Distraction
Exemple de distraction: «Monseigneur Lartigue, premier évêque de Montréal, étant allé à la campagne chez un de ses amis, son postillon se laissa tomber du haut d'un grenier à foin sur le pavé. Tout le monde courait au secours du malheureux qui était tout fracassé. "- Allez chercher un chirurgien, cria-t-on. - Eh non! dit naïvement l'évêque dans le plus grand effroi, cet homme se meurt; vite! un prêtre, amenez un prêtre! - Et vous, monseigneur, ne l’êtes-vous pas? répondit quelqu'un qui était plus de sang-froid. - Ah! c'est vrai, je n’y pensais pas", répliqua le prélat, à qui l'excès du trouble avait fait oublier qui il était.» (E. Z. Massicotte, Anecdotes canadiennes, Librairie Beauchemin, Montréal, 1913).
Bergson traite de la distraction dans Le Rire. Pourquoi, se demande-t-il, le distrait nous fait-il rire? Parce que les habitudes, devenues mécaniques, sont séparées de la vie et de sa souplesse.
«Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe: les passants rient. [...] Une pierre était peut-être sur le chemin. Il aurait fallu changer d'allure ou tourner l'obstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continué d'accomplir le même mouvement quand les circonstances demandaient autre chose.
«Voici maintenant une personne qui vaque à ses petites occupations avec une régularité mathématique. Seulement, les objets qui l'entourent ont été truqués par un mauvais plaisant. Elle trempe sa plume dans l'encrier et en retire de la boue, croit s'asseoir sur une chaise solide et s'étend sur le parquet, enfin agit à contre-sens ou fonctionne à vide, toujours par un effet de vitesse acquise. L'habitude avait imprimé un élan. Il aurait fallu, arrêter le mouvement ou l'infléchir. Mais point du tout, on a continué machinalement en ligne droite. La victime d'une farce d'atelier est donc dans une situation analogue à celle du coureur qui tombe. Elle est comique pour la même raison. Ce qu'il y a de risible dans un cas comme dans l'autre, c'est une certaine raideur de mécanique là où l'on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d'une personne.»
«Est-il étonnant, poursuit Bergson, que le distrait (car tel est le personnage que nous venons de décrire) ait tenté généralement la verve des auteurs comiques ? Quand La Bruyère rencontra ce caractère sur son chemin, il comprit, en l'analysant, qu'il tenait une recette pour la fabrication en gros des effets amusants. Il en abusa. Il fit de Ménalque la plus longue et la plus minutieuse des descriptions, revenant, insistant, s'appesantissant outre mesure.»
(Henri Bergson, Le rire, Presses Universitaires de France, Paris 1924).