Richelieu Armand-Jean du Plessis cardinal de
Troisième fils de François du Plessis et de Suzanne de La Porte, il avait cinq ans à la mort de son père. Il vécut d’abord à Richelieu et reçut les leçons de Hardy Guillot, prieur de Saint-Florent de Saumur. Son oncle Amador de La Porte le fit venir à Paris et entrer au collège de Navarre. Son frère Alphonse devant être d’Église, on destinait Armand à être d’épée, comme leur frère aîné Henri. Au sortir du collège, il entra, sous le nom de marquis du Chillou, à l’Académie de Pluvinel, où il reçut l’éducation d’un gentilhomme. Mais la détermination prise par Alphonse de se faire chartreux menaçait de faire sortir l’évêché de Luçon de la maison de Richelieu. Armand quitta alors l’Académie pour rentrer à l’Université (vers 1602 ou 1603) et se mettre surtout à l’étude de la théologie; il prit sa nouvelle carrière très au sérieux, et se proposa comme modèle le cardinal Duperron; son rêve à cette époque était de devenir grand orateur et grand controversiste. Protégé auprès du roi par son frère Henri, l’un des dix-sept seigneurs, il fut nommé (c.-à.-d. désigné par le roi) évêque de Luçon en 1606, cinq ans avant l’âge canonique. Duperron, alors à Rome, fut chargé par le roi de solliciter les bulles de dispense. Comme elles tardaient à venir, le jeune prélat, impatient, alla lui-même trouver Paul V; il est faux qu’il ait à cette occasion falsifié son acte de baptême; le pape l’ordonna avant l’âge, en considération de son mérite, à Pâques 1607. Il soutint ensuite avec éclat ses thèses en Sorbonne, et prêcha devant la cour. Mais il tenait à résider, et dès 1608, en plein hiver, dans un carrosse prêté par un ami, il partait pour son évêché, « le plus vilain de France, le plus crotté et le plus désagréable ». Pauvre, aimant le luxe et le paraître, il fut obligé de vivre petitement, de se meubler d’occasion, et dut attendre jusqu’en 1614 pour avoir de la vaisselle plate : « Je suis gueux, écrivait-il, de façon que je ne puis faire l’opulent. » Il gouvernait de près son diocèse, entrait dans le détail, choisissait ses curés au concours, tentait de créer un séminaire, terminait par une transaction le procès de sa famille avec le chapitre, réparait l’église cathédrale, prêchait les protestants, mais les traitait avec tolérance. Il se croyait déjà promis à de plus hautes destinées, comme le prouve le Mémoire d’A. du Plessis de Richelieu, évêque de Luçon, écrit de sa main l’année 1607 ou 1610, alors qu’il méditait de paraître à la cour. S’il n’avait qu’à moitié réussi comme orateur sacré, on pressentait dès lors en lui un homme d’État. Sa réputation était si grande que Duperron disait « qu’il ne le fallait point mettre entre les jeunes prélats, que les plus vieux devaient lui céder ». Il échoua cependant dans sa tentative pour se faire députer par la province de Bordeaux à l’assemblée du clergé.
I. La conquête du pouvoir
À la mort de Henri IV, il crut son heure venue, fit du zèle, s’agita beaucoup, et prématurément. Il adressa au jeune roi et à la reine mère des protestations de fidélité tellement excessives que son frère et son beau-frère Pontcourlay ne les remirent pas à leurs destinataires. Il parti en hâte pour Paris, mais ne retira rien de son séjour : « C’est grand’pitié, disait-il, que de pauvre noblesse. » Dès lors il résida peu à Luçon, où il souffrait des fièvres paludéennes et où il avait des difficultés avec son chapitre et ses grands vicaires; il habitait aux Roches ou au prieuré de Coussay. Tout dévoué au parti de la reine, il revint à Paris en 1613 pour voir Concini.
Son rôle politique commence avec les États de 1614, où il est député du clergé pour les diocèses de Poitiers, Luçon et Maillezais. Après avoir joué un rôle important dans les négociations et les querelles entre les trois ordres, il fut désigné par Marie de Médicis pour présenter le cahier de son ordre à la séance de clôture (23 février 1615) : il exprima, en un langage brillant et habile, les idées de la majorité du clergé, et ne ménagea pas les flatteries à la reine. Ses amis, les Bouthillier, le mirent en relation avec les favoris de Concini, Mangot, Bullion, Barbin; ce dernier le présenta à Léonore Galigaï et à Marie. Avant le voyage de Bayonne, on décida sa nomination comme aumônier de la future reine Anne d’Autriche. Conseiller d’État, il eut, avant le titre, les fonctions de secrétaire des commandements de la reine mère; peut-être sut-il même gagner sinon le cœur, du moins les sens de la Florentine.
À la chute de Sillery (1616), il quitte Coussay pour venir à Paris surveiller les événements. Il assiste à la dislocation du ministère légué par Henri IV à son fils (Jeannin et Villeroy), à l’avènement des hommes nouveaux. Chargé d’amadouer Condé, il agit sur lui par ses amis les du Tremblay (le père Joseph), l’attire à Paris où il est arrêté et embastillé le 1er septembre. Richelieu allait partir en Espagne comme ambassadeur extraordinaire lorsque le chancelier du Vair dut céder les sceaux à Mangot; le secrétariat d’État, devenu vacant, fut donné à M. de Luçon (fin novembre). Il venait de perdre sa mère (14 novembre).
Ministre cinq mois, il fut chargé de la guerre et des affaires étrangères. Enfin il touchait au pouvoir. On le croyait Espagnol, les huguenots et les politiques se méfiaient. En réalité, tout forcé qu’il était de ménager la faction Concini, il avait dès lors une politique, de la décision, de l’énergie. Il montre une réelle rigueur contre les seigneurs rebelles, Nevers et Bouillon. Il envoie La Tour en Angleterre, La Nouve en Hollande, Schomberg en Allemagne avec mission d’expliquer à nos alliés les changements qui se sont produits à Paris, « dissiper les factions qu’on y pourrait faire au préjudice de la France, y porter le nom du roi le plus avant que faire se pourra, et y établir puissamment son autorité ». Ce ton n’était plus, depuis Henri IV, celui de la France. « C’est une pure calomnie, ajoutait-il, de dire que nous soyons tellement Romains ou Espagnols… Autres sont les intérêts d’État qui lient les princes, et autres les intérêts du salut de nos âmes… » Il aurait voulu réunir une conférence à Paris pour régler les affaires de Savoie (contre l’Espagne) et de Venise (contre Ferdinand de Styrie), rendre à la France sa situation d’antagoniste de la maison d’Autriche. Mais cette fois encore, comme en 1610, Richelieu avait été entraîné trop tôt et trop loin par sa pétulance; il n’était pas encore assez fort pour jouer ce rôle. Les vieux diplomates trouvèrent bien outrecuidant ce prêtre de trente ans qui leur écrivait : « Ils peuvent croire que j’embrasserai toutes les occurrences qui se présenteront…; de leur part, ils me feront plaisir de me les donner. Mais ils se peuvent assurer que je n’aurai point besoin d’avis en celles que je verrai moi-même. » - Luçon était, quoiqu’il en eût, de la coterie de la reine : il fut entraîné dans la chute des Concini; le roi le chassa du Louvre.
Il résolut de laisser passer l’orage. Confiné dans son évêché, dans son prieuré de Coussay, il écrivait contre les huguenots de Charenton: l’homme d’État redevenait prêtre. Luynes, qui connaissait sa valeur, le trouva trop près de Marie et de la petite cour de Blois, et l’exila à Avignon. Richelieu, pour désarmer ses ennemis, redoubla de théologie et employa ses loisirs à composer un catéchisme (1618). Quand les choses se gâtèrent par la fuite de Marie à Angoulême, Luynes fut trop heureux de faire appel à l’expérience de Richelieu, à son esprit politique, à son influence sur la reine mère; il voulut le placer à côté d’elle à la fois comme conseiller et comme surveillant. Arrêté un instant par un agent trop zélé, il rejoignit Marie et obtint pour elle le gouvernement de l’Anjou (1610). Il désirait vivement la réconciliation de la mère et du fils qui était conforme à son intérêt; il négocia les entrevues, déconseilla la rébellion, il n’y entra qu’à l’heure où il ne pouvait s’en dispenser sans abandonner la reine, et se trouva en mesure de faire la paix après « la drôlerie » des Ponts-de-Cé (1620). Il avait, à Angers, perdu son frère le marquis, tué en duel par Thémines (8 juillet 1619). Son oncle lui restait.
Mais déjà Luçon n’avait plus besoin d’appui. Dans la retraite, puis dans l’action, il s’était révélé un homme supérieur, avec qui tous devaient compter. Luynes envoyait à Rome pour lui obtenir le chapeau, et lui offrait, pour sa nièce Pontcourlay, son propre neveu Combalet : Richelieu, pour se rapprocher du tout-puissant favori, rompit un mariage à moitié fait. Presque ouvertement on le désignait, dès 1621, comme le ministre à venir : le P. Arnoux, confesseur de Luynes et du roi, fut même disgracié pour l’avoir dit trop haut. Le P. Joseph faisait répéter partout que Richelieu était l’homme nécessaire. On se disputait déjà sa faveur future. « Protégé, favori des dévots », dit Fagniez (Le Père Joseph et Richelieu), il avait ce privilège (grâce à son ministère de 1616) de grouper en même temps autour de lui les politiques, les gallicans, les ennemis des jésuites et de l’Espagne, ceux qui s’appelaient eux-mêmes les bons Français.
La mort de Luynes (15 décembre 1621) lui ouvrait le chemin du pouvoir. Mais il fallut encore deux ans pour triompher des préventions que le roi avait gardées contre le protégé de Concini, cardinal dès 1622. Après l’avènement de La Vieuville, on lui offrit les affaires étrangères; il eut la force de recevoir ces offres, qu’il brûlait d’accepter, avec une ostentation de modestie, mêlant habilement ses talents et sa mauvaise santé, sa connaissance de l’Europe et son peu de goût pour les affaires, proposant de donner des conseils sans exercer le pouvoir. Il feignit de n’accepter que par obéissance (19 avril 1624) : à peine assis au conseil, il parla en maître, fit au roi un crayon de la France et de l’Europe, organisa une véritable campagne de presse pour s’ouvrir les avenues du pouvoir, se débarrassa de La Vieuville au bout de quatre mois et devint premier ministre, seul ministre en réalité. Il le restera jusqu’à sa mort, pendant dix-huit ans.
C’est se faire de ces dix-huit années une idée très fausse que de croire que Richelieu, de 1624 à 1642, n’a pas changé et qu’il eut dès le début, suivant le mot de Mignet, « les intentions de toutes les choses qu’il fit ». Après coup, dans ses Mémoires, le cardinal a mis une belle et dramatique unité dans sa vie. En fait, il a été un homme d’État, singulièrement souple et avisé, aux prises avec les difficultés grandes ou mesquines de tous les jours, cherchant à tirer le meilleur parti des incidents et des accidents. Il est impossible de comprendre sa politique intérieure si l’on fait abstraction des mouvements de l’Europe, les fluctuations de sa politique européenne si l’on oublie les grands et les huguenots, ses errements financiers si l’on ne songe à la guerre. Il faudrait étudier son « règne », comme nous avons étudié sa patiente ascension, chronologiquement. Pour la clarté et la brièveté de l’exposition, nous serons obligés d’étudier successivement en lui le ministre d’État, le chef de la coalition européenne contre la maison d’Autriche, l’homme.
II. Richelieu ministre
Une France forte sous un roi puissant, telle est sa conception de l’État. Pour support à cette conception grandiose, il avait sous la main un homme faible, d’intelligence médiocre, mais qui avait au moins une vertu de roi : le sens de l’honneur, de la grandeur de l’État. On a bâti force romans sur la nature des rapports entre Louis XIII et son ministre; les uns ont vu en Louis un simple jouet aux mains du cardinal, les autres ont cru que Richelieu devait chaque jour lutter désespérément pour conserver le pouvoir. En réalité, Richelieu était obligé de ménager la fierté de Louis XIII, le cardinal n’était pas roi; au fond, Louis n’aimait pas cet homme d’Église aux mœurs peu sévères, arrivé au pouvoir par une intrigue florentine, et qui s’y maintenait en frappant ses anciens amis; il se laissa, à deux reprises, arracher la promesse de s’en séparer et ne pleura pas à sa mort; mais il le sentait nécessaire à la France, et il lui sacrifia mère, femme, frère et favoris. On voit admirablement la nature du lien qui attachait Louis XIII à son ministre dans le récit que Saint-Simon (d’après les souvenirs de son père) nous a laissé de la Journée des Dupes (9 novembre 1630). Entre ses devoirs de fils et ses devoirs de roi très-chrétien, Louis n’hésita que quelques heures. Pour raffermir de temps en temps son autorité ébranlée, Richelieu n’avait, par un stratagème singulièrement hardi, qu’à se déclarer fatigué, à menacer le roi de sa retraite.
Les ordres
Noblesse. Autour du roi, les nobles. – On a vu dans Richelieu un ennemi de la noblesse. Idée ridicule, puisqu’il était noble lui-même, très fier de sa gentilhommerie, élevé pour les armes, et toute sa vie plus homme d’épée que d’Église. S’il poursuit le duel avec tant de rigueur, c’est que le duel, surtout tel qu’on le pratiquait alors, amènerait rapidement la disparition de la noblesse et priverait le roi de ses meilleurs soldats. La douleur qu’il a ressentie à la mort de son beau-frère s’ajoute aux raisons d’État. L’ancien marquis de Chillou ne peut s’empêcher d’admirer les duellistes, mais le cardinal-ministre les châtie impitoyablement, du moins quand l’éclat, l’effronterie même de leur faute ne permet plus la pitié (Montmorency-Boutteville et des Chapelles, 1627). S’il réussit à réduire les duels, il n’arriva d’ailleurs pas à les supprimer.
Il veut une noblesse, mais non pas celle qui a fait la Ligue, les soulèvements de la Régence, la guerre des Ponts-de-Cé, et qui fera la Fronde; noblesse turbulente et incapable, avide d’argent et de places, toujours prête à s’allier à l’étranger pour s’avantager dans le royaume. Il veut une noblesse sans châteaux, sans guerres civiles, sans influence politique. Il la veut active, et lui réserve « la plus grande partie des charges militaires, des évêchés et des bénéfices » (Fagniez). Il la veut riche, et cherche à la pousser vers les entreprises commerciales et coloniales, décide que le haut commerce ne déroge pas. Il se heurte, malgré sa puissance, aux préjugés nobiliaires. Il veut raser les places inutiles, « ôter toutes les garnisons particulières des places, augmenter les troupes que le roi avait sur pied, et tour à tour en envoyer dans les places et châteaux particuliers, en les changeant de temps en temps, ce qui ferait que, bien que les gouvernements fussent à des grands, ils le seront plus de nom que d’effet. » Il veut annihiler les pouvoirs de ces gouverneurs qui, ayant vendu leur soumission à Henri IV, sont rois en leur province, tel roi d’Austrasie, tel autre roi des Alpes ou du Languedoc.
À cette politique, la noblesse répond par des révoltes et des complots. Dès 1626, les courtisans, mécontents de ne plus pouvoir piller le trésor à leur gré, trouvent un chef en la personne de Monsieur, frère du roi (Gaston d’Orléans) et (Louis XIII étant malade et sans enfants) roi de demain. Chalais, Ornano, Mme de Chevreuse, les Vendôme, même la jeune reine entrent dans un complot pour détrôner le roi, marier la reine à son beau-frère, assassiner le cardinal. En 1630, à Lyon, d’accord avec l’Espagne, les deux reines et Gaston arrachent au roi moribond la promesse qu’il renverra Richelieu après la paix. Il triomphe à la Journée des Dupes, mais Marie de Médicis intrigue à Bruxelles, Gaston à Nancy. L’invasion de la Lorraine, les condamnations à la prison (le chancelier de Marillac), à l’exil, à la mort (le maréchal de Marillac, par contumace Mme du Fargis, etc.) n’arrêtent pas les complots. Celui de 1632 s’achève en soulèvement provincial : c’est une véritable armée que l’armée royale rencontre à Castelnaudary (1er septembre). Montmorency décapité, la Lorraine de nouveau envahie, la leçon ne suffit pas. Richelieu, malade, faillit être trahi par ses créatures mêmes, comme le chancelier Châteauneuf. Il se releva terrible, fit casser le mariage secret de Monsieur avec la sœur du duc de Lorraine, envoya le roi prendre Nancy. Il gagna le favori de Monsieur, Puylaurens, et relégua Gaston à Blois.
Nouveau complot, en 1640, devant l’ennemi, pour tuer Richelieu au siège d’Arras. En 1641, la reine mère et Bouillon poussent en avant un prince du sang, le comte de Soissons. À la cour, Cinq-Mars, que le cardinal lui-même a placé auprès du roi, trame la plus folle, mais la plus dangereuse des conspirations avec Monsieur, Bouillon, tous les mécontents et l’Espagne. Mourant, ministre d’un roi mourant, Richelieu fait décapiter Cinq-Mars et de Thou à Lyon (12 septembre 1642). Il n’eut pas trois mois entiers de répit entre la répression du dernier complot des nobles et la mort. – Tous ces complots, il importe de le rappeler, ont eu lieu avec le concours de l’étranger, de l’Espagnol, à l’heure où la France était engagée dans une lutte à mort contre la maison d’Autriche; les conjurés traitaient avec Madrid, renonçaient à nos conquêtes, acceptaient, comme au temps de la Ligue, le démembrement de la patrie. La noblesse française se montrait, une fois de plus, incapable d’avoir une politique nationale.
Clergé
Cardinal de l’Église romaine, on pourrait croire que Richelieu fut avant tout un prêtre, dévoué aux intérêts du Saint-Siège. – En réalité, il se sert de son titre de prince de l’Église pour être le chef du clergé de France, il le veut très français, très dévoué au roi. Il le recrute surtout dans la noblesse, dont il est lui-même, afin de lui donner plus d’autorité. Il exige que les évêques résident (il avait donné l’exemple à Luçon), visitent, examinent, réforment. Il ne déteste pas les évêques guerriers (Sourdis, évêque de Maillezais, le cardinal La Valette), qui remplacent la soutane par la cuirasse: lui-même fut général d’armée au pas de Suze, à La Rochelle, à Pignerol. Il voudrait rétablir l’autorité épiscopale sur les réguliers, réduire et réformer les couvents. Pour être le maître des moines comme des prêtres, il se fait élire supérieur général de Saint-Benoît. Mais le pape le valide seulement pour Cluny, refuse pour Cîteaux et Prémontré. Quant aux jésuites, Fagniez dit très bien : « Il les craignait plus qu’il ne les aimait »; il avait trouvé souvent leur main (le P. Monod, le P. Caussin) dans les complots contre sa politique et contre sa vie. Les capucins lui sont plus sympathiques parce que leur chef, le P. Joseph, est son ami; il le laisse constituer une sorte de ministère de capucins, qu’il emploie à des missions diplomatiques, à la lutte contre l’Autriche, au maintien de notre influence dans le Levant.
La politique religieuse est, au fond, d’un gallican. Mais, comme il a besoin de Rome pour sa politique européenne, il refrène les intransigeants du gallicanisme. En 1614, il s’était opposé au tiers dans la question de l’indépendance de la couronne. Sous l’influence du P. Joseph, il imposa brutalement à Richer une rétractation en 1629. Il voyait avec plaisir la Sorbonne condamner le livre de Santarelli et le Parlement attaquer le santarellisme et les jésuites, mais il imposa à ces deux corps une certaine modération dans la forme.
Il espérait, par ses ménagements à l’égard du Saint-Siège, faire passer les hardiesses de sa politique allemande. Ne trouvant pas à Rome l’appui sur lequel il avait cru pouvoir compter, il s’orienta de plus en plus dans le sens gallican. Dans l’affaire du mariage de Gaston, il entra résolument en conflit avec le pape. L’assemblée du clergé, la Faculté, les communautés religieuses, bref l’Église de France se prononça pour l’annulation, posant « en principe que le contrat civil est la matière du sacrement… que celui-ci ne peut exister que si le contrat est valide… » (Fagniez). C’est déjà le principe révolutionnaire, « la laïcisation de l’acte constitutif de la famille ». En 1639, il fit publier le célèbre Traité des droits et libertés de l’Église gallicane. Son désir aurait été d’être légat perpétuel du Saint-Siège en France, d’unir en sa main les pouvoirs spirituel et temporel. Dès 1527, il demandait au pape la légation a latere et la vice-légation d’Avignon; en 1629, à Montauban, il faisait mettre sur les arcs de triomphe, à côté de la couronne ducale, la croix du légat. Il a certainement rêvé d’être patriarche des Gaules; il voulut faire lancer l’idée du patriarcat par Pierre de Marca, mais celui-ci n’osa pas aller si loin. Il brigua également la coadjutorerie de Trèves, pour assurer l’indépendance des évêchés français qui en dépendaient.
S’il voulait être le chef de l’Église gallicane, il prenait très au sérieux son rôle de défenseur de l’orthodoxie. À l’instigation du P. Joseph, il poursuivit les Filles de la Croix de Roye, soupçonnées d’illuminisme (1630). Il fut d’abord en bonnes relations avec Saint-Cyran; mais en 1633 il déféra ses doctrines à Rome, et en 1638 il le fit arrêter, de même qu’un oratorien, le P. Séguenot.
Tiers
Pas plus qu’un ennemi des nobles, Richelieu n’est un ami du peuple. Le rasement des châteaux forts, qu’il confie aux provinces et aux municipalités, a les apparences d’une mesure démocratique : ce n’est qu’un épisode de la lutte contre la noblesse ligueuse. Ce que veut Richelieu, c’est développer les forces vives de la France, et protéger les professions qui contribuent à la richesse nationale. Il aurait certainement voulu réduire les tailles, supprimer les gabelles. En 1626, il demandait « à augmenter les recettes, mais non par nouvelles impositions que les peuples ne sauraient plus porter ». Il était assurément sincère lorsqu’il faisait annoncer par Louis XIII au Parlement de Rennes (1626) une décharge des tailles de 600 000 livres, suivie d’une réduction égale tous les ans pendant cinq ans, dans un lit de justice (1634) une décharge de six millions, et en 1637 une décharge de moitié. Mais il ne put tenir ses promesses et réprima avec la dernière rigueur les insurrections contre l’impôt. Il aurait voulu le peuple moins pauvre, mais il ne le souhaitait pas trop riche, crainte qu’il devint moins soumis. Nous verrons qu’il n’était pas plus d’humeur à tolérer les privilèges du tiers que ceux des nobles. Il avait d’abord pensé à supprimer la vénalité des charges : l’incapacité des nobles à les remplir et des raisons fiscales l’en empêchèrent. Le cardinal-duc n’avait rien d’un bourgeois ni dans son allure, ni dans ses goûts; il n’est pire contresens que de le comparer à Louis XI.
Les huguenots
Richelieu n’était ni sceptique ni foncièrement intolérant. En Poitou, il avait cherché à convertir sans persécuter. Il y a certainement de la véhémence, une véhémence peut-être « un peu artificielle » (Fagniez) dans l’opuscule qu’il publia à Poitiers en 1617 : Les Principaux Points de la foi de l’Église catholique défendus contre l’écrit adressé au roi par les quatre ministres de Charenton. Il s’agissait pour Richelieu de se rappeler à l’attention du roi et de gagner le P. Arnoux. Mais, ministre, il avait déjà écrit ces fermes paroles : « Les diverses créances ne nous rendent pas de divers États; divisés en la foi, nous demeurons unis en un prince au service duquel nul catholique n’est si aveugle d’estimer, en matière d’État, un Espagnol meilleur qu’un Français huguenot… » Lui-même employait des calvinistes dans la diplomatie, dans l’armée; il respectait si bien l’Édit de Nantes que, dans les cercles dévots et à Rome, on le traitait de pape des huguenots et de cardinal de La Rochelle. S’il a cependant combattu les huguenots, c’est pour les mêmes raisons qui l’ont fait combattre les nobles : parce que leurs privilèges politiques limitaient le pouvoir absolu de la royauté. « Il n’est pas question de religion, disait-il, mais de pure rébellion…; le roi veut traiter ses sujets, de quelque religion qu’ils soient, également; il veut aussi, comme la raison le requiert, que les uns et les autres se tiennent à leur devoir… » Ce n’est pas que les huguenots n’eussent des griefs légitimes (construction du Fort-Louis, etc.); mais la révolte de 1625 prit un caractère aristocratique, et elle éclata au moment même où Richelieu avait besoin de toutes ses forces contre l’Espagne; il se contenta cependant de renouveler le traité de Montpellier (paix de La Rochelle, 5 février 1626). La seconde révolte fut plus grave encore, puisque le parti avait l’alliance de l’Angleterre et que la flotte de Buckingham parut à l’île de Ré. Richelieu eut soin de séparer la question politique de la question religieuse en promettant le maintien de la liberté de conscience. Il mena le roi devant La Rochelle, s’improvisa général, amiral, ingénieur, força les Anglais à se rembarquer, ceignit la ville d’une ligne de forts et fit construire par Métezeau la célèbre digue, repoussa un nouvel assaut des Anglais, et entra dans la ville (28 octobre 1628). La criminelle alliance des Rohan avec l’Espagne ne l’empêcha pas (Édit de grâce, 27 juin 1629) de laisser aux protestants la liberté du culte. Pas plus après qu’avant, Richelieu ne les persécuta, malgré la pression que cherchaient à exercer sur lui le P. Joseph et le P. de Bérulle; il employa même Rohan dans les Grisons. Mais, par la force des choses, il avait touché à l’Édit de Nantes, dont les deux parties, la politique et la religieuse, étaient indissolublement unies: la suppression des places fortes, l’abolition des assemblées et des cercles livraient les huguenots sans défense à leurs futurs ennemis. Sans le vouloir peut-être, Richelieu a préparé la Révocation.
Ce qu’il désirait, c’était la réunion des protestants à l’Église. Il cherchait, par des faveurs, de l’argent, des éloges à gagner à cette idée quelques ministres; il aurait ensuite réuni une sorte de colloque, formé d’évêques et de ministres fidèles, qui eût prononcé la réunion.
Le gouvernement
Pour établir le pouvoir absolu de la royauté, Richelieu supprima les dernières de ces grandes charges qui donnaient à la noblesse un semblant de puissance : la connétablie (1627, après la mort de Lesdiguières), et l’amirauté, qu’il racheta de Henri de Montmorency (1626). Les gouverneurs de province, qui sont des nobles, subsistent; mais leur puissance est absorbée par les intendants de justice, police et finances, simple maîtres des requêtes : Richelieu n’a pas, comme on l’a dit, créé cette institution; mais il l’a généralisée et il en a fait largement usage, malgré les résistances des juridictions locales et même des parlements; il en fit des agents directs du gouvernement, centralisant entre leurs mains tous les pouvoirs; quelques-uns de ses intendants, Laubardemont, Laffemas, se sont rendus célèbres par leur vigueur et leur cruauté. Au centre, il constitua fortement le conseil, en écarta les nobles, le peupla de ses créatures, les Châteauneuf, les Bouthillier de Chavigny, les Bullion, les Marillac.
Richelieu avait vu de trop près (1614) les États généraux pour désirer les réunir. Il n’était pas davantage d’humeur à tolérer les velléités politiques des Parlements; il fut en cela soutenu par Louis XIII qui déchira de sa propre main la délibération du Parlement de Paris, refusant d’enregistrer une déclaration contre les complices de Monsieur (1631). En 1641, dans un lit de justice, le roi reprocha au Parlement d’avoir voulu « ordonner du gouvernement de notre royaume et de notre personne », rappela que « nos cours n’ont été établies que pour rendre la justice à nos sujets », et leur commanda d’enregistrer sans examen les édits sur le gouvernement; les remontrances ne seront admises que pour les édits bursaux. – Les États provinciaux, qui existaient encore dans la plus grande partie des provinces, ne furent pas mieux traités. Richelieu voulut leur enlever leurs prérogatives financières et établir en pays d’États le système des élections; des révoltes éclatèrent (Provence, Bourgogne, Dauphiné, Languedoc), qui furent durement réprimées. Les privilèges communaux eux-mêmes portaient ombrage à Richelieu; il profita de la capitulation de La Rochelle pour supprimer sa constitution républicaine. Il en fut de même de Rouen après la révolte des va-nu-pieds.
Tout despote qu’il fût, le cardinal sentait le besoin, pour un pouvoir qui veut être fort, de s’appuyer sur l’opinion publique. À défaut d’États généraux, il aimait à réunir des assemblées de notables : en 1625 et 1626, il fit approuver par ces assemblées sa politique intérieure et étrangère. Il cherchait même à agir sur l’opinion par la voie de la presse, par Le Mercure, par La Gazette, à laquelle collaborait le roi lui-même, par de petites brochures de polémique. Mais le terrible journaliste n’aimait pas qu’il y eût en France d’autres journalistes que lui : « Les faiseurs de livres serviraient grandement le roi et obligeraient bien fort ceux qui sont auprès de lui, s’ils ne se mêlaient point de parler de leurs actions, ni en bien ni en mal… » Dans les circonstances graves, Richelieu savait entrer directement en contact avec la foule : témoin la terrible crise de Corbie (1636) où, les Croates étant à Pontoise, le cardinal haï, menacé, n’hésita pas à traverser Paris en carrosse, et suscita un admirable élan patriotique.
Justice
Le grand crime de Richelieu, c’est d’avoir systématiquement violé les formes tutélaires de la justice. Ce n’est pas que la plupart de ses victimes ne fussent des coupables; mais ils ont été jugés de façon à passer pour innocents, arrachés à leurs juges naturels, jugés par des commissions extraordinaires, jugés sous l’œil du maître, parfois dans la propre maison de Rueil, jugés souvent sans preuves. Lui-même a exposé avec un cynisme effrayant sa théorie de la raison d’État : « En matière de conspiration, il est presque impossible d’en avoir (des preuves) de mathétiques, mais quand les conjonctures sont pressantes, les autres doivent en tenir lieu, lorsqu’on les juge telles… », et encore : « Au cours des affaires ordinaires, la justice requiert une clarté et une évidence de preuves… Mais ce n’est pas de même aux affaires d’État, car souvent les conjectures doivent tenir lieu de preuves… » - Il y a cependant d’excellentes choses dans l’ordonnance qu’il fit rédiger en 1629 par Michel (d’où le nom de code Michau) de Marillac. – Il fit tenir des grands jours à Poitiers en 1634.
Finances
Richelieu, « si bien informé en politique, ne l’était jamais en matière de finances » (d’Avenel). Ses intentions étaient bonnes. Il voulait mettre fin au désordre et au pillage qui duraient depuis le départ de Sully. Il voulait dès 1625 dresser un état des dépenses et des recettes. Aidé par le surintendant d’Effiat, il n’y parvint guère qu’en 1640. Les dépenses de guerre rendaient ces précautions illusoires, faisant monter dès 1634 l’extraordinaire de 30 à 80 millions. Il dut recourir à des expédients : emprunts forcés, taxe des aisés, création de rentes (1626-32-34-39); la dette de l’État passa de 12 à 18 millions de rente. Volé par les financiers, il avait essayé vainement de leur faire rendre gorge au moyen d’une chambre de justice; il arracha à Bullion l’aveu écrit de ses vols; il fit condamner Marillac pour malversations. Mais son incompétence financière le mettait à leur discrétion. Toujours à court d’argent, il fut obligé d’emprunter à son compte personnel pour prendre La Rochelle, et perdit la Valteline faute d’avoir pu envoyer 30 000 écus à Rohan. – Les rébellions contre l’impôt furent constantes. Il fallut Gassion et 4000 hommes pour réprimer la sédition de Normandie. En Guyenne, on tuait les receveurs, une insurrection paysanne éclatait, les régiments refusaient de marcher (1635). Les croquants de Gascogne livraient bataille au duc de La Valette, perdaient 14 000 hommes, et se retiraient à Bergerac, à 5000 ou 6000, avec du canon. « Je ne sais, écrivait alors Richelieu à Bullion, comment vous ne pensez un peu plus que vous ne faites aux conséquences des résolutions que vous prenez dans votre conseil des finances ». Mais il était incapable de réaliser une réforme financière.
Commerce et colonies
Il faisait cependant de louables efforts pour développer la richesse de la nation, reprenant sur ce point l’œuvre de Henri IV. Le code Michau rétablit les édits sur la fabrication des tissus; il encourageait le commerce maritime, réservait le cabotage aux navires français et interdisait aux Français d’employer des navires étrangers. (c’était déjà l’esprit qui dictera à Cromwell l’Acte de navigation), établit la réciprocité pour les marchandises étrangères. « Il n’y a royaume, avait dit Richelieu à l’assemblée de 1626, si bien situé que la France et si riche de tous les moyens nécessaires pour se rendre maître de la mer; pour y parvenir, il faut voir comme nos voisins s’y gouvernent, faire de grandes compagnies… » Cette même année, il poussait à la fondation de celle du Morbihan ou des Cents associés, que le Parlement de Rennes refusa d’enregistrer; en 1627, nouvel échec avec la Nacelle de Saint-Pierre fleurdelysée. Cela ne l’empêcha pas de créer successivement les compagnies du Canada, des îles de l’Amérique, une Compagnie normande (1633, pour le Sénégal), celle de l’Ile Saint-Christophe (1635, réorg. 1642), enfin celle des Côtes orientales de l’Afrique (1642, Madagascar), à la fois compagnie de commerce et société de colonisation, où il entrait lui-même et où il faisait entrer les nobles et les gens en place. Il protégea les explorateurs (Champlain, Desnambuc, Razilly), il favorisa le peuplement des terres neuves (il eut le tort d’interdire aux protestants le séjour du Canada). Il envoie Tavernier en Perse, il signe des traités de commerce avec le tsar, avec le Danemark, même avec le Maroc (1631); il obtient la restitution du Bastion de France (1640).
Marine – armée
« Les compagnies seules ne seraient pas suffisantes, si le roi, de son côté, n’était armé d’un bon nombre de vaisseaux pour les maintenir ». Richelieu veut une marine pour protéger le commerce français contre les corsaires, mais aussi pour enlever à l’Espagne l’empire des mers. Lorsqu’il supprima l’amirauté, il se fit donner à lui-même le titre de grand maître et surintendant de la navigation (1626); il avait été obligé, pour lutter contre La Rochelle en 1625, de demander des vaisseaux à la Hollande et à l’Angleterre. Ne voulant accorder et n’osant refuser le salut aux Anglais, il faisait naviguer nos vaisseaux sous pavillon hollandais. Après le grand siège, il fit visiter nos côtes par d’Infreville et établit des arsenaux au Havre, à Brest, à Brouage. Il avait déjà (dans le Ponant) 90 navires de 600 tonneaux, et fit construire la Couronne de 2000 tonneaux. Sur les galères du Levant, il porta l’effectif des rameurs de 150 à 300 et 400 et créa des vaisseaux ronds.
L’armée n’était pas en moins mauvais état que la marine. Aussi est-ce d’abord par les mains de ses alliés, puis avec des armées étrangères à ses gages, que Richelieu combat la maison d’Autriche. Il rendit les capitaines responsables du recrutement des compagnies, renonça au système vieilli de l’arrière-ban, confia les commandements à des gens sûrs, ses parents (Maillé-Brézé) et ses protégés (Marillac, La Valette). À la fin de son ministère, il obtint déjà des succès militaires; il avait préparé l’armée de Condé et de Turenne.
III. Sa politique étrangère
On aimerait à retrouver dans la politique étrangère du cardinal cette belle unité qu’il y a mise dans ses mémoires : « plus homme d’État qu’homme d’Église », chef de la coalition protestante contre la maison d’Autriche, il veut donner à la France ses frontières naturelles et maintenir l’anarchie allemande.
En réalité, la situation de la France imposait à Richelieu, en 1624, des plans beaucoup plus modestes, une politique purement défensive : garder les clefs des Alpes, garantir la frontière du Nord-Est; pour cela, empêcher les deux branches de la maison d’Autriche de reformer l’empire de Charles-Quint, et maintenir l’équilibre établi à Vervins. De là, l’importance capitale de la question de la Valteline et des Grisons, chemin du Milanais espagnol au Tirol autrichien. Dès juin 1624, il envoyait de Coeuvres comme ambassadeur extraordinaire auprès des Suisses et des Ligues grises; en novembre, devenu maître absolu, il n’hésita pas à entrer en guerre avec Urbain VIII, à transformer de Coeuvres en général, qui s’empare de la Valteline. Il exige du pape que le passage ne puisse être accordé aux Espagnols que contre les Turcs, et avec le consentement du roi très-chrétien; il désavoue le P. Joseph qui voulait transiger sur ce point; il fait approuver par les notables cette politique antipapale, à l’heure même où il défait Soubise. Il noue un faisceau d’alliances protestantes, renouvelle les traités avec les Provices-Unies, marie, malgré les résistances des dévots, la sœur du roi au prince de Galles, beau-frère du Palatin, soutient Mansfeld, pousse Christian IV à entrer dans la lutte. Malheureusement les agitations intérieures le forcent à s’arrêter; s’il désavoue l’alliance signée à Madrid, à l’instigation du parti catholique, par du Fargis, il doit se contenter du traité bâtard de Monçon (1626). Il est ensuite immobilisé par la révolte de La Rochelle et la rupture avec l’Angleterre qui l’empêchent de tirer parti du brillant fait d’armes du pas de Suze (1629).
En Allemagne, son idée de derrière la tête était certainement de dégager la lutte contre la maison d’Autriche de tout élément religieux, de « rompre le faisceau des États catholiques qui, en Allemagne et en Italie, s’unissaient autour de la maison d’Autriche et à les attirer sous le patronage et la direction de la France » (Fagniez). Entre la ligue évangélique et l’empereur, il voudrait constituer un tiers-parti (Savoie, Venise, Électeurs ecclésiastiques, Bavière), dont le chef nominal (Maximilien) eût remplacé les Habsbourg. Ce plan était naturellement caressé par le P. Joseph et par la diplomatie capucine. Mais les tergiversations du Bavarois rejetèrent Richelieu dans le camp protestant; il se contenta dès lors de stipuler, dans ses traités avec les princes luthériens, des garanties pour leurs sujets catholiques.
Il désavoue le traité signé à Ratisbonne par le P. Joseph (qui a cependant empêché l’élection du roi des Romains) au sujet de l’affaire de Mantoue; et par celui de Cherasco il obtient l’investiture du duc de Nevers, l’évacuation de la Valteline, Pignerol (1631). En relations avec Gustave-Adolphe dès 1624, il lui a moyenné en 1629 une trève de six ans avec la Pologne; par le traité de Baerwald (1631), il lui accorde un subside annuel de plus d’un million; le roi de Suède doit entrer en Allemagne avec 30 000 hommes et 6000 chevaux, rétablir les « libertés germaniques » comme avant 1618, garantir les droits des catholiques, respecter la Bavière et la ligue catholique si elles restent neutres. Le génie et les succès foudroyants de Gustave, sa marche hardie sur le Rhin inquiétèrent Richelieu, et la mort de son allié fut peut-être pour lui un soulagement. Mais cette mort devait forcer la France à sortir peu à peu de son attitude défensive, à prendre la tête de la coalition protestante. Comme compensation à cette politique active, Richelieu entrevoyait ces résultats : démembrer les Pays-Bas et mettre Paris à l’abri d’une invasion; détacher complètement les Trois-Évêchés de l’empire, occuper et garder la Lorraine et les places de la Haute-Alsace, étendre notre protectorat sur Trèves, prendre le Roussillon, exercer une influence en Italie par Pignerol et le Montferrat. L’intervention du duc de Lorraine dans les affaires de Gaston lui sert de prétexte; La Force occupe le duché, Saverne et Hagueneau, et Richelieu, dès 1634, protège les places de la Haute-Alsace.
La situation devient très grave après la défaite de nos alliés à Nordlingen. La Saxe, le Brandebourg, Mecklembourg, Brunswick abandonnent la ligue de Heilbronn; la guerre va devenir une lutte nationale : d’un côté, la France et ses alliés, de l’autre, presque toute l’Allemagne autour de l’empire. Richelieu sent que l’heure suprême est venue (1635). Il signe (3 février) un traité d’alliance offensive et défensive avec les Provinces-Unies. À Compiègne (28 avril), la France et la Suède s’engagent à ne pas traiter l’une sans l’autre; Bernard de Saxe-Weimar met à notre disposition ses 18 000 hommes, moyennant 4 millions par an et la promesse d’être landgrave. La Savoie s’unit à nous (Rivolu, juillet). Dès le 19 mai, Richelieu a déclaré la guerre à l’Espagne.
L’infériorité militaire de la France faillit tout perdre (1636, année de Corbie). Le relèvement national (volontaires, 60 000 hommes, défense de Saint-Jean-de-Losne, Gallas rejeté au delà du Rhin) permet à Richelieu de combiner une opération gigantesque : attaquer les Pays-Bas pendant que Baner par la Bohême et Bernard par le Danube marcheront sur Vienne, que le Transylvain Rakoczy et les Turcs envahiront la Hongrie (1637). Baner échoua, mais Bernard prit Brisach (1638). Il mourut, comme était mort son maître Gustave, à l’heure précise où il devenait dangereux pour la France. Ses lieutenants nous cédèrent l’Alsace (traité de Brisach, 9 octobre 1639) dont la conquête fut achevée par Guébriant. En même temps qu’il prenait Arras, Richelieu soudoyait contre l’Espagne les révoltes du Portugal et de la Catalogne; les Catalans choisirent Louis XIII pour leur roi, et Richelieu mourant s’empara de Perpignan. Lorsque le grand prieur des dominicains, chargé par Ferdinand III de faire appel à la conscience de ce prince de l’Église chef des hérétiques, arriva à Paris, le cardinal était mort. – Sa politique étrangère, qui aboutira aux traités de Westphalie, a été à la fois prudente et hardie; il s’est parfois laissé, du premier coup, emporter trop loin, mais il savait reculer, attendre, choisir son heure, profiter des circonstances. Il y a plus de sagesse dans cette politique que dans celle de ses successeurs, moins de cette ambition désordonnée qui deviendra un danger pour l’Europe.
IV. L’homme
Nous connaissons l’aspect physique de Richelieu par l’admirable portrait de Philippe de Champaigne […]. Le cardinal y paraît en pied en pied, superbement vêtu, avec son amour du faste et de l’élégance; le visage fin et long, d’un gentilhomme plus que d’un prêtre, avec la moustache et la barbe en pointe; le nez mince et grand, la bouche railleuse; l’œil petit, mais perçant, avec quelque chose de douloureux; le front vaste, et sur tout cela l’air comédien; le geste à la fois poli et hautain, une main tenant la barrette, l’autre tout ensemble dominatrice et souple, le corps en mouvement, frémissant d’impatience. C’est ainsi qu’il dut parler à Louis XIII, le jour où il lui remontra tout ce qui lui manquait pour être un grand roi, le faisant rentrer en lui-même, menaçant de le quitter, enfin le reprenant par ses manières séduisantes, presque caressantes. De Ph. de Champaigne, nous avons également (à Londres, National Gallery, 798) un curieux tableau, représentant la face et les deux profils, d’ailleurs assez dissemblables, du cardinal.
Il lui fallait déployer toutes ses ressources pour se débattre contre les obstacles. Sa santé d’abord : depuis les fièvres de Luçon, sa tête était « la plus mauvaise du monde ». « Mon mal de tête me tue », écrivait-il en 1621. Il promettait par écrit de faire célébrer à Richelieu une messe tous les dimanches « s’il plaît à la divine bonté, par l’intercession du bienheureux apôtre et bien-aimé saint Jean, me renvoyer ma santé et me délivrer dans huit jours d’un mal de tête extraordinaire qui me tourmente ». À cela s’ajoutèrent des hémorroïdes qui lui rendaient le travail de cabinet extrêmement pénible, une maladie de vessie, enfin des furoncles qui le tuèrent à cinquante-huit ans. Toujours en guerre contre son misérable corps, il soutenait une lutte de tous les instants contre son entourage, contre les indécisions du roi, contre la reine mère, Monsieur, la reine régnante, les favoris, les complots, l’assassinat. Toutes les grandes choses qu’il a faites, ce fut entre une maladie et la menace d’un coup de poignard. Avec cela, impopulaire, haï, seul responsable aux yeux de la foule de toutes les sévérités du règne, ministre détesté de « Louis le Juste ». Il y a quelque chose de vraiment tragique (encore que romanciers et poètes en aient exagéré la sauvage grandeur) dans ses derniers jours : le cardinal-duc et le roi, tous deux mourants, chacun dans un lit, dans la même chambre, gardant tout juste assez de force pour faire couler le sang des traîtres; puis Richelieu porté par ses gardes, aux eaux de Bourbon et à Paris, dans une vraie chambre si vaste qu’il faut abattre les murailles des villes, passant à travers la terreur et la haine, sentant sa mort désirée. Celui qu’il eût voulu pour successeur, le P. Joseph, était mort avant lui : il laissait son fidèle serviteur, Chavigny, un bon travailleur, Sublet du Noyer, et Mazarin.
Un tel homme était-il accessible à la tendresse? Ses apologistes ont été jusque-là. En réalité, c’était un caractère âpre et dur, sans scrupules comme sans faiblesse. Il a écrit des phrases comme celles-ci : « Un homme de grand cœur ne doit jamais refuser un parti douteux, quand il y a apparence qu’il puisse réussir… En tel cas, la retenue et la prudence est criminelle, et la témérité vertu », et comme celle-là : « Il fallait lors acheter les moments non seulement au prix de l’or, mais du sang des hommes ». La seule détente qu’il se permît parfois, c’était le rire : les gambades folles quand il apprit sa promotion au cardinalat, les facéties de Boisrobert. Il ne faut pas voir en lui un saint de désintéressement. Il a aimé l’argent comme le pouvoir et l’a poursuivi de la même passion âpre. S’il est moins avide que la plupart de ses contemporains et que son successeur, s’il a refusé une pension de 20 000 écus, 40 000 de l’amirauté, 100 000 de droit d’amiral, 1 million que lui offraient les partisans, il a, dès 1617, un revenu de 25 000 livres en biens-fonds et autant en bénéfices; en 1642, il laisse en terres 200 000 livres de rente et il a collectionné des abbayes (Coursay, Redon, Pontlevoy, Ham, Cluny, Marmoutiers, Saint-Benoît, La Chaise-Dieu, Saint-Arnoul de Metz, etc.) jusqu’à 500 000 écus de rentes, plus de 100 000 écus de pensions, plus le gouvernement de la Bretagne, qui vaut 100 000 écus, etc. Mais il ne thésaurise pas, il dépense, dépenses d’apparat et de gloire : dot à sa nièce d’Aiguillon, à sa nièce de Maillé; constructions superbes à Paris : le Palais-Cardinal, magnifique parure dont il enveloppe orgueilleusement sa chambre natale (ancien hôtel de Rambouillet); la Sorbone qu’il reconstruit et qu’il augmente d’une chapelle où il se fit ensevelir (son monument par Girardon); à Rueil, à Richelieu, où il édifie toute une ville, avec jardins, eaux jaillissantes, pour y enchâsser le modeste manoir des du Plessis; dépenses pour se constituer un duché : il achète l’Ile-Bouchard à La Trémouille, échange Chinon au roi, Champigny à Monsieur. Il sait donner, pour la politique, pour les lettres. Il offre au roi (dès 1636) le Palais-Cardinal, sa « chapelle de diamants », et son « grand buffet d’argent ciselé ».
Il était très vaniteux et tenait à ses nombreux titres : duc de Richelieu et de Fronsac, pair, commandeur du Saint-Esprit, gouverneur de Bretagne, grand maître de la navigation, etc.
Était-il avide encore d’autres jouissances? A-t-il eu des relations intimes avec Marie de Médicis, avec la duchesse d’Aiguillon sa nièce, avec Marion de Lorme? « Il n’est pas douteux, dit Avenel, que… les bruits dont s’amusaient les ruelles et qu’ont propagés les chroniques scandaleuses sur ses mœurs peu sévères n’aient eu quelque fondement. » Du moins l’histoire de son amour pour Anne d’Autriche est-elle pure légende.
Ce cardinal, très peu prêtre, n’était pas un homme sans religion. Si le P. Joseph eut sur lui tant d’influence, c’est un peu comme confesseur et directeur. Ce grand esprit n’était pas inaccessible à la dévotion ni à la superstition : on l’a vu vouer une messe à saint Jean son patron pour guérir ses migraines; dans la crise de 1636, il voua la France à la Vierge; il vit dans la délivrance de Saint-Jean-de-Losne l’accomplissement d’une prophétie d’une calvairienne; il se laissa prendre aux alchimistes, il crut aux sorciers (il y a autre chose que de la politique et de la rancune dans l’affaire d’Urbain Grandier). Persuadé que la Providence intervient dans les affaires du monde, il n’hésite cependant pas à se servir de son caractère sacré pour des fins purement humaines. Quelques jours avant l’exécution de Chalais, il officie lui-même devant le roi, la reine et Monsieur, il leur fait un sermon sur l’eucharistie, et, avant de leur donner la communion, menace Gaston d’«une seconde descente du grand Dieu sur sa personne, non en manne comme celle d’aujourd’hui, mais en feu et en tonnerre». S’il n’a pas dit « Je couvre tout de ma soutane rouge », il l’a pensé.
Le cardinal revit dans de nombreuses œuvres d’apologétiques et de controverse : les Ordonnances synodales de 1613, la réponse Aux quatre ministres de Charenton (Poitiers, 1617); l’Instruction du chrestien ou Catéchisme de Luçon (Avignon, 1619), et ses deux œuvres posthumes, le Traité de la perfection du chrestien (1646) et le Traité qui contient la méthode la plus facile et la plus asseurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église (1651). Soucieux de la postérité, très accessible à la vanité littéraire, Richelieu écrivait beaucoup, et dictait beaucoup à ses secrétaires (Charpentier et autres); avant d’agir, il rédigeait des notes sur ses desseins. Aussi avons-nous de lui son Testament politique (Amsterdam, 1633), dont Voltaire a vainement contesté l’authenticité; ses Mémoires (1823; un fragment paru en 1730), où il s’est drapé devant l’avenir; son Journal de 1630-1631 (Paris, 1645). Avenel a publié ses Lettres (8 volumes des Doc. inéd.); Hanotaux, ses Maximes d’État (même collection). Le cardinal y paraît tour à tour précieux, maniéré, guindé quand il veut faire du style, grand écrivain quand il s’oublie pour ne songer qu’à la politique. Il se croyait grand écrivain toujours, et surtout grand auteur dramatique. On sait qu’il faisait travailler cinq auteurs à des pièces (Les Tuileries, La Grande Pastorale, Mirame) qu’on n’applaudissait qu’en sa présence. Il fut certainement jaloux des succès de Corneille, et à peine avait-il créé l’Académie française (1635) qu’il la chargeait de critiquer Le Cid. - [Sur Richelieu auteur dramatique et sur la querelle du Cid, voir la note qui suit cette notice. L'Enc. de L'Ag.]
On a jugé très diversement Richelieu. On l’a loué d’avoir porté un coup terrible à la féodalité. On l’a accusé d’avoir renversé l’antique constitution française. Toujours est-il qu’il avait le droit de dire en mourant : « Je n’ai eu d’ennemis que ceux de l’État ». Il est impossible d’énumérer les œuvres littéraires qu’il a inspirées. Citons seulement la Marion Delorme de Hugo et le Cinq-Mars de Vigny."
H. Hauser, article «Richelieu» de La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Réalisée par une société de savants et de gens de lettres sous la direction de MM. Berthelot, Hartwig Derenbourg, F.-Camille Dreyfus [et al.]. Réimpression non datée de l'édition de 1885-1902. Paris, Société anonyme de «La grande encyclopédie», [191-?]. Tome vingt-huitième (Rabbinisme-Saas), p. 641-648.
Richelieu a-t-il persécuté Corneille?
M. Batifol s’attache à détruire la légende qui veut que Richelieu, jaloux du succès du Cid où il aurait vu l’exaltation des Espagnols et du duel, ait persécuté Corneille. En examinant les papiers du Cardinal et à l’aide des faits du temps, mieux connus, il apparaît que Richelieu, grand seigneur, très intelligent, a aimé le théâtre, mais être lui-même, ainsi qu’on le prétend, auteur dramatique; que, trop préoccupé par la situation intérieure et extérieure de la France, il n’eut certainement pas le loisir de suivre de près la querelle du Cid. La pièce, jouée avec un si éclatant succès, fut donnée deux fois sur le théâtre particulier du Cardinal et valut à son auteur l’anoblissement et une pension. En réalité, le consentement que Boisrobert, l’intendant des menus plaisirs de Richelieu, enleva à son maître, devint un ordre aux yeux de l’Académie, qui rédigea alors Les sentiments de l’Académie sur le Cid; Richelieu les lut et s’attacha à les adoucir autant qu’il put; ce fut lui enfin qui arrêta la polémique, de plus en plus envenimée, et dès lors il ne cessa pas ses bonnes relations avec Corneille. Ainsi cette légende, née du récit de Pellisson, dans l’Histoire de l’Académie, parut en 1653, connut le succès à cette date, parce qu’elle flattait ceux qui attaquaient si violemment le souvenir du Cardi