Buoninsegna Duccio di

c.1255
Une série de mentions dans les registres de la commune de Sienne permettent d'établir avec assez de précision une chronologie de la carrière de Duccio. Un certain nombre d'amendes pour des motifs non précisés, que certains supposent politiques, et d'autres pour des refus d'obtempérer laissent concevoir un artiste au caractère assez enflammé, assez fort de sa célébrité locale pour contester les ordres des dirigeants de la commune.
La commune de Sienne lui passe commande dès 1278 de la décoration de tablettes de bois de la Biccherna, l'office financier de la Commune. Les premières années de la carrière du peintre illustrent la solide formation de l'artiste-artisan à cette époque de même que sa polyvalence. Des commandes similaires surviendront en 1279, 1285, 1286, 1287, 1291, 1292, 1294 et 1295. Ces dates sont importantes, en particulier l'absence de commandes au début des années 1280, car elles permirent à l'historien Roberto Longhi d'établir la participation probable du peintre aux travaux de décoration de la Basilique supérieure de Saint-François à Assise dirigés par Cimabue. Ce qui expliquerait la grande parenté stylistique entre Cimabue et Duccio particulièrement dans la production de retables consacrés au thème de la Madone. Sur la base de cette hypothèse, l'historien Enzo Carli a restitué à Duccio une série de dessins préparatoires pour le vitrail circulaire du choeur de la cathédrale de Sienne, exécuté en 1288, en démontrant la présence d'accents manifestement inspirés de Cimabue.
L'influence de Cimabue sur l'oeuvre de Duccio ne doit cependant pas être exagérée. La première oeuvre connue de Duccio, la Madone de Crévole démontre l'attachement entier du peintre aux modèles byzantins qu'il traite cependant de façon plus personnelle. Ce tableau reprend le thème byzantin de l'Odigitrie (la Vierge qui montre de sa main droite l'Enfant assis sur son bras gauche). On remarque, par comparaison avec les oeuvres de ses prédécesseurs siennois, Guido de Sienne en particulier, la souplesse des courbes, la douceur et la tendresse du geste de la Vierge dont le visage a la transparence de l'albâtre.
Des documents d'archives relatent la présence d'un certain "Duche de Siene" à Paris vers 1296-1297, qui expliquerait en partie l'influence additionnelle du style gothique international dont Paris


La Madone Rucellai
L'oeuvre suivante, que Vasari avait initialement attribuée à Cimabue mais que la publication du document de la commande a permis d'attribuer hors de tout doute à Duccio, est la célèbre Madone Rucellai commandée en 1285 par la compagnie des Chantres de Santa Maria Novella à Florence (aujourd'hui à la Galerie des Offices). La parenté entre l'oeuvre du florentin Cimabue et celle du siennois n'est nulle part aussi manifeste que dans cette oeuvre. Duccio reprend dans son ensemble la composition que Cimabue avait retenue pour la Maestà du Louvre: le geste de l'Enfant, les anges répartis latéralement autour du cadre, la position oblique du trône. Mais à la masse compacte des anges de Cimabue qui entourent le trône de la Vierge, et qui dont le regard fixe le spectateur, Duccio répond par en disposant de façon plus aérée ses anges, aux proportions beaucoup plus petites que celles de la Vierge, dont le regard est tourné vers la Vierge en signe d'adoration. Alors que l'oeuvre de Cimabue, par le respect des proportions et la lourde corporéalité des anges annoncent déja le naturalisme giottesque, la Madone de Duccio démontre une plus grande liberté dans le choix des couleurs et la suprématie des effets narratifs et architectoniques sur la logique des proportions qui sous-tend la démarche naturaliste en peinture. À la tendance au monumental de Cimabue, l'art de Duccio répond par une finesse et une préciosité dans le dessin qui trahit une direction toute différente qui marquera durablement l'art siennois.

La Maestà
C'est avec la création de la Maestà commandée en 1308 (date réfutée entre autres John Pope-Hennessy qui croyait que l'oeuvre avait été commencé bien avant) par l'administrateur de la cathédrale de Sienne pour décorer l'autel majeur que Duccio atteindra à la gloire. La commande passée au maître comporte un certain nombre de clauses qui étayent la réputation d'instabilité du peintre: le tableau devait être entièrement de sa main, il devait mettre en oeuvre tout le talent reçu de Dieu (pingere et facere dictam tabulam quam melius poterit et sciverit et Dominus sibi largietur). Il devait de plus travailler de façon continue jusqu'à l'achèvement du tableau, sans accepter d'autres commandes. Pour plus de surêté, ses commanditaires le contraignirent à jurer sur l'Évangile qu'il s'engageait à respecter bona fide, sine fraude les clauses de son contrat. Le contrat fait également mention d'une rétribution journalière de 16 sous, somme importante, si l'on considère qu'il fallut 32 mois de labeur à l'artiste pour compléter le retable.
Un chroniqueur anonyme relate l'accueil triomphal réservé à l'oeuvre lorsqu'elle fut transférée de l'atelier du peintre à la cathédrale. Pour l'occasion l'évêque décréta une procession civique et une journée de prières à la Vierge pour implorer sa protection sur la ville de Sienne. Les boutiques furent fermées, les cloches sonnèrent le Gloria pour accompagner la procession.On suppose que cette procession fut décrétée autant pour marquer la dévotion de la ville à la Vierge, mais aussi pour témoigner de l'admiration des Siennois pour le chef-d'oeuvre crée par Duccio et son atelier. Celui-ci, sans doute conscient d'avoir livré aux Siennois un véritable chef-d'oeuvre, appelle la protection particulière de la Vierge en inscrivant sur la partie de l'escalier qui mène au trône l'inscription suivante: MATER SANCTA DEI - SIS CAUSA SENIS REQUIEI - SIS DUCIO VITA - TE QUIA PINXIT ITA (O Sainte Mère de Dieu - Sois cause de paix pour Sienne - sois source de vie pour Duccio - car ainsi il t'a dessinée). L'inscription souligne également le caractère civique de l'oeuvre qui visait à invoquer la protection de la Vierge pour la Commune.
La Maestà, aujourd'hui conservée au Musée de l'oeuvre de la Cathédrale de Sienne, est composée d'une série de de tableaux peints sur les deux faces. La composition grandiose représente la Vierge sur le trône avec l'Enfant entourée d'une procession de saints: Sainte Catherine d'Alexandrie, Saint Paul, Saint Jean l'Évangéliste, Saint Jean-Baptiste, Saint Pierre, Sainte Agnès et vingt Anges; sont agenouillés au premier plan, Ansano, Savino, Creszenzio et Vittore, les saints de protecteurs de Sienne.
L'oeuvre qui fut démembrée en 1771 et lourdement endommagée lors de ce démembrement et son entreposage subséquent «dans un entresol de la maison de l'Oeuvre.. en un lieu bas et obscur», propose un programme iconographique complexe. La prédelle antérieure, divisée en sept panneaux, relate des épisodes de la vie du Christ en débutant par l'Annonciation jusqu'à la Dispute au temple. Neufs autres épisodes complètent cette série sur la prédelle postérieure. Au verso, 26 panneaux illustrent la passion du Christ depuis la magnifique Entrée à Jérusalem jusqu'à la Rencontre sur la route d'Emmaüs.

Voici la description que donne l'historien Enzo Carli de la Maestà:
    «Le thème de la Madone reine du ciel, entourée des anges et des saints, a des antécédents littéraires; dans les arts figuratifs il constitue une invention franchement siennoise, et la "Maestà" de Duccio en est le prototype. La composition spéculaire est organisée de chaque côté du trône en marbre de façon rigoureusement symétrique; les côtés s'ouvrent frontalement comme les ébrasements d'un portail, tandis que les personnages sont assimilés à des éléments architectoniques. Leur immobilité, la constance et l'uniformité de leur physionomie (évidente surtout chez les anges splendides) expriment une communauté spirituelle, un sentiment diffus d'extase dans la contemplation de la Vierge et dans la participation à cette réunion céleste. La Vierge domine incontestablement la scène: ses dimensions sont plus grandes et la masse dilatée de sa silouhette est adoucie par les fluidités toutes gothiques et musicales de son manteau bleu-nuit, qui resplendit sur un fond de broderies en or. Son attitude royale s'adoucit jusqu'à l'humanité dans sa façon de pencher la tête et de diriger vers le bas un regard suave et pénétrant: elle semble vouloir accueillir les pieuses prières des fidèles agenouillés.
    Avec la "Maestà", qui est le témoignage le plus profond et original de l'oeuvre de Duccio, nous assistons à l'exceptionnelle - sinon miraculeuse - rencontre entre le nouvel esprit gothique d'Occident et la tradition byzantine, exprimée jusque dans ses lointaines racines hellénistiques, comme en témoigne la beauté toute classique des anges.»

Dans l'ombre de Giotto
La renommée de Duccio, le plus célèbre peintre de l'école siennoise, a toujours été éclipsée par celle de son contemporain Giotto. L'art monumental de Giotto était davantage porteur d'avenir que celle du siennois dont l'art marque un apogée, où se rencontre deux styles, la manière hellénistique dont Giotto, dixit Vasari, devait libérer la peinture, et le style gothique international. Ces deux styles étaient appelés à disparaître devant la montée progressive de l'approche naturaliste et l'invention de la peinture à l'huile qui permettait justement un rendu plus réaliste que la détrempe sur panneau utilisée par les peintres gothiques.
Vasari contribua également à cette éclipse de la renommée de Duccio en écrivant une courte biographie qui présente le peintre avant tout comme un innovateur dans le domaine de la décoration architecturale par l'utilisation de pavements bicolores. Seule une pointe de «giottisme» sauve aux yeux de Vasari l'art du peintre siennois. André Chastel rappelle que c'était complétement méconnaître le parallélisme des carrières de Giotto et de Duccio et l'influence commune de Cimabue.
Les admirateurs de Duccio ont pour la plupart mis en relief son talent de narrateur, nulle part aussi éclantant que dans les panneaux de la passion du Christ sur la face postérieure de la Maestà. Malgré le recours à des conventions héritées de modèles byzantins, Duccio anime ces scènes avec un génie unique, avec des effets de mise en scène remarquablement efficaces où l'artiste profite pleinement de la liberté du peintre gothique qui n'est pas tenu de cadrer l'image dans un système qui respecte les lois de la perspective, ou une certaine logique dans les proportions. Duccio fut un dessinateur et artisan exceptionnel dont la maîtrise des techniques qu'il employait ne fût probablement jamais égalée par la suite.

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