Dignité

On se sent bien humble quand vient le moment de définir la dignité. Qui est digne d’entreprendre une telle tâche ? Dignité est le mot phare en ce moment, plus fondamental que le mot droit, - car les droits de l’homme reposent sur sa dignité - , plus précieux que le mot liberté, car on conserve encore toute sa dignité quand on a perdu l’usage de sa liberté, à cause d’un handicap par exemple.

Dignité est aussi le mot qui désigne la seule réalité en chaque être humain qui puisse encore retenir l’agresseur au seuil de la violence extrême ! Quelle est cette réalité ? Comment se manifeste-t-elle et à quelles conditions peut-on lui être sensible ? L’indifférence, cette non-assistance morale à la personne en danger de détresse, est aussi une atteinte à la dignité, celle sans doute dont on souffre le plus, surtout parmi les personnes vivant avec un handicap grave. Comment la prévenir, comment cultiver ce regard vers l’autre qui témoigne d’un respect inconditionnel à son endroit ?

L’histoire de ce mot ressemble à celle du mot honneur. Il a d’abord désigné une distinction accordée aux titulaires de fonctions importantes. «À Rome, précise Jean-François Mattéi, le mot dignitas désigne le mérite attaché à une fonction ou à un office. Et par conséquent la considération et l’estime qu’on a pour celui qui en est digne»1. Il n’y a rien, poursuit Mattéi, ni dans le droit romain, ni dans les usages de la Grèce antique, qui évoque la dignité universelle des droits de l’homme. L’idée même d’humanité, à laquelle on associe celle de dignité, était étrangère aux Grecs. «Quand ils utilisent les mots hoi anthropoi, les hommes, ils désignent bien l’ensemble des hommes, mais non l’essence d’une humanité distincte de ses enracinements linguistiques, politiques et géographiques»2.

Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1791, l’article premier se lit comme suit : «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » Le mot dignité n’apparaît qu’à l’article 6, dans le sens ancien du terme : «Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

Point de trace non plus de l’idée de dignité dans la déclaration américaine de 1776. «Tous les hommes naissent naturellement et également libres et indépendants, et possèdent certains droits inaliénables dont ils ne peuvent pas, lorsqu'ils entrent dans l'état de société, priver ou dépouiller leur postérité. Ce sont : la jouissance de la vie et de la liberté, l'accession à la propriété, la recherche du bonheur et de la sécurité. »

Il faudra attendre la Déclaration de 1948 pour voir apparaître le mot dignité dans un grand texte solennel : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », dit l’article premier.

Étonnante métamorphose du mot qui porte aujourd’hui tous les espoirs des êtres humains! Une distinction extérieure, une marque sociale, une décoration est devenue ce je ne sais quoi, à l’intérieur de chaque être humain concret, qui mérite le respect inconditionnel d’autrui. «Il y a, dira Simone Weil, depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts ou observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. » Simone Weil ajoute : «C’est cela, avant toute chose, qui est sacré en tout être humain »3.

Ce serait donc de la partie divine de son être que l’homme tirerait sa dignité. Il semble logique qu’il en soit ainsi. Puisque l’homme n’avait pas réussi à se protéger contre lui-même en devenant maître de son destin et en substituant ses principes et ses droits à ceux du Dieu des religions, ne convenait-il pas d’inviter chacun à tourner son regard vers un je ne sais quoi qui ait un sens à l’intérieur de chacune des religions aussi bien que hors d’elles? C’est bien en effet une autre des caractéristiques de l’idée de dignité que d’avoir un sens pour les incroyants aussi bien que pour les croyants.

Ce n’est pourtant pas la thèse de l’origine divine de la dignité qui suscite l’adhésion la plus large depuis 1948, mais une autre, plus terre à terre, défendue notamment par le philosophe Paul Ricœur, selon laquelle «quelque chose est dû à l’être humain du seul fait qu’il est humain »4.

Ayant rappelé que le temps d’incubation de l’idée de dignité, présente à l’état d’ébauche chez les stoïciens et dans la chrétienté, a été très long, qu’il a fallu attendre la Renaissance, plus précisément le De dignitate hominis oratio de Pic de La Mirandole, puis les pensées de Rousseau de Kant pour qu’elle prenne forme en Europe, attendre enfin la Déclaration de 1948, pour qu’elle soit proposée au reste du monde, Jean-François Mattéi démontre que c’est le sentiment d’indignation qui est premier.

« Les hommes se sont indignés avant de concevoir la notion de dignité. […] Je propose ici l’hypothèse selon laquelle le sentiment d’indignation a précédé, et précipité ensuite, le concept de dignité en permettant l’éclosion de ce que nous nommons depuis Rousseau la conscience morale. […] L’homme n’est pas indigné parce qu’un acte vil a porté atteinte à une dignité abstraite; il proclame son exigence de dignité parce qu’il a éprouvé des indignations réelles »5.

C’est dans le sillage de l’indignation que l’idée de dignité s’est imposée et elle appartient de par cette origine à la sphère de la transcendance. «Fonder la dignité sur l’homme ou l’homme sur la dignité sans instaurer de médiation, le Grand Artisan chez Pic de la Mirandole, Jésus-Christ chez Pascal, l’Être divin chez Rousseau, le Maître suprême chez Kant, c’est succomber à la pétition de principe qui consiste à fonder la raison sur elle-même »6.

On n’échappe pas à cette pétition de principe lorsque, à l’instar de monsieur Axel Kahn 7, on soutient que la dignité repose sur le regard signifiant posé sur autrui. Raisonner ainsi c’est oublier que le regard compatissant est lui-même le signe d’une conscience morale qui a été éveillée auparavant par l’indignation.

1-Jean-François Mattéi, De l’indignation, La Table Ronde, Paris, 2005, p. 15.
2-Ibidem.
3-Simone Weil, Écrits de Londres et dernières lettres, Paris, Gallimard, 1957, p.13.
4-Paul Ricoeur, in J.-F. de Raymond, Les Enjeux des droits de l’homme, Paris, Larousse, 1988, p.236-237.
5-Jean-François Mattéi, De l’indignation, La Table Ronde, Paris, 2005, p. 21.
6-Ibidem, p. 18.
7-Forum vie, grande dépendance et dignité http://etatsgenerauxhandicap.net/resumes/forums/vie-grande-dependance-et-dignite.php

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Essentiel

Passage de la lettre à Lord Chandos, de Hugo von Hofmannsthal:

«Un arrosoir, une herse à l'abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un oeil d'ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu'il n'est pas du tout en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres. ( ... ) Ces créatures muettes et parfois inanimées s'élancent vers moi avec un amour si entier, si présent, que mon regard comblé ne peut tomber alentour sur aucune surface morte. ( ... ) J'ai alors l'impression que mon corps est constitué uniquement de caractères chiffrés avec quoi je peux tout ouvrir. Ou encore que nous pourrions entrer dans un rapport nouveau, mystérieux, avec toute l'existence, si nous nous mettions à penser avec le coeur.»
Hugo von Hofmannsthal: La lettre à Lord Chandos, NRF, Paris, p. 81).

Enjeux

Dans le livre de Thomas de Koninck sur la dignité humaine, le thème central est le lien entre le mépris de la dignité et l'abstraction. «Notre temps, dit l'auteur, à la première page, est passé maître dans l'invention de catégories permettant d'immoler "à l'être abstrait les êtres réels," selon la juste formule de Benjamin Constant.» 1 Plus loin, s'inspirant de Gabriel Marcel, il montre comment la passion fabrique de l'abstrait. Dans certaines conditions, cet être unique auquel normalement nous n'oserions pas faire de mal, devient une chose quelconque parce nous le regardons à travers une idée générale, une abstraction: juif, bourgeois, noir, jaloux, hystérique, etc.

Au vieux fond de violence instinctive, peut-être trop systématiquement refoulé dans la vie courante, se sont ajoutées, par le biais de la montée du formalisme dans la vie quotidienne et dans la science, des raisons, les moyens et l'excuse de tuer efficacement. Les pilotes de l' avion qui a largué la bombe atomique sur Hiroshima étaient à une distance telle -physique et psychologique- de leurs victimes, que tout leur semblait non seulement permis, mais facile.

Comment cultiver en nous-mêmes cette attention qui nous fera découvrir l'être unique, concret et digne, derrière la catégorie méprisable à laquelle nous sommes tentés de le réduire. Quiconque veut contribuer à la prévention des génocides et des autres atteintes à la dignité et à la vie d'autrui doit d'abord répondre pour son propre compte à cette question sur l'attention.

La réflexion sur l'attention dans cette perspective soulève la question du sens de la culture et de l'éducation. Pour l'intelligence, l'abstraction est un outil et un appui: cette chose devant moi est un arbre. Grâce au concept (outil) je distingue l'arbre du ruisseau qui coule à côté et cette distinction me rassure, je poursuis ma promenande en pensant à autre chose. À ce niveau d'attention, je trouverai parfaitement normal, que quelqu'un abatte l'arbre, je ne m'en apercevrai peut-être même pas. Il en sera bien autrement si mon attention s'accroît au point que l'arbre quelconque devienne pour moi tel arbre, concret, unique, beau, attachant. A partir de ce moment je m'intéresserai vraiment à lui, je comprendrai qu'il s'agit d'un cerisier rare. S'il en est ainsi dans mes rapports avec toutes les choses , j'aurai le coeur secrètement brisé par chacune d'elle comme on le voit dans la lettre à Lord Chandos, et il en sera ainsi dans mes rapports avec les êtres. Le risque que je porte atteinte à leur dignité sera alors à son plus bas degré possible.

Cela suppose une éducation où l'on est invité à renoncer constamment à l'utilité de l'abstraction, à la sécurité qu'elle procure, pour se rapprocher de la réalité concrète par une contemplation qui ressemble de plus en plus à l'amour. François Villon est un poète français de la fin du Moyen Age, soit! Le voilà situé, et aussi réduit à une abstraction. Mais faites l'effort de mieux comprendre l'époque où il vivait, les excès auxquels il s'est abandonné, la justice qui l'a frappé, le repentir auquel un chrétien était appelé, apprenez ses poèmes par coeur pour vous rapprocher encore davantage de lui, chantez-les avec Brassens et vous comprendrez aux sentiments que feront naître en vous ses plus beaux vers, que la barbarie vient de régresser en un point déterminé de l'espace et du temps: vous-mêmes.

«Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les coeurs contre nous endurcis...»

Si la crise de l'école dans le monde est inquiétante c'est parce qu'une dégradation de cette institution équivaut à une dégradation de la faculté d'attention et par là à la disparition d'un rempart contre la barbarie.

1-Thomas De Koninck, De la dignité humaine, Paris, PUF, 1996

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