cru.

Rêve ou réalité?

par André Fouillet

Conseiller en techniques laitières et fromages

Un projet de règlement émis par le ministère de la Santé du Canada, et paru à la gazette officielle, vise à supprimer la fabrication et l'importation de fromages fabriqués au lait cru au Canada. Le lait devra être porté à une température d'au moins 63ºC pendant 16 secondes (thermisation). Cette association temps-température permet la destruction de la majeure partie des bactéries pathogènes qui pourraient se trouver dans le lait (en particulier les "listeria monocytogènes"). Pourquoi ce projet de règlement? Pour la prétendue protection de la santé du public? Depuis 1985, dans le monde, il y a eu quelques cas d'intoxications alimentaires dues à des fromages contaminés, surtout avec la bactérie listeria monocytogène. Or, en Californie, en 1985, et en Suisse en 1987, les intoxications étaient dues à des fromages faits de lait pasteurisé. Il semble évident que ce projet de règlement absurde ne résoudra pas les problèmes d'intoxications éventuelles. Cependant, il tombe à point pour les grands transformateurs qui voudraient bien voir disparaître cette niche "fromage au lait cru", inaccessible pour eux. De bons fromages au lait cru, fabriqués et vieillis avec soin, amour et passion, sont des perles rares qui se regardent comme un beau bijou, qui se hument comme un bon civet et qui se savourent comme un bon vin. Les fromages au lait cru font partie de la gastronomie, ils sont le reflet du terroir. Faire disparaître ces fromages de notre héritage patrimonial relève de la pure dérision. La thermisation que veut imposer le ministère de la Santé pour tous les laits destinés à la fabrication fromagère détruit les bactéries pathogènes, mais aussi la flore naturelle des laits (bactéries lactiques, bactéries d'affinage et autres bactéries dites "indésirables"). Grâce à la flore naturelle, nous pouvons fabriquer des produits de haut de gamme et différents. Cette flore disparue, nous devons faire appel aux bactéries cultivées en laboratoire, toutes identiques. Ceci impose la standardisation des fromages. Finies l'originalité et la typicité! Aujourd'hui, la plupart des fromages au lait cru ne sont plus tout à fait comme ils devraient être. Leurs qualités organoleptiques se sont beaucoup amoindries. Autrefois, les paysans fabriquaient leurs fromages avec le lait de leurs animaux, de races diversifiées, qui broutaient paisiblement dans les prés verts et fleuris. L'agriculture industrielle et intensive a fait disparaître cette agriculture traditionnelle. Elle dégrade la terre, élimine les pâturages, empoisonne les plantes et surmène les animaux. Les produits de cette agriculture sont abondants certes, mais de qualité très médiocre. Toute notion de terroir est effacée par l'apport massif de fertilisants de synthèse et d'une multitude de produits chimiques (herbicides, fongicides, pesticides et autres "cides"). Sans parler des animaux qui ne mangent plus un brin d'herbe de leur vie et qui sont nourris avec des concentrés dont certains composants sont cultivés à des milliers de kilomètres de leur lieu de consommation. Ces méthodes d'exploitation agricole modifient la flore microbienne des sols au profit des mauvaises bactéries. Les nouvelles formes de conservation des fourrages, ensilage et grosses balles rondes, sont des milieux propices à la prolifération d'une flore microbienne indésirable et même nocive. Les moyens modernes de récolte, de stockage au froid - 2 à 4o C pendant 48h - et le transport du lait, ont permis la réduction du nombre total de bactéries, mais ils ont modifié la qualité de cette flore microbienne. Les bactéries lactiques et la flore d'affinage nécessaires à la fabrication de fromages au lait cru ont presque disparu, laissant le champ libre aux bactéries nocives plus résistantes. En technologie fromagère, ces laits dits modernes, sont appelés des "laits morts". Nous devons compenser ce déséquilibre microbien par l'apport de bactéries de laboratoire. La notion de fromage au lait cru, du terroir, est effacée par ces méthodes. La capacité de protection microbienne des fromages par la flore naturelle, plus rustique, est grandement diminuée. Les animaux laitiers absorbent des quantités importantes de produits chimiques. Le surmenage des animaux augmente l'utilisation des médicaments. Certains aliments contiennent des mycotoxines. Tous ces résidus de polluants sont véhiculés par le sang et la plupart transitent par la mamelle et se retrouvent dans le lait. Aujourd'hui, nous nous battons contre les contaminations bactériennes des laits. Nous devrions plutôt nous attaquer à leur pollution chimique, qui est beaucoup plus insidieuse, sournoise et dangereuse. Nos ancêtres pratiquaient une agriculture transmise et améliorée de génération en génération. Heureusement, aujourd'hui, plusieurs paysans reviennent à cette agriculture traditionnelle dans laquelle la productivité n'est plus l'objectif principal; elle y est supplantée par le désir de vivre dans un environnement sain, générateur de produits de qualité et guidés par les rythmes de la nature. Le goût des consommateurs pour des produits régionaux, de qualité, très typiques, va soutenir ces paysans et artisans dans leur désir de développer cette nouvelle fromagerie fermière et artisanale au lait cru. Les grands fromages redeviendront alors une réalité.

À la fin du siècle dernier, dans le nord de la France, pour faire un bon Maroille, il fallait trois conditions: La richesse et la variété des pâturages (22 plantes différentes), la vache de race maroillais et le savoir-faire du fromager. De nos jours, les deux premières ont disparu; la troisième risque de s'éteindre, faute de laits de qualité à transformer.

Synthèse

 

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La question du fromage

Raoul Ponchon
Le meilleur fromage est toujours celui de son rivage, mais au-dessus de tous les paysages trône le Roquefort.

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