Benoît XVI

1927

Le texte qui suit, signé Alain Besançon, est un extrait du numéro Printemps 2006 de la revue Commentaire, publié avec l'autorisation de l'autorisation de la revue. Pour se procurer l'ensemble de l'article cité et du numéro de la revue, on peut s'adresser au site de Commentaire.

«Le cardinal Ratzinger a écrit une autobiographie simple et limpide (Ma Vie, Fayard, 1998).

Il est le fils d'un gendarme pieux, né dans la pieuse Bavière. La Bavière a été lointainement convertie par saint Boniface (Winfrith, de son nom anglo-saxon), de façon plus douce que ne l'a été la Saxe par les armées de Charlemagne. C'est peut-être pourquoi le christianisme et le catholicisme y ont été plus solidement implantés qu'ailleurs. Ce garçon brillant a été envoyé au Gymnasium, l'équivalent allemand de nos lycées les plus forts. Le Gymnasium qu'il a connu était, sous le nazisme, «comme avant». Il y avait certes des professeurs nazis, d'autres antinazis, d'autres neutres, mais le contenu de l'enseignement restait le même, au contraire de ce qui s'était passé en Russie soviétique aussitôt après la révolution. On apprenait le grec, le latin, les langues modernes, la philosophie, et le petit Josef Ratzinger, bon élève, excellait dans les vers grecs et latins. L’Allemagne nazie, telle qu'il la présente, donne l'impression d'un pays non pas converti au nazisme, mais occupé par le parti nazi et par ses bandes. Un peu comme notre France sous l'Occupation, avec une plus dense quantité de collaborateurs. La révolution nazie, il ne l'a vue que voilée par le chaos des deux dernières années de guerre. Conformément au Concordat, respecté sur ce point, en tant que séminariste il n'a pas servi sur le front, seulement dans la Flak, c'est-à-dire la DCA.

Un point me frappe. Ratzinger ne semble pas avoir alors saisi l'essence du totalitarisme moderne dans ces années-là — seulement une horreur absolue et naturelle pour le régime. Mais il l'a intellectuellement comprise dans les années 68 et suivantes, quand, en tant que doyen de la faculté de théologie de Tübingen, il a eu affaire aux idéologues révolutionnaires de la «Fraction armée rouge». Les formations idéologiques comme le nazisme et le communisme se comprennent d'un seul coup ou ne se comprennent jamais, et il suffit d'en avoir eu l'intuition sur une seule cellule de l'organisme. C'est ainsi que Reagan, qui n'était pas un grand intellectuel, a tout compris quand il a affronté les syndicats communistes de Hollywood en 1945. Ratzinger a eu l'insight en 1968.

Après des études régulières de théologie à Munich, il a fait sa thèse sur La Théologie de l'histoire de saint Bonaventure. Ce n'est pas indifférent. Il montrait qu'il ne s'inscrivait pas dans le courant néo-thomiste qui était dominant dans l'enseignement théologique depuis Léon XIII, mais plutôt dans le courant augustinien. Il appartient donc à cette école «moderne» qui cherchait une autre voie que le thomisme et qui brilla au lendemain de la guerre. Les noms que Ratzinger cite le plus volontiers sont Henri de Lubac, Hans Urs von Balthazar, Romano Guardini, Karl et Hugo Rahner. Ils sont des jésuites plus souvent que des dominicains et qui recherchent tout le parti que l'on peut tirer des Pères grecs et de la tradition juive. Ce qui ne l'a nullement empêché d'assimiler saint Thomas, et, plus tard, à Rome, de collaborer étroitement avec le cardinal Cottier, dominicain dans la lignée de Journet, de Gilson et de Maritain.

Ratzinger à Tübingen, puis à Munich, puis à Rome, a écrit des livres par dizaines. Son style intellectuel est le grand style allemand. Il est fondé sur la solidité de l'éducation reçue — dès dix-huit ans, à la sortie du gymnase, on savait à fond les langues anciennes et beaucoup de philosophie classique. Il a les profondeurs et les effets de profondeur des bons auteurs allemands. Comme un Cassirer, pourrait-on dire, qui serait catholique. Il a en particulier discuté dans la plus noble hauteur de ton avec les luthériens qu'il connaît admirablement. Dans toute sa vie il a eu la vocation d'un professeur et il l'est resté. Un Herr Professor Doktor. Oui, un esprit supérieur, un grand esprit germanique comme l'Allemagne nous en a donné si souvent l'illustre exemple, devenu plus rare aujourd'hui.

Il a été nommé archevêque de Munich par le pape Paul VI et n'est demeuré que cinq ans sur ce siège. Ce pape a donc une expérience pastorale assez courte. À Munich, il continue d'écrire des livres et des controverses savantes.

En 1981, Jean-Paul II l'a nommé préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, ce qu'on appelait autrefois le Saint-Office. Cette décision est l'une des plus importantes de ce pontificat. Le mérite est grand de Jean-Paul II d'avoir appelé à ce poste un homme qu'il savait intellectuellement mieux équipé que lui, bien que lui-même fût un intellectuel. Il est rare, en effet, que les grandes personnalités souffrent à côté d'elles des personnalités égales. Wojtyla avait été éduqué en Pologne de bric et de broc dans les pires conditions. Ratzinger était le scholar sur lequel il pouvait s'appuyer en toutes circonstances. Cela a été un tournant du pontificat. Les premiers textes de Jean-Paul II, en particulier son discours à l'UNESCO, m'avaient laissé un peu perplexe. On ne sent plus ce flottement à partir de l'arrivée de Ratzinger. Les deux hommes étaient différents. Ils ont su cependant maintenir une amitié de travail, une confiance intellectuelle jusqu'au bout.

Contrairement à ce qu'on pense souvent, Ratzinger n'est nullement triomphaliste. Tout au contraire il est habité par une vision extrêmement sombre, quoique point désespérée, de l'état contemporain de l'Église. On ne sait pas si Jean-Paul II, malgré sa vaillance si communicative, ne roulait pas parfois les mêmes pensées. Que Ratzinger ne nourrisse aucune illusion, il l'a rappelé à la veille et au lendemain même d'être élu: l'Église va très mal, elle est en très mauvais état.

À quoi s'accrocher, dès lors? À la vérité. Ratzinger est persuadé que, dans le naufrage en cours, l'Église conserve un trésor, qui est son dogme tel qu'il a été sans cesse défini et redéfini par la réflexion théologique au cours des siècles. Comme théologien catholique, cardinal, pape, il l'équivaut à la vérité tout court, au moins au cœur de celle-ci. C'est à partir de ce point d'ancrage qu'il a prononcé, comme préfet, un certain nombre de jugements. Il a bien vu l'envahissement marxiste-léniniste de la théologie de la libération et a fait ce qu'il était en devoir de faire pour en arrêter le dégât en Amérique latine. Sur les mœurs, il a touché à diverses questions qui demandaient des attendus précis. Le célibat des prêtres séculiers est un article auquel il tient, comme il l'a rappelé au lendemain de son élection. C'est une question de simple discipline ecclésiastique et c'est un jugement d'opportunité «politique» de décider en un sens ou un autre 1. Quant à la question de l'ordination des femmes, beaucoup plus grave, elle met en jeu une théologie fondamentale sur laquelle on n'a pas encore les idées définitivement claires. Elle touche au plus profond de l'économie du rapport entre l'homme et la femme, depuis la création. Il ne faut rien attendre de spectaculaire dans ce domaine avant longtemps.

Dans tout cela le cardinal ne manque pas de s'appuyer sur les conclusions de Vatican II, qu'il relit à la lumière de la stricte et vérace tradition dogmatique. Le rôle d'un préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi n'est pas d'avoir une pensée personnelle. Il est un gardien et dispose d'une autonomie intellectuelle restreinte. Mais Ratzinger ne peut pas s'empêcher d'exposer ses pensées propres et de déborder à l'occasion son rôle de préfet. Ainsi a-t-il écrit sur la liturgie, et sur son évolution dont il n'est pas content. Il l'a dit clairement, en abordant des changements qui ont pris l'allure de «droits acquis» (comme on dirait en langage syndical), ainsi la posture du prêtre tourné vers les fidèles, ou vers l'autel, c'est-à-dire vers Dieu.»

Alain Besançon

 

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Wir haben einen Pabst !

Habemus papam. Il aura ainsi fallu à peine 24 heures et quatre tours de scrutin pour connaître le 265e pape de l'Église. C'est le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi et ancien archevêque de Munich, le cardinal Josef Ratzinger qui a été appelé à succéder à Jean Paul II sous le nom de Benoît XVI, d'après saint Benoît de Nursie, père du monachisme occidental, et Benoît XV, défenseur de la paix pendant la Première Guerre mondiale.

Le monde et la presse n'ont pas manqué d'étaler leurs divergences d'appréciation face à celui qui s'inscrira dans la voie tracée par son prédécesseur et poursuivra notamment le dialogue interrelieux (en dépit de son controversé Dominus Jesus sur l'unité et l'universalité salvifique de Jésus-Christ et de l'Église) et l'évangélisation ou réévangélisation. Les «progressistes» voient en lui le grand inquisiteur rétrograde et crispé alors que les «purs et durs» le considèrent comme l'instrument de ressaisissement de l'Église. Il y a d'ores et déjà caricature de part et d'autre car le débat ne se situe qu'au niveau du discours moral.

On oublie trop facilement que ce grand théologien polyglotte, spécialiste de saint Augustin et de saint Bonaventure, ancien professeur aux universités allemandes de Bonn, Münster, Tübingen et Ratisbonne, avait déclaré dans les méditations du chemin de croix de la Semaine sainte de 2005 que «les vêtements et le visage si sales de l'Église nous effraient. Mais c'est nous-mêmes qui les salissons». Partisan du concile Vatican II et de l'ouverture, il avait pris ses distances par rapport à ces idées, suite aux potentielles dérives chaotiques et nihilistes des événements de mai 1968.

Le théologien Hans Küng, qui avait souffert des rigueurs de Josef Ratzinger, n'en estime pas moins que Benoît XVI pourrait fort bien enrichir le débat. Quoi qu'il en soit, il placera assurément l'Église à contre-courant de la modernité et fera entendre une voix discordante à une époque qui a oublié le sens de la limite extrinsèque. Une époque où la morale s'est détachée de la théologie et de la dogmatique et, telle un bateau ivre mais animé des intentions les plus nobles, évolue pour son propre compte sans autre critère que le sentiment humain. Si Dieu n'existe pas, tout est possible, découvrait avec amertume Ivan Karamazov en écho à Protagoras, selon lequel l'homme est la mesure de toute chose. L'Église, mais elle n'est pas la seule, est là pour nous rappeler le contraire.

Jean-Philippe Trottier

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