Schubert Franz

1797-1828
"À raison des dons merveilleux qu’il avait reçus, un autre maître de cette époque, Franz Schubert, semblait mieux fait pour y exceller. Mais les difficultés de son existence et sa mort prématurée, à l’âge de trente et un ans, l’empêchèrent de donner sa mesure, et jusqu’à la fin de ses jours il devait lutter contre la gêne. Peu pratique dans la conduite de ses affaires, modeste et résigné à l’obscurité, il était déjà en possession d’un talent remarquable sans que personne s’en doutât autour de lui. Il ne trouvait pas d’éditeur, et son Roi des Aulnes était composé depuis cinq ans déjà quand, par hasard, un chanteur en vogue le fit connaître au public viennois. Un homme plus habile aurait profité de cette occasion pour se pousser lui-même, mais Schubert était absolument dépourvu d’habileté, et il continua de produire au jour le jour, s’abandonnant sans compter à sa verve abondante et facile. Ses petits ouvrages, Lieder, Momen(t)s musicaux, morceaux de piano à deux ou quatre mains, constituent, à vrai dire, le meilleur de son œuvre. En faisant revivre l’ancienne chanson populaire de l’Allemagne, Schubert en avait rajeuni la forme et l’esprit. Ses nombreuses productions en ce genre sont des modèles de goût, de naturel et de sentiment, qui assurent à son nom une gloire impérissable. Au point de vue de la spontanéité et de la richesse d’invention qu’il y montre, il mérite d’être cité immédiatement après Mozart. L’inspiration, chez lui, jaillit abondante et pure, comme d’une source intarissable. Partout, à tout moment, dans les circonstances les plus imprévues, elle naît en lui vive et fraîche, impérieuse et débordante. Une lecture, une promenade à la campagne, une conversation avec un ami lui suggèrent les mélodies les plus variées. Qu’il s’agisse d’exprimer les impressions que la nature, l’amour ou l’amitié évoquent dans son âme affectueuse, ouverte à tous les sentimen(t)s, sa muse est toujours présente. Elle fait mieux que répondre à son appel, elle le prévient, le presse, et docilement il écoute et note ce qu’elle a chanté au dedans de lui-même.

Avec sa merveilleuse organisation, Schubert aurait pu exceller dans tous les genres. Non seulement il montre dans ses trios une entente parfaite de la musique instrumentale, mais à raison de la richesse des motifs et du charme imprévu des sonorités, ses compositions de piano à quatre mains semblent conçues d’une manière si franchement symphonique qu’elles pourraient, sans aucune modification, être adaptées à l’orchestre. Plus d’une fois nous en avons entendu en Allemagne des arrangements dont les combinaisons instrumentales paraissaient si nettement indiquées qu’on les aurait pu croire prévues par l’auteur. Mais Schubert lui-même n’a que très rarement abordé la forme symphonique. Les grands ouvrages l’effrayaient, et comme s’il avait eu le pressentiment de sa fin prématurée, il avait hâte de beaucoup produire en recourant aux moyens les plus directs et les plus simples. Sa pauvreté, d’ailleurs, lui interdisait de s’appliquer à des œuvres de longue haleine, pour lesquelles les possibilités d’exécution lui auraient manqué. Mais celles qu’il nous a laissées en ce genre – son Quintette en ut si dramatique, sa grande Symphonie en ut majeur, que Mendelssohn a révélée au monde musical, et surtout les deux premières parties, fragmen(t)s exquis, de cette Symphonie en si mineur que la mort l’empêchait d’achever – sont bien conformes au style classique, et fondées toujours sur le développement thématique de chaque partie. Les idées se présentent à lui si abondantes, si touffues, qu’il n’a ni le temps, ni la volonté de les choisir. Tout inégale que soit leur valeur, elles offrent du moins encore entre elles un lien naturel. Il voit aussitôt les différentes acceptions de chacune d’elles, il les déduit avec une aisance et une prodigalité qui le rendent facilement prolixe. Sa nature tendre et rêveuse a besoin de s’épancher, et comme s’il ne pouvait se décider à vous quitter, il s’oublie et s’attarde parfois en ces « divines longueurs » que, non sans raison, on a pu lui reprocher."

Émile Michel, "Les maîtres de la symphonie. II. Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Schumann, Berlioz", Revue des Deux Mondes, tome 138, année 1896, 1er fascicule, novembre-décembre 1896, p. 186-188

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