Fabritius Carel
Dans ce passage extrait d'une série d'articles sur Vermeer, Thoré cherche à établir un lien entre ce Fabritius et Vermeer. On y trouve le document de Bleijswijck qui relate l'explosion de la poudrière et la mort de Fabritius.
«Une dizaine d'années après, vers l'époque de la Ronde de nuit, 1662, l'illustre Rembrandt avait formé quantité de disciples, parmi lesquels dut étudier le futur maître de van der Meer, Carel Fabritius.
Aucun document écrit ne constate que Carel Fabritius ait été élève de Rembrandt; mais ses œuvres, bien rares, et dont la plus superbe a été brûlée dans l'incendie du musée de Rotterdam, le prouvent à l'évidence.
Quoique nous ayons déjà publié dans la Gazette quelques renseignements sur les deux Fabritius, Carel et Bernard, il est utile de consigner ici la petite notice de van Bleijswijck sur Carel, d'autant qu'elle est le premier témoignage original, simplement reproduit par les biographes, depuis Houbraken et Weyerman jusqu'à Immerzeel:
- Carle Fabritius, un très parfait et remarquable peintre, qui, en matière de perspective, vérité de coloris, ou pratique prompte et solide de sa couleur, n'a, — d'après le dire de beaucoup d'amateurs, — jamais eu son pareil (sic).
Nous le rangeons ici parmi les plus célèbres peintres de Delft, quoique personne n'ait su indiquer où il est né; mais il est assez connu dans le monde, que ce grand artiste, après avoir demeuré ici beaucoup d'années, y trouva malheureusement sa fin, par l'explosion du magasin à poudre, le 12 octobre 1654. Étant dans sa propre maison, occupé à peindre le portrait de Simon Decker, marguillier de l'ancienne église, ayant à ses côtés sa belle-mère, son frère, — son fidèle disciple, Mathias Spoors, — ils furent tous écrasés par le brusque écroulement de la maison. Après être restés ensevelis sous les décombres pendant six à sept heures, ils en furent retirés à grand'peine et avec grande douleur par les bourgeois de la ville. Seul, M. Fabritius avait encore un peu de vie, et, comme tant de maisons étaient détruites, il fut provisoirement transporté dans l'ancien hôpital, où, un quart d'heure après, son âme oppressée (sic) quitta son misérable corps meurtri. Il n'avait encore que trente ans.
Cette explosion de la poudrière de Delft a été peinte quatre ou cinq fois, à des heures et à des points de vue différents, par Egbert van der Poel, et deux fois par un artiste delftois, Daniel Vosmaer. Ces deux tableaux de Daniel Vosmaer, signés et datés, ont été exposés à l'exhibition de Delft en 1863, et décrits dans le Nederlandsche Spectator, par un descendant du peintre, mon ami C. Vosmaer, de La Haye.
Van Bleijswijck continue: "Sur la triste et malheureuse mort du très renommé artiste-peintre Carle Fabritius, l'imprimeur de ce volume, Arnold Bon, essaya ces vers." Suivent huit strophes, dont la première représente "Carel Faber meurtri et brisé, gisant suffoqué par l'infernale poudre enflammée on ne sait comment." La dernière strophe, traduite mot à mot par mon ami Charles De Brou, est la plus curieuse:
- Ainsi périt ce phénix (sic), vers sa trentième armé,
Au milieu et dans la puissance de sa vie;
Mais, fort heureusement, il a enflammé de son feu Vermeer,
qui, en maître, perpétue sa science.
Le phénix est mort, mais il renaît de ses cendres dans la personnalité de van der Meer.
En 1654, van der Meer, qui n'avait que vingt-deux ans, était déjà un artiste tout formé et presque célèbre. Je suppose que c'est à cette époque, et sous l'œil de Fabritius, «sans pareil pour la perspective,» qu'il peignit ses délicieux petits intérieurs de ville, ses ruelles, comme on dit en Hollande: quelques maisons de chaque côté, une enfilade de rue étroite, avec des boutiques, des étalages, des auvents, des croisées baroques et des toits pointus. On a pu en voir un exemplaire à l'Exposition rétrospective des Champs-Élysées. Si la Façade d'une maison à Delft (galerie Six. à Amsterdam) est de cette première période, on peut dire que dès lors van der Meer aussi, comme son maître Fabritius, était «sans pareil» pour la perspective, la justesse de la lumière et la puissance de la couleur.
La notice de van Bleijswijck nous apprend que Vermeer.avait eu pour condisciple chez Fabritius: — Mathias Spoors. J'ai vainement cherché dans les livres d'autre trace de ce peintre Spoors, et je ne crois pas qu'on puisse signaler un seul de ses tableaux.
Sans doute, Carle Fabritius, «si renommé» dans sa ville, avait encore bien d'autres élèves: peut-être le Bernard Fabritius, — son fils? son parent? — lequel semble procéder de lui et de Rembrandt, et dont les chaudes peintures, au musée de Francfort, à l'Académie de Vienne et ailleurs, portent les dates 1650, 1662, 1669, 1671, 1672, etc.
J'ai aussi l'idée que le Decker qui a peint «des intérieurs de chaumière et des ateliers de tisserand» doit avoir travaillé autour de maître Fabritius, son clair-obscur ayant quelque analogie avec les effets de van der Meer. Les Decker de Delft étaient liés avec Fabritius, puisqu'il était en train de faire le portrait de Simon Decker au moment de l'explosion de la poudrière, et il paraît même que le C. Decker, auteur des gravures illustrant le livre de Van Bleijswijck, était parent de Fabritius.
Daniel Vosmaer encore, probablement fils de Jacob Woutersz Vosmaer ou Vosmeer, de l'ancienne famille de Vosmeren, paraît avoir été disciple de Fabritius, et une sorte d'émule de Vermeer, à en juger par ses deux tableaux de l'Explosion., que j'ai vus à Delft, et dont j'ai copié les signatures. Quelques Hollandais fort compétents, entre autres M. Lamme, directeur du musée de Rotterdam, et M. N. Hopman, d'Amsterdam, seraient même portés à attribuer à Daniel Vosmaer ou Vosmeer les ruelles de van der Meer; mais, par bonheur, elles sont signées, la plupart, très authentiquement, du nom ou du monogramme de Vermeer. Ces deux noms, Vermeer et Vosmeer, se ressemblent assez, et cette ressemblance onomatographique pourrait entraîner à confusion. Mais les œuvres de ces deux peintres, bien qu'ayant des analogies, sont faciles à distinguer.»
WILLIAM BURGER (Théophile Thoré), «Van der Meer de Delft», Gazette des beaux-arts, 1866, série 1, tome 21. Voir ce texte.