Alcibiade
«Il était, raconte Plutarque, dans sa première jeunesse lorsqu'il alla à l'expédition de Potidée. Tant qu'elle dura, il logea dans la tente de Socrate, et ne le quitta jamais dans les combats. À une grande bataille qui se donna, ils se conduisirent tous deux très vaillamment; et Alcibiade ayant été renversé d'une blessure qu'il avait reçue, Socrate se mit devant lui, et le défendit avec tant de courage à la vue de toute l'armée, qu'il empêcha les ennemis de se rendre maîtres de sa personne et de ses armes. Le prix de la valeur était incontestablement dû à Socrate; mais les généraux ayant témoigné le désir d'en déférer l'honneur à Alcibiade, à cause de sa haute naissance, Socrate, qui voulait augmenter en lui son émulation pour la véritable gloire, fut le premier qui rendit témoignage à sa bravoure, qui demanda qu'on lui adjugeât la couronne et l'armure complète. À la bataille de Délium, qui se donna longtemps après, en 424, les Athéniens ayant été mis en fuite, Socrate se retirait à pied avec quelques autres soldats: Alcibiade était à cheval; et le voyant dans cet état, il ne voulut pas s'éloigner de lui; mais se tenant toujours à ses côtés, il le défendit courageusement contre les ennemis, qui poursuivaient les fuyards et en tuaient un grand nombre.»1 (Suite)
Pendant ce temps, Alcibiade s'efforçait de miner la paix entre Athènes et Sparte, conclue par Nicias, son grand ennemi. Cette politique eut pour conséquence la défaite de Mantinée en 418.
En 417, Alcibiade est élu stratège. En 415, la campagne contre la Sicile, dont il fut le principal instigateur, est déclenchée. Au moment précis où la flotte athénienne quittait le Pirée, on apprend que les Hermès, statues que l'on trouvait devant les temples et certaines maisons privées, avaient été décapitées et mutilées. Un groupe de jeunes en état d'ivresse aurait été à l'origine de cette profanation, à laquelle on associa le nom d'Alcibiade. Alors qu'il était encore en campagne contre la Sicile, Alcibiade fut rappelé à Athènes pour y être jugé. Se sachant déjà condamné, il se réfugia à Sparte où il complota contre les siens. Ayant indisposé les chefs spartiates par l'éclat des services qu'il rendit à leur cité, il se réfugia ensuite auprès de Tisapherne, satrape du roi de Perse. Alcibiade rentre triomphalement à Athènes en 408. Il est élu stratège. Il rend de grands services à sa patrie puis retourne en Perse où il est assassiné, sur les ordres des Spartiates.
Voici le jugement du Thucydide sur la responsabilité d'Alcibiade dans la guerre contre la Sicile, puis un passage de l'Alcibiade de Platon qui aide à comprendre la nature de l'attachement de Socrate pour le «beau fossoyeur» d'Athènes:
«XV. Tel fut le discours de Nicias. Les orateurs qui lui succédérent à la tribune parlèrent pour la plupart dans le sens de la guerre et du maintien du vote précédent ; quelques-uns furent d'avís contraire. Mais le plus ardent promoteur de l’entreprise fut Alcibiade, fils de Clinias. Il y était porté par antagonisme contre Nicias, son adversaire politique, et aussi parce qu'il venait d'être désigné d'une manière offensante. D'ailleurs il ambitionnait un commandement qui devait amener la conquête de la Sicile et de Carthage, en lui procurant à lui-même des richesses et de la gloire. Jouissant de la considération publique, il portait ses vues fort au-dessus de sa condition , et dévorait son patrimoine en chevaux et en autres prodigalités. Cet homme fut un des principaux auteurs de la ruine d'Athènes. Bien des gens, alarmés du luxe effréné qu'il déployait dans sa manière de vivre , et de 1'audace qui perçait dans toutes ses conceptions , prirent de 1'ombrage contre lui , et le soupçonnèrent d'aspirer à la tyrannie. Aussi, quoiqu'il eut fait comme général les meilleures dispositions stratégiques, l’animosité qu'inspira sa conduite privée fut cause qu'on lui substitua d'autres chefs , qui ne tardèrent pas à mener la ville à sa perte. En cette occasion, il parut devant le peuple et parla en ces termes:»2 (Suite)
Platon et Plutarque sont moins sévères que Thucydide pour Alcibiade, ils ont pour lui la même indulgence que le peuple athénien. Son ambition, sa démesure dans la vanité comme dans les plaisirs, loin de lui voiler la sagesse de Socrate, la lui faisait paraître plus belle et plus désirable. Son amitié pour Socrate rappelle ce que sera plus tard celle d'un sage, La Boétie, pour un autre sage, Montaigne. C'est dans le dialogue consacré cette amitié, L'Alcibiade, que Platon trouvera les accents les plus inspirés pour parler du thème le plus cher à Socrate, le connais-toi toi-même.
(J.D.)
1. PLUTARQUE, Les vies des hommes illustres, traduction de Ricard, Furne et Cie., Paris, 1840
2. THUCYDIDE, Histoire de la guerre de Péloponèse, traduction de E.-A. Bétant, Paris, Librairie Hachette et Cie., 1878, p. 325